Polis
En Grèce antique, la polis (en grec ancien πόλις / pólis ; « cité » dans l'étymologie latine « civitas » ; au pluriel poleis) n'est pas une cité-État, le mot « État » étant anachronique, mais une communauté de citoyens libres et autonomes[1], le corps social lui-même, l'expression de la conscience collective des Grecs[2]. Dans la pensée grecque antique, la cité représente avant tout une structure humaine et sociale, et non une organisation administrative : il n’y a pas d’État indépendamment d’une communauté humaine concrète[3]. C’est la raison pour laquelle les cités sont désignées, dans la langue grecque, par le nom de leur peuple : la cité d'Athènes n'existe pas en tant que telle, on parle de la « cité des Athéniens », tout comme Sparte est la cité des Lacédémoniens.
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Selon la formule d’Aristote dans le Politique, la cité est une communauté (κοινωνία) « d'animaux politiques » réunis par le choix (προαίρεσις) non pas seulement de vivre ensemble mais de « bien vivre », εὖ ζῆν, en vue d’une vie parfaite et autarcique[4]. Cette vie commune et parfaite est assurée d’abord et surtout par « la vertu de justice, vertu politique par excellence »[5], (ἡ δικαιοσύνη πολιτικόν), et consolidée par la référence à un même passé mythique, à des héros communs, à des rites et des lois intégrées et partagées.
Le caractère autonome de ces cités a été favorisé par le relief accidenté du pays (reliefs de type alpin ; forte activité tectonique), entravant les communications, et renforçant ainsi l'autarcie des cités. Toutefois aucun déterminisme géographique n'explique cette structure originale. Sa formation est un processus long et complexe.
La notion de polis peut ainsi recouvrir trois réalités superposables et peut apparaître comme :
- une donnée sociale, comprise comme une communauté d'ayants droit, libres et autonomes, fortement structurée : le corps des citoyens. La polis est alors comprise comme une entité politique et même comme le cadre de l'émergence du politique ;
- une donnée spatiale, un site qui noue de manière insécable une ville à son territoire et un écosystème. La polis est alors comprise comme une entité physique ;
- un État souverain, doté de pouvoirs régaliens, qui joue un rôle sur la scène internationale[6].
Émergence, genèse et formation des cités
Définir le moment historique qui a vu l'apparition de l'organisation poliade est un objet de débat pour les historiens[7].
Jusqu'au XIIIe siècle av. J.-C., les palais mycéniens dominent la Crète, et représentent la forme la plus achevée de civilisation en Grèce. Puis ces éléments caractéristiques de la civilisation dite palatiale, disparaissent pour laisser la place à une civilisation mal connue des historiens, qualifiée de siècles obscurs. Le processus poliade a été sans doute amorcé dès cette époque, entre le Xe et le XIe siècles, plus particulièrement en Asie Mineure.
Cependant, Henri Van Effenterre, citant le cas de la ville de Gortyne, soutient que la polis existait dès l'âge du bronze et que cette organisation a coexisté avec la société palatiale[8]. D'autres historiens n'accordent le titre de polis qu'aux organisations du VIe siècle.
C'est au VIIIe siècle av. J.-C. que des villes apparaissent, qui semblent dominer un terroir, où se soudent une communauté et dont la souveraineté est affirmée. Mais ce processus, entamé vraisemblablement dès les siècles obscurs, ne devait connaître son achèvement qu'au VIe siècle, avec la formulation généralisée des droits et devoirs des citoyens.
Facteurs de l'émergence
Les cités se construisent lentement, par synœcisme, l'association de plusieurs villages proches en un centre commun. Souvent ce lieu est dominé par une colline, qui devient forteresse (acropole). L'évolution est différente selon chaque cité.
La transmission par héritage du terroir provoque des inégalités, des tensions, dans un modèle encore peu affirmé. C'est une des causes du mouvement de colonisation qui apparaît au milieu du VIIIe siècle av. J.-C. Des Grecs partent d'Eubée, puis de l'ensemble de l'espace grec, pour aller fonder des cités, comme à Massalia (colonie de Phocée), Cyrène. À chaque fois, un centre urbain émerge. Les cités sont totalement indépendantes mais se reconnaissent d'une même culture. Cette lente formation est restituée par les récits homériques, qui ont évolué à travers le temps et renvoient à un cadre matériel mycénien et des structures politiques des siècles obscurs.
Organisation des cités
Le territoire était divisé en trois entités : l’astu, avec les édifices publics et l'habitat, la chora, qui réunissait les villages (nommés komai) ainsi que les terres arables. La troisième et dernière unité est l’eschatia, région couvrant les montagnes et les terres de mauvais rapport. Les remparts marquaient la limite entre agglomération et campagne. Ils avaient une valeur symbolique de puissance et d'indépendance. Dans les cités qui se trouvaient à proximité de la mer, il y avait aussi parfois la paralia, c'est-à-dire la côte et le port. L'ensemble constituait le territoire poliade.
