Grèves en 1920

Pour mieux percevoir « le climat social » du printemps 1920, il faut savoir que certains courants de la CGT sont plutôt « maximalistes » et poussent à des mouvements de revendications et de grèves massifs et durs. C’est le cas dans les compagnies de chemins de fer, agitées de grèves spécifiques ou générales entre février et mai 1920, dans certains grands magasins parisiens et dans certaines banques. Mais il est parfois difficile pour les responsables syndicaux de convaincre des salariés plutôt habitués à respecter les codes d’autorité hiérarchiques et donc la discipline du travail à se mobiliser en masse contre leur direction. Les réformistes arguent que l’immédiat après-guerre  avec des mouvements de grève en 1919  a vu éclore certaines réformes (journée de huit heures, etc.). Mais l’Union nationale qui a dominé autour du gouvernement de Georges Clemenceau depuis 1917 et jusqu’en janvier 1920 tend à se dissoudre au lendemain des élections de novembre 1919, quand se met en place un Bloc national alliant centre-droit et droite (gouvernement Alexandre Millerand).

Pourtant, les gouvernements successifs conservent le même ministre du Travail & de la Prévoyance sociale, Paul Jourdain[1], de décembre 1919 à janvier 1921, certes un conservateur mais réformiste « à l’allemande » puisqu’il est élu du Haut-Rhin, en Alsace, en novembre 1919. Conservateur d'inspiration sociale, à la mode germanique, il défend comme ministre et comme député, l'extension du droit syndical, la constitution de caisses de retraites pour les mineurs et un projet d'allocation pour les victimes des accidents du travail.

Le mouvement de grève dans les chemins de fer

Un grand mouvement social touche les six compagnies de chemins de fer en hiver et au printemps 1920. Il démarre modestement quand les ouvriers des ateliers de réparation ferroviaire de Périgueux, en Dordogne, réclament des lavabos pour se « décrasser » après leur journée de travail ; or, devant le refus de leur direction, ils déclenchent des grèves partielles qui trouvent leur écho au sein de la Compagnie du Paris-Orléans. Un autre déclencheur se situe les 14 et , quand le responsable de l’atelier du Paris-Lyon-Méditerranée de Villeneuve-Saint-Georges Jean-Baptiste Campanaud demande un congé pour assister, à Dijon, à une réunion de la commission administrative de l’Union syndicale PLM et que cette autorisation lui est refusée le 19 ; comme il a passé outre, il est mis à pied 19 pour 48 heures ; par solidarité, 1500 cheminots arrêtent de travailler ; le mouvement de solidarité s’étend alors aux autres compagnies ferroviaires[2].

Le 27 février, la Fédération syndicale lance un ordre de grève générale. Les premières révocations sont prononcées et les dirigeants syndicaux arrêtés. Le , la contestation gagne d’autres corporations, le mouvement se durcit et des manifestations violentes se déroulent à Paris. Les Autorités décident de recourir à la force répressive afin de briser violemment la grève : plusieurs militants, inculpés de complot contre la Sûreté de l’État, sont arrêtés et emprisonnés. Dans les compagnies, la répression est sévère : au moins 18 000 cheminots sont révoqués, soit près de 10 % des grévistes et 5 % du total des cheminots.

Cependant, le patronat ferroviaire adopte en même temps une position de conciliation et de réformisme. En effet, parmi les revendications sur la durée et les conditions de travail figuraient l’établissement d’une échelle de salaires et d’un statut unique pour le personnel cheminot. Or les compagnies concèdent la mise en place de ces deux réformes en 1920, ce qui constitue une avancée sociale majeure. Une nouvelle charte réglemente les phases de la carrière d’un agent en commençant par le recrutement et en finissant par la mise à la retraite. Appliqué à partir de septembre 1920, elle comporte des conditions de rémunérations fixées et hiérarchisées (grades et emplois classés avec l’indication de chaque filière) pour l’ensemble des cheminots des six compagnies.

