Atelier de Mme B. Thuillier
L'atelier de Mme B. Thuillier est une entreprise familiale de colorisation au pinceau de pellicules de film avant l'utilisation du pochoir.
Fondé par Élisabeth Thuillier née Aléné (1841-1907) et reprise par sa fille Berthe (1867-1947), l'atelier se situait dans le 7e arrondissement de Paris au 87, rue du Bac où les employées colorient à la main les films de celluloïd et diapositives photographiques. Elles travailleront beaucoup avec le réalisateur Georges Méliès et sa société la Star Film.
Biographie des Thuillier, mère et fille
Élisabeth Aléné nait à Guénange en 1841. Elle est l'une des sept enfants d'une famille agricole de religion catholique. En compagnie de trois frères et sœurs plus âgés, elle déménage à Paris vers 1848-1850, au moment des migrations massives vers les villes causées par les révolutions de 1848 et l'épidémie de choléra de 1846-1860[1]. Elle travaille comme cuisinière et comme domestique, avant d'être embauchée par A. Binant, un marchand d'art et marchand de fournitures d'art.
Élisabeth Aléné donne naissance à deux enfants en 1864 et 1865, qui meurent peu après sans mention du ou des pères dans les registres officiels. En 1867, elle a un troisième enfant, Marie-Berthe (dite Berthe), avec Jules Arthur Thuillier de Forceville-en-Vimeu (1846-1875). Ce dernier reconnait l'enfant, mais ne se marie avec Élisabeth Aléné qu'en 1874. Il meurt l'année suivante, ne laissant aucune fortune à sa femme. C'est probablement à cette époque qu'Élisabeth Aléné se lance en affaires comme coloriste pour la photo et le cinéma[1].
En 1888, à vingt-et-un ans, Berthe Thuillier épouse Eugène Boutier, étudiant en sculpture (il avait exposé un buste de « Mlle BT », probablement sa future épouse, au Salon de l'Académie des Beaux-Arts l'année précédente). Le couple vit au sein de la communauté artistique parisienne à Montmartre. Berthe Thuillier travaille comme photographe, fait inhabituel pour une femme du XIXe siècle. En 1889, elle donne naissance à une fille, Georgette, se sépare de son mari en 1902 et obtient le divorce en 1906[1].
La santé d'Élisabeth Aléné décline et elle décède le (l'année 1904 est pourtant indiquée sur la pierre tombale).
Vers 1922-1924, devenue veuve, sa fille, Berthe Thuillier, épouse en seconde noce l'avocat Eugène Beaupuy. Elle déménage à Forceville-en-Vimeu, où ses deux parents sont enterrés, et y vit jusqu'à sa mort en 1947[1].
Travail de coloriste
Dès 1897, Élisabeth Aléné travaille dans la coloration des diapositives pour les lanternes magiques et pour des travaux photographiques.[2] Berthe Thuillier la rejoint en 1887, à l'âge de dix-neuf ans, et continue comme chef de la main-d'œuvre après la mort de sa mère (en 1907)[3]. L'industrie cinématographique est encore nouvelle, et n'occupe que la dernière place dans la notice imprimée de l'Exposition universelle de Paris en 1900. La longueur de l'annonce publicitaire d'Élisabeth Aléné reflète cependant l'étendue de son activité[4] :
Couleurs et coloration. Matières premières pour la teinture. Photographies négatives et positives, sur papier, sur verre, sur soie, sur cuir, sur parchemin celluloïd. Tirages stéréoscopiques sur verre, lames colorées. Photochromie et photographies couleur artistiques. Coloration de film pour la cinématographie[4].
Le jury de l'Exposition de 1900 lui décerne une médaille de bronze[4].
L'atelier Thuillier emploie plus de 200 employés, toutes des femmes. Dans une interview de 1929, Berthe Thuillier se souvient des nuits passées à sélectionner des couleurs et à essayer des échantillons.[3] Elle décrit ses couleurs comme des colorants aniline « fins », créant des tons transparents et lumineux. Ces colorants sont d'abord dissous dans l'eau puis dans l'alcool. Chaque ouvrière se voit attribuer une couleur unique, teintant des parties spécifiques de chaque image avant de passer le film à la coloriste suivante sur la chaine de montage[3]. Certaines zones à colorer sont si petites qu'un pinceau ne contenant qu'un seul crin de cheval est utilisé[5].
L'atelier Thuillier utilise quatre colorants de base : orange, bleu-vert proche du cyan, magenta et jaune vif. Ceux-ci peuvent être mélangés pour créer d'autres couleurs. Les tons produits changent également en fonction de la nuance de gris du film en-dessous. Certains films utilisent plus de vingt couleurs distinctes, et tout le travail est fait à la main. L'atelier est situé dans le 7e arrondissement de Paris au no 40 de la rue de Varenne ; vers 1908, il déménage dans un autre bâtiment à proximité, au no 87 de rue du Bac.
