Claude Alexandre de Bonneval
Claude Alexandre, comte de Bonneval, né le au château de Bonneval à Coussac-Bonneval et mort le à Constantinople, est un officier français connu sous le nom de Humbaraci Ahmed Pacha (en turc : Humbaracı Ahmed Paşa), après son passage au service de l’Empire ottoman.
Pour les articles homonymes, voir Bonneval.
Claude Alexandre de Bonneval Humbaracı Ahmed Paşa | ||
Portrait de Claude Alexandre de Bonneval en habits turcs, peint à Florence en 1750 par Violante Beatrice Siries (musée des Beaux-Arts de Limoges) | ||
Naissance | Château de Bonneval |
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Décès | Constantinople |
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Origine | Français | |
Allégeance | Royaume de France Saint-Empire Empire ottoman |
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Grade | Pacha (1730) | |
Années de service | 1688 – 1747 | |
Biographie
Descendant d’une vieille famille noble du Limousin issue de milites castri de la vicomté de Ségur, Bonneval fut mis au collège des jésuites après la mort de son père. Le maréchal de Tourville, son parent, le fit entrer dans la marine à l'âge de treize ans. Il se distingua aux combats de Dieppe, de La Hougue, et de Cadix, où le maréchal de Tourville commandait la flotte française. Dégoûté de la Marine après une affaire d'honneur, il acheta, en 1698, un emploi dans le régiment des gardes où il demeura jusqu'en 1701.
Il servit en Italie et se distingua sous le maréchal Nicolas de Catinat, sous le maréchal de Villeroi et le duc Louis-Joseph de Vendôme. Il se conduisit d'une manière assez brillante pour se faire remarquer du prince Eugène de Savoie à la bataille de Luzzara. Il obtint de commander un régiment, et donna des preuves de courage et d’une grande capacité militaire.
Cependant, son attitude insolente envers le ministre de la guerre lui valut un passage en cour martiale en 1704[1]. Disgracié pour avoir offensé Madame de Maintenon et condamné à mort[réf. nécessaire], il se sauva en fuyant vers l’Allemagne et passa au service de l’Autriche sous les ordres du prince Eugène. En 1706, il combattit la France en Provence, en Dauphiné, à Turin et à Malplaquet.
L’influence du prince Eugène de Savoie lui permit d’obtenir le grade de général dans l’armée autrichienne, et combattit avec beaucoup de bravoure et de distinction contre la France, puis contre la Turquie. Membre du conseil aulique en 1715, il contribua à la victoire de Peterwardein sur les Turcs, où il fut grièvement blessé, et à la prise de Temeswar en 1716[2]. À l’extinction des poursuites engagées contre lui en France, il revint à Paris, où il épousa une fille du maréchal de Biron. Il revint, cependant, après une courte période, à l’armée autrichienne, et combattit avec distinction à Belgrade.
Il aurait pu atteindre le plus haut rang, s’il n’avait blessé le prince Eugène, dont il avait moqué la relation ambiguë avec la comtesse Eléonore de Batthyany-Strattmann[3]. Disgracié, le prince Eugène l’envoya comme maître d’artillerie aux Pays-Bas, où son caractère l’amena à une querelle avec le vice-gouverneur du prince aux Pays-Bas, Charlotte Turinetti, fille du marquis de Prié, qui avait épousé à Rome le 28 novembre 1711 Joseph-Gobert de Lynden, comte d'Aspremont, dont elle était veuve depuis le 3 mars 1720. Ayant appris que la dite comtesse d'Aspremont avait tenu des propos désobligeants sur Louise-Élisabeth d’Orléans à la Cour de Madrid. Bonneval, qui n’avait pas hésité à faire placarder dans tout Bruxelles que « les hommes et les femmes qui faisaient de pareils discours étaient des coquins et des malheureux, et les femmes des putains et des carognes, qui méritaient qu'on leur coupa la robe au cul », avait été condamné à mort en Cour martiale. L’empereur avait commué la peine à un an d’emprisonnement et à l’exil, [4]mais l’avait dépouillé de son rang et de ses titres et exilé à Venise.
Furieux, Bonneval offrit alors ses services au gouvernement de l'empire ottoman en 1730. Il fut alors obligé de se convertir à l’islam et prit le nom d’Ahmed. Fait pacha, il fut affecté à l’organisation et au commandement de l’artillerie turque où il créa le corps d'armée des bombardiers, d'où son titre turc de Kumbaracı qui signifie « bombardier ». Il a contribué à la défaite autrichienne à Niš et la fin subséquente de la guerre austro-ottomane marquée par le traité de Belgrade de 1739, où l’Autriche a perdu le nord de la Serbie avec Belgrade, la petite Valachie et les territoires du nord de la Bosnie.