Mais l'âpreté du conflit social a accéléré les contradictions au sein de la CGT, au point d'engendrer sa scission entre CGT et CGTU, et ce, jusqu’au Front populaire. C’est ainsi que Pierre Semard[3], salarié du PLM et dirigeant des cheminots de la Drôme et de l’Ardèche, déploie une activité militante de plus en plus intense en faveur des idées du syndicalisme révolutionnaire s'inspirant de la Révolution française et de la jeune révolution russe. Aussi commence-t-il en 1920 à jouer un rôle national. Révoqué du PLM pour fait de grève, il devient alors gérant de la coopérative des cheminots pour subvenir aux besoins de sa famille ; mais, ayant repris son activité syndicale. Il se situe dans le camp des minoritaires, révolutionnaires, contre les réformistes.

Des banques agitées en février 1920

Le secteur bancaire est lui aussi touché par une grosse vague de mécontentement social, après celle du printemps 1919. À la Société générale, le 31 janvier, à l’immeuble Trocadéro qui regroupe les services financiers, les deux leaders du Syndicat des employés de banque & de Bourse, François Tournier et Raymond Maurer, appellent les employés à cesser le travail ; ils s’opposent au projet de caisse des retraites en préparation ; ils dénoncent l’attitude des représentants de la direction au Conseil du travail, « où les représentants du personnel sont traités en “petits garçons”, où les questions sont parfois éludées et où ils ne veulent pas apportée une collaboration acceptée par obligation »[4]. Ils protestent contre l’octroi d’un traitement minimum annuel aux seuls salariés des agences de Paris en négligeant ceux des services centraux et font part de leurs divergences quant au projet de Caisse des retraites. Une « grève perlée » se profile, avec une succession de grèves partielles au sein des services, sans déclaration préalable et sans guère de possibilité de dresser la liste des grévistes pour en retenir le traitement journalier dès lors qu’il s’agirait plutôt d’un exercice du travail au ralenti plutôt qu’une grève intermittente. La tension s’avère élevée, avec des « incidents au Trocadéro et la démission des représentants des employés au Conseil du travail »[5].

Le taux de grévistes est élevé dans les services de l’immeuble Trocadéro tout au long de la dizaine de jours pendant laquelle la grogne s’exprime à des taux d’intensité variables et inégaux. La direction doit reconnaître une défaite relative puisque c’est bel et bien une majorité des salariés parisiens qui choisissent de faire grève, en solidarité avec le syndicat mais peut-être aussi afin d’exprimer sa déception devant ce qu’ils considèrent comme des concessions insuffisantes, notamment en ce qui concerne les revenus en ces temps encore inflationnistes.

Le mouvement de grève partielle se déploie du 5 au 16 février ; une grève générale est même organisée pour le 14 février afin de dénoncer les mesures d’exclusion prises contre quelques dizaines de salariés militants. Une fois la reprise du travail effectuée, les salariés grévistes sont réintégrés ; néanmoins, on décide de la « non-réintégration de plusieurs agents considérés comme meneurs »[5] : 39 salariés du Trocadéro ne sont pas réintégrés à la date du 21 février 1920. C’est que « tout sera à recommencer dans deux mois si les meneurs rentrent »[6], comme cela aurait été le cas dans des grands magasins car le pessimisme et le doute sont ressentis. Comme beaucoup d’entreprises de l’époque, la Générale s’initie à la lutte des classes et à la guerre sociale ; ses dirigeants ne tolèrent pas de voir les procédures de discussion et donc de conciliation contournées par un mouvement militant ; en revanche, ils acceptent bien volontiers des discussions entre partenaires de confiance.

