Esclavage par ascendance
L’esclavage par ascendance est une forme d’esclavage fondée sur l’assignation d’un « statut d’esclave » considéré comme héréditaire. Même si l’esclavage est aboli de manière formelle et légale, dans les idéologies locales, la stigmatisation et les discriminations basées sur la généalogie et l’hérédité persistent[1]. Ce phénomène ancré dans l’histoire a encore aujourd’hui des conséquences sur de nombreuses personnes, notamment en Afrique de l’Ouest (Mali, Niger, Mauritanie, Burkina Faso, Mauritanie, Nigéria, Sénégal). Si l'esclavage par ascendance est surtout connu dans les milieux soninkés, il est très présent dans d'autres ethnies, par exemple chez les Peuls.
Le statut « d’esclave » est en général transmis par la lignée maternelle. Même après l’abolition officielle de l’esclavage par la plupart des pouvoirs coloniaux en Afrique et jusqu’à nos jours, de nombreuses personnes sont toujours considérées comme « descendants d’esclaves », sous prétexte que l’un de leurs ancêtres aurait été réduit en esclavage. Néanmoins, ce groupe comprend souvent également des gens qui n’ont jamais été littéralement mis en esclavage de par le passé, mais qui sont arrivés dans des communautés comme allochtones, à qui les chefs de villages ont attribué un statut social d’étranger et à qui ne leur a permis que de se marier avec des (descendant.e.s) d’esclavisé.e.s, ce qui fait que ces « migrants étrangers » sont insérés automatiquement socialement dans le groupe statutaire d’assignation « descendant.e.s d’esclave ».
Définition
Antislavery International définit l’esclavage par ascendance comme la situation où un individu est « né en esclavage parce que ses ancêtres ont été capturés et réduits en esclavage, et que leurs familles ont ‘appartenu’ aux familles ‘propriétaires’ d’esclaves depuis »[2].
Considérant la terminologie, il est important de préférer les termes "d'esclavisé", "considéré comme descendant d'esclave", "assigné localement aux statut de descendant d'esclave", afin d'éviter d'essentialiser ces catégories intrinsèquement sociales. Néanmoins, certains font un usage militant des termes "esclave"/"maître" dans leur pratique anti-esclavagiste.
Histoire
Les phénomènes d’esclavage et de traite interne ont précédé la traite transatlantique, quoique celle-ci ait renforcé l’importance de la traite dans les économies ouest-africaines. Ces pratiques se sont perpétuées malgré les abolitions. Les personnes capturées lors de guerres ou de razzias sont réduites en esclavage, gardées au niveau local ou revendues pour financer d’autres guerres.
Au XIXe, le phénomène de l’esclavage interne en Afrique de l’Ouest prend de l’importance, avec la multiplication des conflits locaux tandis que le débouché de la traite atlantique se ferme progressivement du fait des abolitions transatlantiques. Les abolitions et la baisse de la demande d’esclaves hors du continent rend l’accès à la propriété d’esclaves accessibles à de nombreuses couches de la population. La reconversion de l’Afrique de l’Ouest en une économie de plantation notamment dans les zones côtières pendant la période coloniale s’appuie essentiellement sur la main d’œuvre de personnes réduites en esclavage[3].
Le statut d’esclave se transmettant principalement par la lignée maternelle, cela aboutit à la création d’une classe endogame, exploitable à merci par les élites locales. Les rachats de liberté sont possibles, mais rares. Certaines des personnes victimes d’esclavage par ascendance n’ont pas d’ancêtres capturés et réduits en esclavage, mais se sont vus assigner ce statut après leur migration dans une nouvelle communauté[4]. Les enfants issus d’une concubine « esclave » et d’un homme « noble » étaient en général libres si le père les reconnaissaient, mais n’avait pas un statut strictement équivalent aux enfants des épouses libres[5],[6].
La traite interne est officiellement abolie pendant la colonisation française en Afrique occidentale française en 1905, ce qui amène un certain nombre d’esclavisé.e.s à quitter leurs anciens « maîtres ». Néanmoins, cette abolition ne conduit pas à une émancipation réelle des personnes de statut « esclaves » : les autorités coloniales n’appliquent que partiellement ces nouvelles lois, et des pratiques de l’esclavage par ascendance se poursuivent sous une forme plus ou moins dissimulée[3]. L’histoire de l’esclavage par ascendance est liée à l’histoire des migrations internes, que celles-ci soient forcées ou volontaires, qu’elles engendrent émancipation ou non[6],[5].