À Constantinople, il a rencontré le jeune Giacomo Casanova, alors officier de la marine vénitienne, où il était stationné. C’était également l’ami proche d’un mollah local très respecté, Ismaïl Pacha al-Azem. Il a rendu de précieux services au sultan dans sa guerre contre la Russie et contre Nâdir Châh. Ayant reçu le gouvernorat de Chios en récompense, il encourut néanmoins bientôt les soupçons de la Porte, et fut un temps banni sur les rives de la Mer Noire. Il semble qu’il était prêt à revenir en Occident lorsqu’il mourut d'un accès de goutte à Constantinople en .
Sa famille existe toujours et est actuellement propriétaire du château de Bonneval[5] situé à Coussac-Bonneval en Limousin.
À propos de sa conversion
Le comte de Bonneval s'exprime sur sa conversion à l'islam dans une lettre dont un fragment a été publié dans l'ouvrage de Voltaire, Joseph-Marie Durey de Morsan, Jean-Louis Wagnière et Charles-Gabriel-Frédéric Christin, Commentaire historique sur les œuvres de l'auteur de la Henriade, &c. : avec les pièces originales et les preuves, Bâle, Chez les Héritiers de Paul Duker, 1776, p. 30-35 [lire en ligne] [6]:
« Aucun Saint, avant moi, n'avait été livré à la discrétion du Prince Eugène. Je sentais qu'il y avait une espèce de ridicule à me faire circoncire ; mais on m’assura bientôt qu'on m'épargnerait cette opération en faveur de mon âge. Le ridicule de changer de Religion ne laissait pas encore de m'arrêter : il est vrai que j'ai toujours pensé qu'il est fort indifférent à Dieu qu'on soit Musulman, ou Chrétien, ou Juif, ou Guèbre : j’ai toujours eu sur ce point l'opinion du duc d'Orléans régent, des ducs de Vendôme, de mon cher marquis de la Fare, de l'abbé de Chaulieu et de tous les honnêtes gens avec qui j'ai passé ma vie. Je savais bien que le Prince Eugène pensait comme moi et qu'il en aurait fait autant à ma place ; enfin il fallait perdre ma tête, ou la couvrir d’un turban. Je confiai ma perplexité à Lamira qui était mon domestique, mon interprète et que vous avez vu depuis en France avec Saïd Effendi : il m'amena un Iman qui était plus instruit que les Turcs ne le sont d'ordinaire. Lamira me présenta à lui comme un catéchumène fort irrésolu. Voici ce que ce bon Prêtre lui dicta en ma présence ; Lamira le traduisit en français : je le conserverai toute ma vie.
« Notre Religion est incontestablement la plus ancienne et la plus pure de l’Univers connu : c’est celle d'Abraham sans aucun mélange ; et c'est ce qui est confirmé dans notre saint livre où il est dit Abraham était fidèle, il n’était ni Juif, ni Chrétien, ni Idolâtre. Nous ne croyons qu'un seul Dieu comme lui, nous sommes circoncis comme lui ; et nous ne regardons la Mecque comme une ville sainte, que parce qu'elle l’était du temps même d'Ismaël fils d'Abraham. Dieu a certainement répandu ses bénédictions sur la race d’Ismaël, puisque sa Religion est étendue dans presque toute l’Afrique, et que la race d'Isaac n'y a pas pu seulement conserver un pouce de terrain. Il est vrai que notre Religion est peut-être un peu mortifiante pour les sens ; Mahomet a réprimé la licence que se donnaient tous les Princes de l’Asie ; d'avoir un nombre indéterminé d'épouses. Les Princes de la secte abominable des Juifs avaient poussé cette licence plus loin que les autres : David avait dix-huit femmes ; Salomon selon les Juifs en avait jusqu’à sept-cent ; notre Prophète réduisit le nombre à quatre. II a défendu le vin et les liqueurs fortes, parce qu'elles dérangent l’âme et le corps, qu'elles causent des maladies, des querelles, et qu'il est bien plus aisé de s'abstenir tout à fait que de se contenir. Ce qui rend surtout notre Religion sainte et admirable, c'est qu’elle est la seule où l’aumône soit de droit étroit. Les autres religions conseillent d’être charitable ; mais pour nous, nous l'ordonnons expressément sous peine de damnation éternelle. Notre Religion est aussi la seule qui défende les jeux de hazard sous les mêmes peines ; et c'est ce qui prouve bien la profonde sagesse de Mahomet. Il savait que le jeu rend les hommes incapables de travail, et qu'il transforme trop souvent la société en un assemblage de dupes et de fripons, etc. [...]