La cité grecque se distingue de ses voisines mésopotamiennes par la présence d'une agora, mais tout comme elles, elles possèdent un territoire étendu, un rempart, des habitations… La cité est une double entité constituée de la ville et de la campagne. Balisée par des temples et sanctuaires la campagne représente un moyen de survie indispensable pour la ville. La cité grecque est un groupe de villageois qui délimitent un territoire commun, croient aux mêmes dieux et respectent les mêmes lois et la même constitution qui évolue continuellement.
Le programme urbain des poleis
Une cité n'avait pas toujours de centre urbain, comme Sparte. Celui-ci était souvent établi selon des axes de circulation, comme à Megara Hyblæa, voire selon un plan en damier (Le Pirée), plus évolué et plus tardif, que la tradition attribue à Hippodamos de Milet. Il contenait une forteresse (acropole) parfois à l'extérieur et une place du marché (agora). Cette dernière était le centre de la cité, y réunissait tous ses caractères : politiques, religieux et commerciaux, à tel point que son absence marquait pour Aristote un trait de barbarie. L'Acropole avait une fonction religieuse, elle était fortifiée, mais n'est plus le siège du pouvoir politique depuis le VIe siècle av. J.-C.. Au Ve siècle av. J.-C., certaines sont abandonnées, transformées en poste de garde.
L'organisation politique
L'émergence du système poliade est concomitante avec de nouvelles formes de vie politique où dominent la parole et la publicité des débats[9].
Chez Aristote, l'organisation de la cité est diverse, mais relève de trois principaux types de constitutions : l'oligarchie, la tyrannie et la démocratie, par ordre d'apparition. Ceux-ci évoluent, le but étant pour les Grecs de définir la meilleure politeia, concept qui allie la citoyenneté au mode d'organisation de la cité, deux choses sensiblement liées pour les Grecs.
La vie politique a lieu sur la place publique et dans le théâtre où la justice est rendue par des jurés tirés au sort. Sur l'exemple d'Athènes de nombreuses cités organisent leur vie politique de la même manière : la Boulè (en grec ancien Βουλή, aussi transcrit Boulê, assemblée de citoyens) décide des lois et les Prytanes (ou πρυτάνεις) veillent à leur application.
Durant la période hellénistique, l'attention des citoyens se porte moins sur la politique extérieure sous autorité royale. Désormais, les débats traitent de la politique intérieure, et on assiste à l'émergence de nouvelles préoccupations telles que le confort urbain, la venue de médecins publics…
Les institutions des cités sont calquées sur le modèle athénien : réunion dans le théâtre, école pour les citoyens financée par la cité, développement des gymnases. Le théâtre joue un rôle important pour recevoir du monde lors des manifestations culturelles. Lors de la période hellénistique, le théâtre et le gymnase sont également les lieux du culte du roi et des divinités orientales.
Selon le modèle athénien classique : chaque année, l'Ecclésia (assemblée de citoyens) tire au sort 500 citoyens qui constituent la Boulè, qui a la charge de préparer les lois et séances des prochaines assemblées. Elle désigne aussi les membres d'un tribunal appelé l'Héliée, composé de 6 000 citoyens chargés de rendre la justice. Parallèlement, chaque année, dix stratèges sont élus afin de diriger la politique de la cité et de commander l'armée pendant que les archontes (tirés au sort) s'occupent de la vie religieuse de la cité. Cependant, ce modèle de démocratie directe athénienne n'est pas propre à toutes les cités et reste rare. De plus, la vie civile et politique ne s'adresse qu'aux citoyens, et pas aux femmes, esclaves ni métèques (étrangers), et ne concerne par conséquent qu'une partie de la population d'Athènes.
Évolution de la cité grecque
Chaque cité se distingue par un panthéon différent, une politeia différente. La connaissance de la variété des organisations politiques, de l'éducation, des croyances religieuses reste vague et limitée aux cités les plus célèbres et les plus influentes, dont Sparte et Athènes, très différentes.
À l'époque classique
« La cité grecque est une communauté de citoyens entièrement indépendante, souveraine sur les citoyens qui la composent, cimentée par des cultes et régie par des lois », André Aymard.
Comme le remarque François Ruzé dans son ouvrage Délibération et pouvoir dans la cité grecque, la vie politique de la Grèce antique accorde une grande place à la parole et au débat, contrairement à la vie politique actuelle, où les échanges ne sont qu'interposés par les médias. C'est pourquoi l'Agora constitue le noyau de la cité et rythme sa vie sociale en accueillant la majorité des institutions politiques, ainsi que parfois des édifices religieux et des statues en l'honneur des héros de la cité. Dans ce lieu de réunion et de vie, les citoyens se réunissent et débattent, et certaines écoles de philosophie s'y implantent même à l'image de l'école du portique.