Selon Berthe Thuillier, l'atelier produit environ 60 copies en couleur de chaque film. Pour 300 mètres de pellicule coloriée à la main, le coût est d'environ 6 à 7 000 francs par copie[6].
Clients et partenaires
L'atelier Thuillier réalise tous les travaux de coloriage des films de Méliès de 1897 à 1912[7], y compris les copies destinées à l'international (exemple : la société de distribution américaine Selig Polyscope expédie ses copies en France pour être colorés par les ouvrières de l'atelier Thuillier[7]).
L'atelier Thuillier travaille également avec Pathé, de 1898 à 1912 environ[3]. En 1906, un accord d'exclusivité manque d'être signé, mais il est annulé lorsqu'il est établi que l'autorité doit être partagée avec une certaine « Mme Florimond » dont le mari travaille à un poste clé[7]. L'atelier Thuillier travaille également avec le cinéaste expérimental Raoul Grimoin-Sanson, selon ses mémoires (assez peu fiables[3]).
L'atelier Thuillier est également lié à Julienne Mathieu et Segundo de Chomón, couple d'artistes du premier cinéma (elle est actrice, coloriste et truqueuse ; il est réalisateur et truqueur). Entre deux engagements au théâtre, Julienne Mathieu est employée à l'atelier Thuillier, et y occupe une position de superviseure selon certaines sources[8]. Elle initie son mari à ces techniques nouvelles, et fonde avec lui un atelier concurrent à Barcelone. Ils se spécialisent dans la colorisation par pochoir (procédé Pathéchrome) et récupèrent de nombreux contrats avec Pathé.
Reconnaissance
La méthode de peinture à la main de l'atelier Thuillier est lente et coûteuse, et l'industrie du cinéma la remplace par l'utilisation de pochoirs, plus efficace pour les copies multiples.[2] Le dernier client important de l'atelier Thuillier est Georges Dufayel[6], qui possède les Grands Magasins Dufayel où se trouve un cinéma et des attractions. Dans son entretien de 1929, Berthe Thuillier « s'indigne » de la disparition de son art[6].
En décembre 1929, elle est invitée à un gala donné en l'honneur de Méliès à la salle Pleyel[9]. Plusieurs films sont projetés, dont Le voyage dans la Lune. À cette occasion, des travaux de restauration des couleurs « extrêmement délicats » sont entrepris par deux « élèves » de l'atelier Thuillier, selon le magazine Cinéa[10], mais les archives indiquent que la coloration est réalisée par un laboratoire cinématographique parisien, les Ateliers Fantasia (cependant, les deux femmes citées dans le magazine peuvent avoir travaillé pour cet atelier et avoir été formées à l'atelier Thuillier)[3]. Les négatifs originaux étant détruits, les coloristes enlèvent la couleur des anciennes copies positives des films, créent de nouveaux négatifs, ainsi que de nouveaux positifs, et les recolorient[10]. Berthe Thuillier précise à la presse que, si elle avait eu suffisamment de temps, elle aurait fait le travail elle-même[6]. Dans son discours de gala, Méliès remercie nommément Berthe Thuillier, et parle d'elle comme une « artiste éminente » qui a fait son travail avec un « remarquable talent »[9]. Le public applaudit et lance des « bravo »[11].
Références
- (en) Salmon, Stéphanie & Jacques Malthête, « Élisabeth and Berthe Thuillier », dans Jane Gaines, Radha Vatsal & Monica Dall’Asta, Women Film Pioneers Project, New York, NY, Columbia University Libraries, (DOI 10.7916/d8-734m-kr16, lire en ligne)
- (en) Joshua Yumibe, « French Film Colorists », dans Jane Gaines, Radha Vatsal & Monica Dall’Asta, Women Film Pioneers Project, New York, NY, Columbia University Libraries, (DOI 10.7916/d8-7zt2-9e47, lire en ligne)
- (en-US) « Élisabeth and Berthe Thuillier », sur Women Film Pioneers Project,
- Toulet, Emmanuelle, « Le cinéma à l'Exposition universelle de 1900 », Revue d'histoire moderne et contemporaine, , XXXIII: 182–183 (lire en ligne)
- (en) Kizirian, Shari, « The Color of Silents », sur Fandor.com,
- Mazeline, François, « Mme Thullier nous rappelle… le temps où le cinéma ne manquait pas de couleurs », L'Ami du Peuple, , p. 34–36 (lire en ligne)
- (en) Joshua Yumibe, Moving Color : Early Film, Mass Culture, Modernism, New Brunswick, N.J., Rutgers University Press, , 192 p. (ISBN 978-0-8135-5298-9, lire en ligne), p. 84,166
- « Des trésors de films dans le domaine public. Europa Film Treasures - La Revue des Ressources », sur www.larevuedesressources.org (consulté le )
- Georges Méliès, « Allocution au gala », sur La Cinémathèque québécoise,
- « L'activité cinématographique », Cinéa, no 26, (lire en ligne)
- Maurice Bessy et Lo Duca, Georges Méliès, mage, Paris, Prisma, , p. 194
Liens externes
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