Si donc ce Chrétien ci-présent veut abjurer sa secte idolâtre, et embrasser celle des victorieux Musulmans, il n'a qu'à prononcer devant moi notre sainte formule, et faire les prières et les ablutions prescrites. »
Lamira m'ayant lu cet écrit me dit : Mr. le comte, ces Turcs ne font pas si sots qu'on le dit à Vienne, à Rome et à Paris. Je lui répondis que je sentais un mouvement de grâce Turque intérieure, et que ce mouvement consistait dans la ferme espérance de donner sur les oreilles au prince Eugène, quand je commanderais quelques bataillons Turcs. Je prononçai mot-à-mot d'après l'Iman la formule : Alla illa allah Mohammed resoul allah. Ensuite on me fit dire la prière qui commence par ces mots : Benamyezdam, Bakshaeïer dâdâr, au nom de Dieu clément et miséricordieux, etc. Cette cérémonie se fit en présence de deux Musulmans qui allèrent sur le champ, en rendre compte au Pacha de Bosnie. Pendant qu'ils faisaient leur message, je me fis raser la tête, et l'Iman me la couvrit d'un turban, etc. »
Publications
L'ouvrage apocryphe[7] intitulé Mémoires du comte de Bonneval a été imprimé à Paris en 1737, et plusieurs fois réimprimé, notamment en 1806. D'après la Biographie universelle ancienne et moderne de 1843, la meilleure édition, augmentée d'un supplément, est celle de Londres de 1740-55 en 3 volumes in-12.
En 1740, parurent les Anecdotes vénitiennes et turques ou Nouveaux mémoires du comte de Bonneval signées du pseudonyme M. De Mirone, et, en 1741, une suite au même ouvrage.
Selon l'historien Albert Vandal, qui publia une étude intitulée Le Pacha Bonneval en 1885, en utilisant notamment le mémoire du Prince de Ligne de 1817, « les Mémoires, au milieu de beaucoup de fables, rapportent exactement certaines des aventures de Bonneval. Les Anecdotes ne sont, à peu de chose près, qu’un tissu d’inventions. »[8]
Un de ses lointains descendants est le scénariste et dessinateur Gwen de Bonneval, qui a publié en 2012-2013 une biographie de son aïeul en bande dessinée.
Fortune critique
- Éloge de Bonneval par J. A. Vaillant dans la Revue de l'Orient de 1848 :
« Le comte de Bonneval, dont le dix-huitième siècle a tant parlé, n'a pas été apprécié, comme il devait parce que les préjugés de son époque ne pouvaient concevoir ni probité, ni honneur, ni piété dans un chrétien qui embrassait l'islamisme. [...] »
SUR LE PACHA BONNEVAL
« Le comte de Bonneval, dont le dix-huitième siècle a tant parlé, n'a pas été apprécié, comme il devait parce que les préjugés de son époque ne pouvaient concevoir ni probité, ni honneur, ni piété dans un chrétien qui embrassait l'islamisme. Le comte de Bonneval, dont le dix-huitième siècle a tant parlé, n'a pas été apprécie, comme il devait parce que les préjugés de son époque ne pouvaient concevoir ni probité, ni honneur, ni piété dans un chrétien qui embrassait l'islamisme. La question n'est pas ici de savoir si ce passage d'une religion à une autre n'est pas aussi bien un droit de la conscience que celui du monarchisme ou républicanisme. Je suis d'ailleurs assez de l'avis d'un haut personnage musulman, Fuadeffendi, que, toute religion ayant son bon et son mauvais côté, l'homme vraiment sage, ne gagnant rien ou peu de chose à en changer, n'en doit avoir d'autre que celle de son cœur.