À l'époque hellénistique
Les poleis se sont affaiblies. Du moins, telle fut l'analyse qui prévalut pendant longtemps parmi les historiens. Cependant, comme le remarque Claire Préaux, « on a dit que la cité grecque était morte à Chéronée. […] Ce qui est mort à Chéronée, c’est le rêve d’un empire athénien tandis que naissait une expansion de la culture de la cité grecque »[10]. Plus loin, pour l'historien Richard Billows, la période hellénistique constitue même « une période centrale dans la vie des cités »[11].
Il existe cependant différents degrés de liberté et d'autonomie dans les créations poliades d'Alexandre et des diadoques. Alexandre donne la liberté quand ses successeurs la garantissent. Le thème de la « liberté des Grecs » peut aussi, à l'occasion, devenir un thème de propagande. Les cités peuvent voir leurs magistrats principaux nommés par les souverains, se voir imposer des garnisons ou des impôts extraordinaires (comme l'impôt galatique).
Les cités conservent la plupart de leurs institutions — comme le serment de l'éphébie à Athènes —, leur traitement des étrangers, le service rendu aux citoyens. Les magistrats sont souvent, comme à l'époque classique, nommés ou élus. Certains mécènes cumulent parfois plusieurs fonctions. Reste que l'expansion géographique et quantitative du phénomène poliade est sans précédent depuis la période de colonisation archaïque.
Le principal changement se mesure en réalité dans la politique extérieure des cités qui, sur ce point, perdent une large part de leur autonomie quand elles gagnent en sophistication dans la gestion des affaires internes et dans la culture, la vie civique et les aménagements urbains.
Une des principales questions qui agitaient les cités fut celle de l'approvisionnement, préoccupation qui mit au premier plan les mécènes et les bienfaiteurs. L'évergétisme change de nature et de fonction, mais reste une compétition tout hellénique, proche des concours olympiques. Comme en témoigne l'action de la Reine Laodicé, femme d'Antiochos III, qui offre aux jeunes femmes des cités sous sa coupe une dot leur permettant de se marier, ainsi que du blé à de nombreuses cités. Autre trait propre aux cités hellénistiques la recherche de nouvelles alliances entre les cités et en particulier sous la forme d'accords d’isopoliteia, forme nouvelle de citoyenneté partagée. L'alliance est également militaire : face aux rois, les cités veulent plus de pouvoir et se réunissent sous forme d’États fédéraux.
L'un des changements majeurs qu'apportent Alexandre le Grand et ses successeurs est la cohabitation entre les cités et les rois. Après le redécoupage du royaume par les diadoques, les souverains conservent le modèle d'Alexandre ; leur objectif est d'avoir de bonnes relations avec les cités, ce sont des places fortes qui apportent du prestige aux rois qui les détiennent. Cependant, des contestations et révoltes ont parfois lieu, comme en témoigne l'épisode de -230, l'usurpation du pouvoir par Antiochos Hiérax sera suivie par certaines cités qui rejoignent le mouvement et proclament leur indépendance. Le Roi Antiochos III met un terme à la rébellion dans les années suivantes en détruisant certaines cités, comme celle de Sardes, alors chef-lieu de la rébellion. En temps de paix, des relations de réciprocité s'installent entre les souverains et leurs cités. Ils agrandissent parfois leur territoire au détriment des villages voisins ou accordent d'autres faveurs comme des exemptions fiscales.
Durant l'époque hellénistique, qui marque le déclin de la polis classique, les villes de modèle grec perdent leur statut d'indépendance ainsi qu'une partie de leur vie politique. L'auto-gestion et la gouvernance en général passent sous autorité royale.
À l'époque romaine
Les empereurs romains continuent à promouvoir ce système de la cité puisqu'elle permet à des régions éloignées de s'autogérer et donc de faciliter la gestion de l'Empire.
Malgré la création de provinces romaines, partout continuent à exister des cités à la grecque. Elles continuent à organiser elles-mêmes leur politique intérieure alors que la politique extérieure est aux mains de l'Empire romain.