Or un courant de la Chambre syndicale des employés de banque et de Bourse affirme sa volonté d’intensifier la lutte : il s’agirait de quitter la Fédération des employés et de rejoindre une nouvelle Fédération de la finance au sein de la CGT ; elle regroupe les salariés de la Banque de France, des banques et aussi des perceptions du ministère des Finances. Léopold Faure, secrétaire du syndicat des employés de Banque et de Bourse et directeur du Journal syndical des employés de Banque et de Bourse et de l’Officiel de la Banque et de la Bourse. C’est l’expression ultime de la combativité des dirigeants syndicaux dans le monde de la banque en 1920. Faure est déçu par l’esprit de compromis qui s’exprime parmi les responsables du syndicat, plutôt soucieux de négocier des accords avec la Générale. Aussi, en avril 1920, il démissionne et crée, en décembre 1920, la Fédération de la Finance est constituée et en devient le secrétaire général, avant de lui faire joindre la CGTU, la confédération procommuniste.

La Société générale répond favorablement à la demande des leaders syndicaux en octroyant une somme compensatoire, « une allocation correspondante à leurs appointements et indemnités de vie chère et de charges de famille, jusqu’à concurrence de trois mois à compter du 11 février »[7], et ce, jusqu’à ce qu’ils trouvent un nouvel emploi. Puis ils font preuve d’esprit d’ouverture, voire de « réconciliation » puisqu’un accord de « compromis » est signé le 11 décembre 1920 : « La Société générale, par mesure d’humanité, est disposée à reprendre, chez elle ou dans ses filiales à Paris, quelques-uns des agents non réintégrés qui, en raison de leur ancienneté, peuvent éprouver des difficultés particulières à se replacer autre part. »[8]

Malgré ces tensions et ce jeu entre dureté et conciliation, la Société générale se montre à l’écoute des revendications exprimées durant le mouvement social ; elle concède les réformes structurelles qui ont été négociées depuis plusieurs trimestres, notamment au sein du Conseil du travail. Le 27 mars, une assemblée de la Chambre syndicale des employés de banque et de Bourse approuve ces propositions : « Tout d’abord, après la reconnaissance du syndicat, l’organisation du travail est envisagée : l’heure d’entrée est fixée à 8h30, l’heure de sortie à 18 heures. Tout travail exécuté après 18 heures devra être considéré comme travail supplémentaire et rétribué au tarif minimum de 1/100e des appointements mensuels pour une heure. Le travail doit être interrompu deux heures pour le déjeuner. Le cahier [des réformes] prévoit la fermeture à 12 heures, sans aucune exception, les samedis et veilles de fêtes légales et l’octroi d’une congé annuel de quinze jours ouvrables à un an de présence et de 21 jours après dix ans »[9].

De nombreux foyers de revendications expliquent la floraison de mouvements sociaux en 1920, dans certains grands magasins parisiens, dans des ports, comme au Havre en février-avril 1920, où est influent le Syndicat général des ouvriers du port parmi les dockers, tandis que les ouvriers du bâtiment y lancent eux aussi une grève en mars-avril 1920, avant une grève quasi générale pour le et durant les jours qui suivent.

Entre révolution et réformisme en 1920

Peut-on dire que la guerre et l’immédiat après-guerre ont donné l’élan d’une politique sociale réformiste ? Au niveau national, avec la loi sur la journée de huit heures, celle sur les conventions collectives et le renforcement du syndicalisme dans le cadre de la loi de 1884, et international, avec la création de l’Organisation internationale du travail, ce fut le cas en 1919. À leur niveau, tout en insistant sur un code de valeurs privilégiant le respect de la hiérarchie, beaucoup d’entreprises ont entretenu des pratiques de « bienfaisance sociale », selon des formes de « libéralisme social »  incarné par la philosophie du Musée social  ou de réformisme modéré, voire dans la ligne du « solidarisme » promu par une partie du centre-gauche – autour de Léon Bourgeois  ou des recommandations des chrétiens-sociaux  sans parler ici du welfare capitalism esquissé avant la guerre outre-Atlantique.