Mais la vraie sagesse ne s'acquiert que par l'expérience; l'expérience n'est que trop souvent le fruit de l'adversité, et celle-ci le résultat de l'injustice. Or, lorsqu'un homme n'est de telle ou telle religion que parce, que le hasard l'y a fait naître ; lorsque, par exemple, il n'est chrétien ou musulman que parce qu'on l'a fait tel sans son consentement, qu'on l'a baptisé en naissant ou circoncis à huit ans, C'est-à-dire à des époques où il n'était ni maître de sa raison encore en germe ou à peine éclose, ni maître de sa volonté, toujours, jusqu'à vingt-un ans, soumise à la volonté paternelle, comme on est en droit de se demander si cet homme est réellement chrétien ou musulman, il peut lui aussi se faire cette demande, et il ne manque jamais de se l'adresser lorsque, battu par le malheur, victime des lois sous lesquelles il est né, il se voit mis en droit par l'iniquité des hommes de douter, non pas du principe, il est le même, Dieu pour tous, mais de l'efficacité des ressorts de la religion dont il est, sans autre raison que d'y être né. En ce cas, j'ose dire qu'il y a sagesse à se dépouiller de tous les oripeaux dont l'imagination a surchargé les
théories, à préférer la pratique à ces théories, à chercher cette pratique , là où l'on croit pouvoir la trouver, et à rester là ou on la trouve. Car il, n'en est pas autrement en fait de culte qu'en fait de gouvernement. Or, supposons qu'un homme, franchement et sagement républicain, ne trouve dans sa république, dont le dogme est pourtant liberté, égalité et fraternité, aucun ressort propre à porter les hommes. à la pratique de ces trois mots, aucune preuve réelle du bon vouloir public de les pratiquer, aucun témoignage authentique de la sincérité du gouvernement à pousser lés citoyens à les pratiquer, que devra penser cet homme, et que devra-t-il faire? Il pensera que ce dogme, non senti quoique prêché, non pratiqué quoique praticable, n'est entre les mains de quelques habiles qu'un moyen et non un but ou moins encore une cause; il pensera qu'il n'est qu'un leurre dont ils se servent envers les gens de bonne foi pâtir les traîner a la remorque de leur égoïsme ; et alors il fera ce qu'il doit faire ; convaincu de la sainteté du dogme, mais honteux du mauvais usage qui en est fait, il en cherchera la pratique ailleurs ; et, quand bien même il ne le verra inscrit sur aucun monument, s'il le trouve profondément grave dans les cœurs et mis en pratique, préférant la vérité au mensonge, le fait à la parole, que cet État soit républicain, monarchique, despotique même, il y restera. C'est ce qu'a fait le comte de Bonneval.
Le comte de Bonneval était un de ces gentilshommes français, qui, avec les princes de Dombes et de Pons, le comte de Charolais et le chevalier de Lorraine, allèrent, au commencement du dix-huitième siècle, porter l'honneur, la bravoure et la gloire du nom français sur les bords du bas Danube. Au service de l'Allemagne et sous les ordres du prince Eugène, il était avec lui au siège de Belgrade. Il s'y conduisit vaillamment, y reçut une blessure grave, et fut fait prisonnier à la fin d'un combat. Il dut s'y comporter avec habileté, s'il en faut croire à ce langage que lui tint plus tard le seraskier : « Notre armée a été taillée en pièces par les ruses du prince Eugène et par les tiennes, pacha Bonneval. J'ai même appris que sans tes conseils nous aurions remporté une pleine victoire. » Échangé quelques jours après, peut-être, comme le comte de Marsilli, serait-il mort en héros sur la brèche si, victime d'un déni de justice, il ne se fût vu obligé de quitter le service et le camp. Il se retira à Venise, la vengeance dans le cœur. Ayant retrouvé là , en qualité d'agent de la Porte, un musulman qu'il avait connu sous les murs de Belgrade, il se lia avec lui d'une étroite amitié, et ils ne tardèrent pas l'un et l'autre à la diriger vers un but qui satisfit également leur égoïsme réciproque. Le chrétien s'en servit pour se faire connaître, désirer, et trouver ainsi le moyen d'assouvir sa vengeance; le musulman l'employa à procurer à son maître un bon serviteur et à l'islamisme un croyant de plus. L'un ne put atteindre son but, l'autre ne put pas ne pas l'atteindre. Car, plus philosophe que courtisan, le comte de Bonneval avait devancé son siècle. La religion naturelle était la seule qu'il admit. « Ma religion, disait-il, est celle que Dieu a mise dans le cœur de l'homme; elle est celle de l'honnête homme, et l'honnête homme est celui qui, quels que soient ses sentiments touchant le culte qu'il croit devoir rendre à Dieu, ne s'écarte jamais en aucune façon du sentier de l'honneur et de la gloire. » On conçoit qu'avec cette philosophie, dans laquelle le fortifia son ami, il ne lui en coûta guère de se faire musulman. C'était d'ailleurs la condition qui lui était imposée en échange du commandement qu'il sollicitait. Car, il faut le dire, plus fier, je dirai presque plus digne que tous ces étrangers qui servent aujourd'hui la Porte et auxquels le soldat turc ne fait pas même l'honneur du salut, il ne comprenait pas l'état militaire sans relief d'honneur; il se fit donc musulman comme Henri IV se fit catholique, comme tant de souverains ont depuis troqué leur culte pour un sceptre. Cependant il se dit : L'homme est le seul à distinguer le turban du chapeau; Dieu, qui y voit mieux qu'eux, ne distingue, lui, que les cœurs; et d'ailleurs changer de peau n'est pas changer de nature. En effet, le pacha Bonneval fut toujours le comte de Bonneval, c'est-à-dire que, Turc, il conserva toujours ses sentiments français, et que, musulman, il pratiqua toujours et parfois, au risque de se compromettre, sa charité envers les chrétiens eux-mêmes, alors que le nom flétrissant de renégat lui revenait souvent à l'oreille.