Situation contemporaine
La traite des esclaves n’existe plus, mais des pratiques directement liées au passé esclavagiste sont toujours perpétuées aujourd’hui et font partie de ce qu’on appelle l’esclavage par ascendance. Ces pratiques sont observées dans les communautés touarègues et peules du nord et du centre du Mali, mais existent dans toutes les régions du Mali, ainsi qu’au Niger, au Burkina Faso, en Mauritanie, au Nigéria, au Cameroun, au Tchad, au Soudan et au Sénégal.
Les pratiques de « confiage » (placement d’un enfant, confié à une autre famille), de mariage, de domesticité, peuvent dissimuler sous couvert de légalité des situations d’esclavage moderne. Les personnes considérées localement comme « descendants d’esclaves » sont confrontés à des discriminations, des abus[1],[7]. Elles sont parfois forcées de travailler sans rémunération, sont privées d’accès à l’éducation, à des documents d’état civil, et sont exclues des fonctions publiques[2].
Le refus de cette assignation statutaire « d’esclave » face à ceux qui se considèrent comme leurs « maîtres » entraîne des sanctions dans les villages où les personnes concernées résident : les victimes d’esclavage par ascendance refusant leur statut y sont exposées à des violences physiques, et peuvent se voir refuser l’accès à des ressources essentielles comme l’eau, la terre, des biens de consommation nécessaires (embargo).
L’esclavage par ascendance entraîne par conséquent des migrations forcées, peu visibles et invisibilisées. Historiquement, ces migrations ont accompagné les résistances et les déplacements pour échapper à l’esclavage, pour fonder des communautés autonomes, ou vers les villes ou les pays voisins.
Dans la région de Kayes, particulièrement touchée par le phénomène, plus de 3000 personnes victimes d’esclavage par ascendance ont dû quitter leurs villages depuis 2018. Jusqu’en 2021, les autorités maliennes ne reconnaissaient pas l’existence de victimes par esclavage par ascendance dans la région, et considéraient que les personnes concernées ne faisaient que participer à des pratiques culturelles « traditionnelles », qui devaient être respectées pour préserver la cohésion sociale[1].
L’esclavage par ascendance est un « secret public » dans les villages concernés, dans une société qui n’est que peu disposée dans son ensemble à écouter la parole des victimes[6]. « L’idéologie de l’esclavage », qu’on peut définir comme « un système culturel qui justifie et légitime un ordre social basé sur une hiérarchie sociale héritée de l’esclavage » persiste aujourd’hui, incitant certains membres de l’élite politique et économique qui risqueraient d’être catégorisés comme « descendants d’esclaves » à garder le silence sur leurs origines[4].
Législation :
Il n’existe pas de loi spécifique criminalisant l’esclavage par ascendance au Mali, quoique la Constitution affirme l’égalité de tous les ressortissants maliens et que le pays soit signataire de plusieurs conventions internationales contre l’esclavage et la traite (garantissant le droit à la vie et à la liberté). En 2021, une législation explicitement criminalisant les pratiques liées à l’esclavage par ascendance n’existe qu’en Mauritanie et au Niger.
Depuis 2006, une coalition d’organisations maliennes de défense des droits humains au Mali plaide pour qu’une loi criminalisant l’esclavage par ascendance soit adoptée. Un projet de loi a été ainsi élaboré mais il n’a jamais été adopté, relégué en 2016[8] au second plan par d’autres priorités gouvernementales. L’absence d’une telle loi rend les recours devant les juridictions difficiles, sans même prendre en compte les autres dysfonctionnements judiciaires et la corruption. Plusieurs activistes et organisations anti-esclavagistes insistent également sur l’importance de l’adoption d’une telle loi, même s’ils savent que l’application effective risque d’être longue et complexe[1].
Résistances à l'esclavage par ascendance
Les résistances à l’esclavage par ascendance et à ses conséquences ont existé tout au long de l’histoire de ce phénomène, menant notamment à la fondation de communautés autonomes libres. Le village de Bouillagui, dans la région de Kayes, en est un exemple[9]. Dans cette même région, et notamment dans la ville de Kayes et dans ses alentours, les personnes ayant fui l’esclavage sont appelées « djambourou », qui est synonyme de « Liberté ». Les origines de ce terme ne sont pas claires. Il est possible que cela vienne du terme wolof « diambar » qui signifie « paysan libre » et qui serait venu avec la conquête coloniale française du Mali depuis le Sénégal, pour désigner les habitants des villages de liberté, fondés par l’administration coloniale française pour accueillir les esclavisé.e.s fuyant leurs maîtres, ce qui devait faciliter le recrutement pour le travail forcé colonial. Le terme aujourd’hui a souvent adopté une connotation péjorative, dénigrant ces personnes comme des « vagabonds », « sans attaches », « non civilisés », « rebelles à l’autorité ». Quand il est utilisé pour insulter une personne du sexe féminin, il signifie même « prostituée » . Les traumatismes liés à l’exil, à la séparation familiale et la persistance de la stigmatisation jusqu’aux générations contemporaines alimentent la lutte contre le phénomène de l’esclavage par ascendance[10],[11].