Les réformes sociales, les concessions faites par de nombreuses entreprises, l’isolement du courant révolutionnaire, la révocation de nombreux grévistes[10] et enfin le début d’une grave récession au second semestre 1920, appelée à s’aggraver en 1921, tendent à enrayer la vague de revendications sociales. L’année 1920 se termine par un échec du mouvement révolutionnaire[11]. D’un côté, des sociétés ont choisi une politique « dure » de réaction sociale, en refusant d’admettre le syndicalisme revendicatif et ont privilégié le non-dialogue, voire la création de « syndicats jaunes », comme chez Citroën. D’un autre côté, des syndicats se sont engagés sur la voie révolutionnaire : le 3 octobre 1920, une minorité révolutionnaire crée les Comités syndicalistes révolutionnaires (CSR) dont le secrétaire est Pierre Monatte ; ils progressent au sein de l’appareil de nombreux syndicats et gagnent peu à peu des fédérations entières, comme les cheminots ou les métallos – tandis que, en décembre 1920, a lieu la scission entre la SFIO et le Parti communiste (SFIC). Cela débouche sur le schisme au sein de la CGT en juillet 1921, avec la naissance de la CGTU (Confédération générale du travail unitaire), et ce jusqu’au Front populaire en 1936.

Bibliographie

  • Robert Brécy, Le mouvement syndical en France, 1871-1921, Paris-La Haye, Mouton, 1963.
  • Annie Kriegel, La grève des cheminots, 1920, Paris, Armand Colin, 1988.
  • Christian Chevandier, Cheminots en grève ou la construction d’une identité (1848-2001), Paris, Maisonneuve & Larose, « Actualité de l’Histoire », 2002.
  • Joseph Jacquet (dir), Les cheminots dans l'histoire sociale de France, Paris, Fédération nationale des cheminots CGT & Éditions sociales, 1967.
  • Serge Wolikow (et alii), Pierre Semard, Paris, Éditions Le Cherche-Midi, 2007.
  • John Barzman, « Chapitre 5. Les grèves de l’hiver et du printemps 1920 », in Dockers, métallos et ménagères : mouvements sociaux et cultures militantes au Havre (1912-1923), Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, p. 221-240.
  • La grève des cheminots en 1920
  • Colette Chambelland (dir.), Le Musée social en son temps, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1998.
  • Janet Horne, Le Musée social. Aux origines de l’État providence, Paris, Belin, 2004.
  • Janet Horne, A Social Laboratory for Modern France. The Musée social and the Rise of Welfare State, Durham & Londres, Duke University Press, 2002.
  • Stuart Brandes, American Welfare Capitalism, 1880-1940, Chicago, 1970 ; réédition, University of Chicago Press, 1976 et 1984.
  • Zoltan Acs & Ronnie Phillips, « Entrepreneurship and philanthropy in American capitalism », Small Business Economics, 2002, volume 19, no 3, p. 189-294.

Références

  1. Jean Jolly (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), Paris, PUF, 1960., Paris, PUF, , "Jean Jourdain"
  2. « https://slb.ccgpfcheminots.fr/a-decouvrir/316-il-y-a-100-ans-la-greve-de-1920 »
  3. Serge Wolikow, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (Le Maitron en ligne), Paris (SEMARD Pierre, Victor - Maitron), « Semard Pierre, Simon »,
  4. Texte du syndicat, , dossier Grèves de 1920, archives historiques de la Société générale. Et aussi : Procès-verbal de la réunion du Conseil du travail, 3 février 1920, ibidem.
  5. Procès-verbal du conseil d’administration de la Société générale, 9 février 1920.
  6. Note manuscrite ou brouillon, autour de la mi-février, dossier Grèves de 1920, archives historiques de la Société générale.
  7. Note de synthèse du conflit social de février 1920, , dossier Grèves de 1920, archives historiques de la Société générale.
  8. Note manuscrite, sans date, dossier Grèves de 1920, archives historiques de la Société générale.
  9. Article « Les revendications des employés de la banque et de la Bourse », Bonsoir. Journal républicain du soir, mercredi 7 avril 1920, dossier Grèves de 1920, archives historiques de la Société générale.
  10. Dictionnaire Maitron. Dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social, Paris (1920 : grévistes et révoqués - Maitron), « Grévistes et révoqués en 1920 »,
  11. « L'échec de la grève de 1920 »
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