Il est vrai que le parallèle qu'il se plaisait à faire des musulmans et des chrétiens n'était pas à l'avantage de ces derniers; mais, pour peu que nous soyons justes, nous verrons qu'il n'avait pas tort, et que le vice seul a pu lui en faire un crime. « L'injustice, l'usure, les monopoles, les larcins, dit-il, sont les crimes, pour ainsi dire, inconnus aux musulmans. Ils font paraître tant de probité, soit par principe de conscience, soit par crainte des châtiments, que l'on est obligé d'admirer leur droiture. Il n'en est pas ainsi des chrétiens, surtout des Grecs, qui, malgré les châtiments, dont ils connaissent la rigueur, vivent dans un dérèglement qui ternit la pureté du christianisme, au point que les musulmans jugeant de tous les chrétiens d'après eux, sont naturellement portés a les prendre en aversion. » D'où l'on voit que le mépris des musulmans pour les chrétiens vient moins de ce qu'ils en portent le nom que de ce qu'ils n'en suivent pas la loi.
Il faut l'avouer, la justesse de ce parallèle n'est encore malheureusement que trop vraie aujourd'hui même. L'injustice siège aux légations européennes et préside aux transactions commerciales; l'usure est encore l'apanage de tout ce qui n'est pas musulman; les monopoles sont toujours le privilège des Arméniens et des Grecs ; les larcins, et disons plus, les assassinats sont le droit de maîtres que semblent s'être réservé sur la ville de Constantinople les Grecs des îles, les Ioniens surtout et même les Maltais; la fausse monnaie est généralement fabriquée par les Francs, et nous avons à regretter que des Français y aient souillé leurs mains.
Ce n'est pas à dire pourtant qu'il n'y ait d'honnêtes chrétiens à Constantinople; j'en connais beaucoup, et il en est beaucoup d'autres; mais il est patent, pour quiconque a séjourné quelque temps dans cette capitale, que, eu égard à leur population, ils ne sont pas aussi nombreux qu'ils pourraient, qu'ils devraient l'être. Je le soupçonnais avant de l'habiter ; j'en avais exprimé mes craintes à notre honorable collègue, M. Horeau, et, je puis même dire que le séjour que j'y ai fait n'a contribué qu'à m'en convaincre. Ce malheur a une cause , je l'ai consignée dans mon dernier rapport sur Constantinople, c'est le manque d'éducation ; et je crois que c'est à la France qu'il appartient d'y porter remède. Je l'en conjure au nom de sa grandeur, de ses principes, de son influence.
On conçoit donc que cette opinion, dont le comte de Bonneval ne faisait pas mystère plus que moi dut lui attirer la haine de cette population bâtarde qui peuple avec les Ottomans la capitale de leur empire, et que cette haine, peu scrupuleuse dans ses vengeances, n'hésita pas à le calomnier, en en faisant un homme dissolu, un sybarite. Il n'en était rien cependant le pacha Bonneval n'eût jamais en Turquie qu'une seule femme, et s'il ne put refuser celle dont lui fit présent Ahmet III, il ne l'accepta que pour la rendre à sa famille. Quant à sa femme, d'un caractère romanesque il est vrai, mais d'un amour capable du plus grand dévouement, elle lui fut assez pour le bonheur de toute sa vie. Née à Venise, et, comme lui, de famille noble, il se peut que, imbue de la morgue aristocratique de l'époque, elle ait témoigné peu de goût pour la société des dames franques mais, en cela elle se montrait moins ridicule que celles-ci. Car alors, et plus qu'aujourd'hui, un même orgueil, une même vanité, une même manie aristocratique dominaient toutes ces dames ; aucune d'elles, quoique femmes d'artisans, d'ouvriers, ne voulait convenir de son origine. A en croire celles-ci, les malheurs imprévus avaient obligé leurs ancêtres à se réfugier à Constantinople ; à en croire celles-là, sans la révocation de l'édit de Nantes, elles seraient comtesses, marquises ou duchesses. Or, ne l'étant, ne pouvant l'être, et envieuses de qui l'était, elles s'en vengeaient par la malignité de leurs discours sur la vie privée du pacha Bonneval et de son épouse.