Des stratégies divergentes existent pour se débarrasser du stigma qui suit les personnes victimes de l’esclavage par ascendance[4], qui vont de la dissimulation de ce statut assigné, ou bien par la revendication et la revalorisation du statut. Des mouvements sociaux menés par des personnes assignées au statut « d’esclave » existent aujourd’hui dans presque tous les pays d’Afrque de l’ouest francophone (Pelckmans et Hardung, 2015 intro) . Certains (Bénin, Mauritanie, Niger) sont néanmoins beaucoup plus actifs et plus connus que d’autres (Tchad, Guinée, Burkina Faso)[4].
Au Mali, plusieurs associations luttent aujourd’hui contre l’esclavage par ascendance, dont Temedt, le RMFP Gambana (Rassemblement malien pour la Fraternité et le Progrès), qui est la branche nationale du mouvement internationale Ganbanaaxun Fedde. En 2020, d’importantes manifestations contre l’esclavage ont eu lieu à Kayes, en réaction à la mort de quatre militants maliens, battus à mort à Djandjoumé (Ouest du Mali), sur ordre d’élites locales défendant les hiérarchies sociales fondées sur le passé esclavagiste. Quatre militants ont été assassinés le 22 septembre 2021[1]. D'autres associations militant ailleurs en Afrique de l'Ouest, dont Semme Allah au Bénin, SOS Esclaves en Mauritanie, Timidria au Niger...
La diaspora soninké est également très impliquée dans la lutte contre l’esclavage par ascendance, notamment à travers le mouvement « Gambana » (slogan signifiant « égalité »), opérant principalement au Sénégal, en Gambie, en Mauritanie et au Mali.
Le rôle des réseaux sociaux est déterminant dans la lutte contre l’esclavage par ascendance. Les groupes WhatsApp Gambana sont actuellement suivis par plus de 70 000 personnes en Afrique et dans la diaspora. La communauté des blogueurs maliens a d’autre part lancé la campagne[1] #MaliSansEsclaves[12].
Genre, âge et esclavage par ascendance
Les femmes sont majoritaires parmi les esclavagisé.e.s avant l’abolition, et donc majoritaires à quitter le village de leurs « maîtres » après l’abolition. La main d’œuvre féminine et juvénile est alors très recherchée, en particulier par les femmes « nobles ». On se tourne alors vers le réseau familial. Le système de confiage (fosterage) s’étend dans les vingt années qui suivent l’abolition. Les questions de garde d’enfants après le décès du père, ou de récupération d’un ancien enfant esclave sont souvent soumises au tribunal, du fait de l’enjeu économique. L’émancipation des esclaves passaient aussi par le fait de regagner le contrôle sur leur propre famille, ce que les tribunaux garantissaient rarement en l’absence de compensation financière à l’ancien « maître » pour récupérer l’enfant. Les frontières entre confiage, mise en gage d’une personne pour dettes d’une autre, travail des enfants et mariage forcé sont perméables et perpétue les hiérarchies esclavagistes. Les jeunes servantes sont souvent d’anciennes esclaves pauvres.[13]
Les concubines sont fréquemment extraites de familles pauvres et considérées comme « descendantes d’esclaves » (cas du mouvement de concubines du Niger vers le Nord du Nigeria), ce qui les mène vers une situation d’isolement social, d’exploitation économique et sexuelle. On observe parfois une migration retour vers la région d’origine, mais la situation socio-économique de ces femmes reste le plus souvent précaire[14].
Ces catégories de populations sont également vulnérables à l’esclavage moderne[13].
Islam et esclavage par ascendance
Les personnes assignées au statut « d’esclave » peuvent être confrontées à des restrictions de leur pratique de la religion musulmane : elles sont théoriquement exclues du pèlerinage à la Mecque, de certaines prières, ne peuvent pas être imam, le veuvage d’une femme considérée comme « esclave » est plus court et pour les pères de familles, même tuer son propre animal pour la fête de Tabaski est souvent interdit, parce qu’ils sont obligés de tuer et dépouiller l’animal dans la famille de ceux qui sont considérés comme leurs “anciens maîtres”.