À l'ère moderne
Selon les études de Hannah Arendt, la polis prend des dimensions plus abstraites, elle n’est plus un lieu particulier datant de la Grèce Antique. Elle est plutôt « l’espace de l’apparence par excellence, c’est-à-dire le lieu dans lequel les acteurs se rendent saisissables les uns aux autres, se rencontrent et interagissent »[12] . Donc, la polis se manifeste en fonction des interactions entre différents acteurs. Elle ne se constitue plus d’un espace matériel précis, sans barrière ni territoire. Ce lieu immatériel dominé par l’apparence est en fait la définition de la réalité par les différents acteurs. C’est-à-dire, pour reprendre son livre de la Condition de l'homme moderne (1961), toute chose qui est présenté par un acteur dans ce lieu d’apparence est maintenant réel dans la vie des autres. En conclusion, « être privé ou exclu d’une participation à la polis, ce qui revient tout bonnement, dans la perspective d’Arendt, à une privation de réalité, puisque le sens de la réalité du monde est seulement garanti par la présence d’autrui et par l’apparence publique »[12]. Dans un contexte plus moderne, Olivier Voirol (2005) voit la polis dans les nouveaux moyens de communication, ce qui la révolutionne et change certaines de ses conditions. Il mentionne qu’à l’époque de Arendt, la polis était limité temporellement et spatialement. Pour interagir avec les acteurs, il était nécessaire de se trouver dans le même lieu au même moment. Cependant, grâce aux nouvelles technologies de communication, ces limites n’existent plus : il est possible d’être dans l’univers de la polis et participer aux interactions à l’autre bout du globe dans un autre fuseau horaire.
Notes et références
- Le mot grec polis a donné le mot politique (politics en langue anglaise) : dans la Grèce antique, les politai (citoyens) étaient les acteurs de la vie politique.
- Louis Gernet, Les débuts de l’hellénisme, Les Grecs sans miracle, Paris,
- Édouard Will, Claude Mossé et Paul Goukowsky, Le monde grec et l’Orient : Le IVe siècle et l’époque hellénistique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Peuples et Civilisations », , p. 426.
- Politique, Livre I, chap. II, 1252-1254 ; Livre III, chap. IX, 1280 b 29-35.
- Politique, Livre I, chap. II, 1253 a 37.
- Mogens Herman Hansen, « Préface », op. cit. ; Raoul Lonis, La cité dans le monde grec, op. cit., p. 7.
- Gustave Glotz 1970, p. 9 à 41.
- Henri Van Effenterre, La Cité grecque. Des origines à la défaite de Marathon, Paris, Hachette, 1985.
- Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, 1962.
- Le Monde hellénistique, tome 2 : La Grèce et l'Orient, 323-146 av. J.-C., chapitre premier : « Les villes ».
- « Les cités », dans Andrew Erskine, Le Monde hellénistique…, op. cit.
- Olivier Voirol, « Luttes pour la visibilité », Réseaux, , p. 89-121 (lire en ligne)
Bibliographie
- Gustave Glotz, La Cité grecque : Le Développement des institutions, Albin Michel, coll. « L’Évolution de l’humanité », , 476 p.
- (en) Mogens Herman Hansen (sous la direction de), The Polis as an Urban Center and as a Polical Community, Copenhague, 1997.
- Raoul Lonis, La cité dans le monde grec, structures, fonctionnement, contradictions, Nathan Université, 2e édition, 2000.
Évolution de la cité grecque
- Richard Billows, « Les cités », dans Andrew Erskine (sous la direction de), Le Monde hellénistique, Espaces, sociétés, cultures 323-31 av. J.-C., Presses Universitaires de Rennes, 2004 (p. 265-287).
- Philippe Gauthier, Les cités grecques et leurs bienfaiteurs, Athènes-Paris, 1985 (BCH, Suppl. XII).
- Philippe Gauthier, « Les cités hellénistiques : épigraphie et histoire des institutions et des régimes politiques », Actes du VIIIe congrès international d’épigraphie grecque et latine, Athènes, 3-9 octobre 1982, Athènes, 1984, p. 82-107.
- Claire Préaux, Le Monde hellénistique, tome 2 : La Grèce et l'Orient, 323-146 av. J.-C., PUF, collection Nouvelle Clio, 2002.
Voir aussi
Articles connexes
- Origine de la philosophie
- Grèce antique
- Cité
- Politique
- Aristote
- Association de cités :
- à trois : Tripoli,
- à quatre : tétrapole,
- à cinq : pentapole,
- à six : Hexapole dorienne,
- à dix : décapole,
- à douze : dodécapole.
- Eschatiai (confins de la cité grecque antique)
Liens externes
- Françoise Létoublon, Fonder une cité. Ce que disent les langues anciennes et les textes grecs ou latins sur la fondation des cités, ELLUG 2006, Université Stendhal de Grenoble. E-Book, sources correspondantes, liens et illustrations.
- Sylvie Vilatte, Espace et temps : La cité aristotélicienne de la Politique, préface de Claude Mossé, Besançon, Les Belles Lettres, ALUB (552), 1995.
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