Celle-ci tout entière à son mari, n'en resta pas moins chrétienne; et c'est précisément à sa constance, dans sa foi que le pacha Bonneval dut, non pas de se faire des envieux parmi les musulmans, il en eût eu sans cela, il en est toujours à côté des rois et du vrai mérite, mais de donner fréquemment prise à leurs intrigues. En effet, tantôt on lui reprochait la croyance de sa femme, tantôt on s'inquiétait de ses serviteurs chrétiens, du chapelain qu'il entretenait dans la maison, des prêtres que celui-ci y amenait; et quand, pressé par les sollicitations des franciscains ou des lazaristes de Saint-Pierre ou de Saint-Antoine, il s'intéressait à eux contre l'iniquité de quelque employé turc, on lui criait : Giaour ! et il devait se mettre sur ses gardes contre les excès du fanatisme.
Si je me suis arrêté si longtemps sur le caractère religieux du comte de Bonneval, c'est que je tenais à montrer que s'il fut poussé par la vengeance à se faire musulman, il y était déjà conduit à la philosophie ; que d'ailleurs il connaissait trop bien l'opinion des musulmans sur les renégats vulgaires pour le devenir sans une certaine conviction, sinon de la supériorité théorique, du moins de la supériorité pratique de l'islamisme. L'immortalité de l'âme, disait-il, une éternité heureuse ou malheureuse, qui en est la conséquence, et l'amour du prochain, c'est tout ce que je crois avec les musulmans et les musulmans éclairés n'en croient pas davantage. Ils pensaient qu'en retranchant les vils renégats, il ne se trouvait plus que bien peu de musulmans pervers. Il les divisaient en deux classes : en gens grossiers et facilement mus par le fanatisme, et gens sensés et facilement accessibles à tous les bons sentiments du cœur, à toutes les conceptions de l'intelligence, et il faisait de ces derniers le plus grand nombre. Il trouvait parmi eux d'habiles politiques et des amis dévoués, des esprits vifs, ingénieux, pénétrants et soutenus par un grand flegme ; des hommes modestes, quoique savants des penseurs qui ne s'émancipent point en paroles; des esprits justes qui n'aiment point à enseigner d'un ton magistral, et moins encore à critiquer avec amertume. Ce qu'il pensait, je le pense aussi, car aussi j'ai trouvé ce qu'il a trouvé. « Ces gens-là, dit-il, pratiquent le Coran d'une manière épurée, c'est-à-dire qu'ils n'en font point consister les préceptes dans une observance littérale, mais métaphorique. Ils ont de l'autre vie une idée telle que s'en font les chrétiens, c'est-à-dire que, comme ce grand personnage dont j'ai plus haut cité le nom, et dont je cite ici les paroles : « Ils n'entrent pour rien dans les rêveries de ces pauvres diables, de ces santons qui, privés de tout sur la terre, se sont forgé dans le ciel et pour l'éternité la vie la plus sensuelle que leur imagination ait pu concevoir. » Enfin il conduit à conclure du christianisme et de l'islamisme par cette différence entre les chrétiens et les musulmans, que les premiers faussent à chaque pas les dogmes d'une théorie épurée, tandis que les seconds épurent autant qu'ils peuvent par l'interprétation les principes d'une théorie défectueuse ; que si les uns progressent plus vite, c'est qu'ils transgressent d'autant plus la loi, et que leur foi s'en va avec la même rapidité que la lumière leur arrive ; que si les autres ne vont nue lentement, c'est que leur loi s'épure à la lumière, et que leur foi se consolide en se réformant, c'est-à-dire que l'une, plus métaphysique, plus spirituelle, et qui se dit divine, tend à remonter aux cieux ou à s'évaporer et à disparaître, parce qu'elle semble moins faite pour des hommes que pour des esprits ou des fous, tandis que l'autre, plus positive, plus sensuelle et qui n'est qu'humaine, tend à rester sur la terre, à s'y épurer, à s'y propager, parce qu'elle est plus faite pour des hommes que pour des dieux.
Telles étaient les idées du pacha Bonneval, et, sans perdre le temps à en peser la justesse, je dirai qu'en tempérant l'un par l'autre ces deux penchants du spiritualisme et du sensualisme, on pourrait arriver à une fusion capable de produire une réforme telle que les adorateurs d'un même Dieu s'y trouveraient réunis comme ils le sont tous dans le sein de l'Éternel.