Certains documents signés par les kadis entérinent la libération d’une personne catégorisée comme « esclave » (manumission). La manumission est donc une forme d’affranchissement légale dans un contexte islamique pré-abolitioniste. Les décrets coloniaux d’abolition de l’esclavage n’ont été que faiblement appliqués par les administrations et les tribunaux, l’esclavage restant très présent dans les esprits et les pratiques, la pratique de la manumission a donc perduré. La manumission permettait d’accéder à certains privilèges islamiques, de recevoir un nouveau nom, de transmettre un héritage, mais instaurait un rapport clientéliste entre l’ancien “maître” et l’ancien “esclave” qui ne devient pas libre au même titre que l’ancien maître, mais plutôt « liberé ». Il ne s’agit donc pas d’une émancipation totale.
Cependant, la manumission ne concerne qu’une minorité de personnes aujourd’hui. Le facteur de l’âge est important dans le recours ou non à la manumission, pratique qui est parfois dénoncée comme naïve, passéiste voire de la « traîtrise à sa classe ». Dans leur itinéraire vers l’émancipation et pour se libérer du stigmate social, d’autres stratégies sont davantage utilisées, pour contester, contourner ou ignorer ces frontières sociales[15].
Des interprétations diverses de l’islam existent quant à l’esclavage. L’esclavagisme et l’islam peuvent cohabiter d’un côté et sont souvent évoqués et instrumentalisés par les élites politiques et religieuses pour maintenir le statu quo par rapports aux héritages de l’esclavagisme et de l’esclavage par ascendance. D’autre part, il y a des mouvements de résistance comme IRA Mauritanie ou Gambana qui invoquent la libération des esclaves par Mohammed et considèrent donc les pratiques d’esclavage comme illégitimes dans un contexte islamique.
Références
- (en) M.Rodet, L.Pelckmans, B.Camara, « Pourquoi l’« esclavage par ascendance » subsiste encore au Mali », sur The Conversation (consulté le )
- (en) Couillard Valérie, « The difficult path to freedom 10 years of work to eradicate slavery in West Africa » [PDF], sur antislavery.org, (consulté en )
- (en) Bakary Camara et Lotte Pelckmans, « Pourquoi l’« esclavage par ascendance » subsiste encore au Mali », sur The Conversation (consulté le )
- (en) L.Pelckmans & E.K Hahonou, « West African Antislavery Movements: Citizenship Struggles and the Legacies of Slavery », Vienna Journal of African Studies, , p. 141-162.
- (en) L.Pelckmans, « Moving Memories of Slavery among West African Migrants in Urban Contexts », European Journal of International Migration, , p. 45-68
- (en) L.Pelckmans, « “Having a road”: social and spatial mobility of persons of slave and mixed descent in post–independence Central Mali », Journal of African History, , p. 235-255
- (en) L. Pelckmans, « Breaking the silence ? The ongoing legacies of internal african slavery in Mali », The Dependent, (lire en ligne [PDF])
- (en) B. Camara, L. Durst-Lee, L. Pelckmans, M.Rodet, « The fight against descent-based slavery in Mali », Africa is a country, (lire en ligne )
- Marie Rodet, « Bouillagui, un village libre »
- Marie Rodet, « Documenting the History of Slavery on Film in Kayes, Mali », Journal of Global Slavery, vol. 5, no 1, , p. 89 (ISSN 2405-8351, lire en ligne, consulté le )
- Marie Rodet, « Les Diambourou : esclavage et émancipation à Kayes - Mali » , (consulté en )
- Michel YAO, « #MaliSansEsclaves : à Kayes, persécutés au nom de la coutume », sur Benbere, (consulté le )
- (en) Marie Rodet, "Under the Guise of Guardianship and Marriage": Mobilizing Juvenile and Female labor in the Aftermath of Slavery in Kayes, French Soudan, 1900-1939 (lire en ligne ), p. 87-100
- Lotte Pelckmans, « Fugitive emplacements: mobility as discontent for wahaya concubine women with slave status in the transnational borderlands of Niger–Nigeria, 1960–2016 », dans Invisibility in African Displacements, Zed Books, (lire en ligne)
- (en) Lotte Pelckmans, “To cut the rope from one’s neck?” Manumission documents of slave descendants from Central Malian Fulɓe society, Marcus Wiener Publishers., , p. 67-86
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