Cependant Ahmet III avait reçu le comte de Bonneval avec tous les honneurs accordés à un vizir. Il l'avait crée pacha et l'avait autorisé à lever une armée de trente mille hommes, à l'organiser, à l'armer, à la discipliner à sa manière pour la conduire contre les impériaux. C'était tout ce que voulait le comte de Bonneval, car il lui tardait d'assouvir sa vengeance. Aussi ne lui fallut-il que peu de temps pour s'en procurer les moyens. A quelques mois de là, il avait déjà formé douze régiments composant un effectif de 12.9000 hommes, tous armés à l'européenne. Il s'en tint là. Ce nombre lui parut suffisant ; il confia le commandement d'un de ses régiments à sa femme et marcha avec elle contre les Impériaux. Il est bon de dire qu'il n'éprouva d'autre difficulté dans cette innovation que celle des bottes fortes pour la cavalerie. Les musulmans ne consentirent jamais à s'en chausser. Quoi qu'il en soit, ce fait prouve, et nous tenons à le constater, que les réformes en Turquie ne datent pas d'aujourd'hui ; qu'elles y sont plus lentes, moins sensibles qu'ailleurs, mais incessantes, et que depuis longtemps les musulmans ont senti la supériorité de notre tactique. Or si, vu l'époque et les circonstances, l'initiative d'une telle innovation et sur une aussi large échelle n'est pas sans mérite, l'histoire ne doit pas laisser oublier qu'elle appartient à un Français.
Mais là seulement n'est pas le mérite du pacha Bonneval ; nous lui en avons déjà trouvé un bien grand dans sa charité pour les chrétiens ; nous allons lui en voir un autre non moins grand dans son amour du bien public. Étonné que sous un ciel aussi pur, sous un climat aussi tempéré, sur un sol où l'on ne rencontre aucun insecte venimeux, où la piqûre même du scorpion n'a pas de suite dangereuse, dans une ville aussi bien assise que Constantinople, où le vent du nord l'emporte l'été sur le vent du sud, où le vent du sud l'emporte l'hiver sur le vent du nord, étonné, dis-je, que la peste y soit pour ainsi dire endémique et profondément affligé de la voir décimer annuellement la population, il en cherche la cause ; et, l'ayant trouvée 1° dans les marchandises qui l'apportent de Perse, d'Orient et d'Égypte ; 2° dans les cimetières des hauteurs de Péra qui l'entretiennent, par leurs milliers de cadavres à peine, recouverts d'un pied de terre ; 3° dans le fatalisme des musulmans qui ne leur permettant aucune précaution, ne fait que la propager, le premier, il présente sur ce sujet à la Porte un long mémoire, dans lequel il s'attache surtout par quelques raisonnements bien simples à bannir des esprits l'idée de cette prédestination qui engage les musulmans non pas seulement à ne craindre aucun péril, mais même à s'y exposer. Il n'a pas fallu moins de cent ans à la Porte pour reconnaître la justesse de ces raisonnements ; mais, quoi qu'il en soit, ils ont triomphé et la peste a disparu.
Ainsi, bon Français, homme charitable, généreux, philanthrope, tel fut, jusqu'à ses derniers moments, le pacha Bonneval. Pardonnons donc à l'officier distingué qui porta la gloire de notre nom jusqu'au bas Danube et dans les sables de l'Arabie, au pacha qui, par son activité, aida peut-être notre politique, au musulman qui se montra si souvent charitable envers les chrétiens, au philanthrope qui le premier osa réfuter, quoique musulman, l'un des principaux dogmes de l'islamisme ; oui, pardonnons-lui la faiblesse qui porta le comte de Bonneval à des sentiments de vengeance et l'orgueil du pacha qui le poussa à l'assouvir. Il n'en fut que trop puni. Ses troupes furent taillées en pièces ; sa femme, renversée sous son cheval, eut un bras cassé ; et plus tard, lorsque rentré dans les bonnes grâces de son maître, quoique riche et puissant, quoique pacha à trois queues, beyler bey d'Arabie et gouverneur des îles de l'Archipel, exilé à Chio par une intrigue, il n'en sortit que pour aller mourir derviche au Tèké de Péra. » Source : Turquie-culture.- Critique de Sainte-Beuve dans les Causeries du lundi, tome V du lundi :
« L'exemple de Bonneval nous prouve, ce semble, qu'il faut quelque point d'arrêt, quelque principe, je dirai même quelque préjugé dans la vie : discipline, subordination, religion, patrie, rien n'est de trop, et il faut de tout cela garder au moins quelque chose, une garantie contre nous-même. Dès sa retraite chez l'Empereur, Bonneval s'accoutume à être renégat et à ne suivre pour loi qu'un prétendu honneur personnel dont il se fait juge, et qui n'est que la vanité exaltée. Cela le mène, de cascade en cascade, lui si brillant d'essor et si chevaleresque, à sa mascarade finale et à dire : Tout est farce, et la moins sérieuse est la meilleure. Il est vrai qu'il garde, à travers tout de l'honnête homme, c'est-à-dire de l'homme aimable ; mais cet honnête homme à quoi sert-il ? Quelle trace utile a-t-il laissée ? Dans quel pays, dans quel ordre d'idées et de société, put-on dire de lui, le jour de sa mort, ce mot qui est la plus enviable oraison funèbre : C'est une perte. »
- L'historien Albert Vandal dans Le Pacha Bonneval de 1885 :
« Deux faits principaux le résument. En dévoilant aux Turcs les calculs égoïstes de notre politique, et en les poussant à réclamer de nous certains engagements que la France était décidée à leur refuser, il contribua à altérer l'intimité traditionnelle entre la France et la Porte, au détriment des deux puissances ; d'autre part, en introduisant d'utiles réformes dans l'état militaire de la Turquie et en mettant au service de cette nation son expérience de la guerre, il aida la diplomatie française à suspendre les progrès de la Russie et de l'Autriche en Orient, et à prolonger dans cette partie du monde un équilibre de forces conforme à nos intérêts. Considérée sous ce double point de vue, sa présence à Constantinople fut loin d'être sans effet sur les événements généraux du siècle et la marche de l'histoire. »
Galerie
Bibliographie
- Mémoires du comte de Bonneval : Ci-devant Général d'Infanterie au service de sa Majesté Impériale et Catholique, t. 1, 2 & 3, Londres, Aux Depens de la Compagnie, (lire en ligne).
- Jacques Almira, La Fuite à Constantinople, ou La vie du comte de Bonneval, Paris, Mercure de France, .
- Lady Georgina Fullarton, La comtesse de Bonneval, histoire du temps de Louis XIV, Paris, À la librairie d'Auguste Vaton, (lire en ligne).
- C. G. Marche, Critique ou analyse des mémoires du comte de Bonneval, Ci-devant General d'Infanterie au Service de Sa M. I. & Catholique presentement Renegat, & Bacha à Trois Queües en Turquie, Amsterdam, Au depens de la Societé de Marche, (lire en ligne).[9]
- Gustave Michaut, La Comtesse de Bonneval. Lettres du XVIIIe siècle, Paris, Albert Fontemoing, , 100 p..
- M. De Mirone, Anecdotes vénitiennes et turques, ou Nouveaux mémoires du comte de Bonneval, t. 1 & 2, Londres, Aux Dépens de la Compagnie, (lire en ligne).
- Gwen de Bonneval et Hugues Micol, série Bonneval Pacha, 3 tomes, Dargaud, 2012 - 2013.
- Septime Gorceix, Bonneval Pacha, pacha à trois queues, une vie d'aventures au XVIIIe siècle, Paris, Plon, , VI-243 p., In-16
- Jean-Claude Hauc in Aventuriers et libertins au siècle des Lumières, Les Éditions de Paris, 2009.
- (tr) Filiz Işık, Kumbaraci Yokuşu Çocukları, Camera Museum Yayınları, , 143 p..
- Charles de Ligne, Mémoire sur le comte de Bonneval, Paris, Hérissant Le Doux, 1817.
- Albert Vandal, Le Pacha Bonneval, Paris, Cercle Saint-Simon, (lire en ligne).
Notes et références
- « Si dans le terme de trois mois, je ne reçois pas satisfaction de l'affront que vous me faites, j'irai au service de l'Empereur, où tous les ministres sont gens de qualité, et savent comment il faut traiter leurs semblables. » écrivit-il au Secrétaire d'État français à la Guerre Michel Chamillart. Extrait de la Biographie universelle ancienne et moderne, 1843.
- Dezobry et Bachelet, Dictionnaire de biographie, t. 1, Ch. Delagrave, 1876, p. 3331.
- Cf. Mémoires du comte de Bonneval, Paris, Guyot Desherbier, 1806, t. 1, p. 246-247.
- Philibert-Joseph Le Roux, Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial avec une explication très fidèles de toutes les manières de parler burlesques, comiques, libres, satyriques, critiques et proverbiales qui peuvent se rencontrer dans les meilleurs Auteurs tant Anciens que Modernes. Pour faciliter aux étrangers et aux Français mêmes l'intelligence de toutes fortes de Livres,, Lyon, les héritiers de Beringos fratres, , p. 170 : Couper la robe au cul. Terme méprisant et outrageant qu'on dit à une personne qu'on outrage. C'est le dernier de tous les affronts, et on ne menace guère de cette punition que des garces
- Cf. Site du château de Bonneval
- Le texte original a été adapté aux normes orthographiques et typographiques actuelles.
- Cf. Notice de la BNF.
- Cf. Vandal 1885, p. 3.
- La Critique tombe en grande partie à plat car l'auteur croit que les Mémoires sont réellement l'œuvre du comte de Bonneval.
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