Kireji

Un kireji (切れ字, « caractère de coupe »), ou mot de césure, est un mot-outil utilisé dans la poésie japonaise traditionnelle. Il peut s'agir d'une particule enclitique (adverbe, conjonction, postposition) ou d'un auxiliaire verbal[1]. Il est généralement considéré comme obligatoire dans le haïku, le hokku, le renga et le renku. Il n'existe pas d'équivalent exact dans la langue française et sa fonction peut être difficile à définir.

Premièrement, il a une utilité structurelle : il permet d'atteindre le nombre de mores requis pour chaque vers[2] (généralement 5 ou 7), mais surtout il met en place la nécessaire césure au sein du poème. Situé au milieu d'un vers, il le divise en deux moitiés indépendantes ; il marque alors une pause à la fois rythmique et grammaticale. En fin de vers, il a un rôle d'emphase et accroît le sentiment de conclusion.

Deuxièmement, il peut imbiber le haiku de l'émoi ténu et subtil qui lui est propre[2], véhiculant alors les sentiments de l'auteur.

Histoire

La règle du kireji (ainsi que celle du kigo) était déjà présente dans le hokku (première strophe en 5-7-5 d'un renga). Lorsque Matsuo Bashō a développé le genre haiku à partir du hokku, il a conservé la règle.

Liste des kireji usuels

Voici la liste des principaux kireji rencontrés :

Kireji usuels
Kireji Utilisation Exemple (japonais) Exemple (romaji) Exemple (traduction)
ya
(や)
(après un nom ou un groupe nominal)

Permet d'insister sur le mot (ou groupe de mots) qui le précède. Ajoute une forte nuance émotive, notamment empreinte d'exclamation ou d'admiration[2],[3].

古池

蛙飛びこむ
水の音[4]

furu ike ya

kawazu tobikomu
mizu no oto
(Matsuo Bashō)

Ah ! Le vieil étang...

Une grenouille plonge :
Bruit d'eau.

松島

ああ松島
松島[5]

Matsushima ya

aa Matsushima ya
Matsushima ya
(Matsuo Bashō)

Ah ! Matsushima !

Matsushima Aaah !
Ah ! Matsushima[6] !

kana
(かな)
(après un nom ou un groupe nominal)

kana n'a pas le même sens qu'en japonais moderne (où il indique l'incertitude, et est d'ailleurs associé à un verbe). Il indique l'étonnement ou l'admiration[7],[8]. Il souligne l'émotion associée au mot qui le précède[2].

木をつみて

夜の明やすき
小窓かな[9]

ki o tsumite

yo no akeyasuki
komado kana
(Masaoka Shiki)

L'arbre ayant été coupé,

la clarté du soir atteint facilement
ma petite fenêtre !

ka
(か)
(en fin de phrase)

Indique une question[10].

鶯を

魂にねむる

矯柳[4]

uguisu o

tama ni nemuru ka

taoyanagi

(Matsuo Bashō)

A-t-il un rossignol

en son âme lorsqu'il dort ?

Le saule pleureur...

mogana
(もがな)
(après un nom ou un groupe nominal)

Indique le désir, l'espoir[11].

子の日しに

都へ行かん

もがな[4]

ne no hi shi ni

miyako e ikan

tomo mogana

(Matsuo Bashō)

Pour le désherbage du jour du rat,

J'aimerais tant qu'un ami

vienne me voir à la capitale.

zo
(ぞ)
(en fin de phrase)

Indique la détermination, la certitude. Donne un ton très fort et affirmatif[12],[8].

五月の雨

岩檜葉の緑

いつまで[4]

gogatsu no ame

iwahiba no midori

itsumade zo

(Matsuo Bashō)

Pluie de mai ;

Le vert des sélaginelles

est éternel !

keri
(けり)
(suffixe verbal ou adjectival)

Montre l'émotion, l'étonnement, l'admiration, ou une prise de conscience soudaine[8] vis à vis d'une scène passée, d'une action effectuée par quelqu'un d'autre que le locuteur.

Sur le plan purement grammatical, il désigne une action passée, terminée[2],[13].

阿蘭陀も

花に来にけり

馬に鞍[4]

horanda mo

hana ni ki ni keri

uma ni kura

(Matsuo Bashō)

Même les Hollandais

sont venus pour la floraison !

Ensellons nos chevaux !

nari
(なり)
(suffixe adjectival)

En tant que suffixe adjectival, a le sens de "être"[14].

朝茶飲む

僧静かなり

菊の花[4]

choucha nomu

sou shizuka nari

kiku no hana

(Matsuo Bashō)

Buvant son thé du matin,

le moine est serein.

Chrysanthèmes...

のどかさや[15]

内海川の

ごとくなり

nodokasa ya

uchiumi kawa no

gotoku nari

(Masaoka Shiki)

Quelle tranquillité !

La mer intérieure est semblable

à un fleuve.

tari
(たり)
(suffixe verbal)

Peut indiquer une action achevée dont les effets sont encore observables, mais également une action en cours. À déterminer selon le contexte[16].

暑き日を

海にいれたり

最上川[4],[5]

atsuki hi o

umi ni iretari

mogamigawa

(Matsuo Bashō)

Le fleuve Mogami

plonge le soleil ardent

dans la mer.

ran/ramu
(らん/らむ)
(suffixe verbal)

Indique un constat, une conjecture devant une scène présente[17].

市人に

いで是売らむ

笠の雪

ichibito ni

ide kore uramu

kasa no yuki

(Matsuo Bashō)

Cet homme au marché,

on dirait bien qu'il vend

le chapeau avec la neige qui est dessus.

tsu
(つ)
(suffixe verbal)
nu
(ぬ)
(suffixe verbal)

Peut indiquer une action complètement terminée, mais également la négation. À déterminer selon le contexte[18].

花にね

此もたぐいか

鼠の巣[4]

hana ni nenu

kore mo tagai ka

nezumi no su

(Matsuo Bashō)

Dès la floraison elles ont fini d'hiberner

celles-là aussi[19] ?

Nid de souris.

zu/su
(ず/す)
(suffixe verbal)

Forme négative du verbe.

木啄も

庵はやぶら

夏木立[4],[5]

kitataki mo

io wa yaburazu

natsu kodachi

(Matsuo Bashō)

Même les piverts

s'abstiennent d'endommager cet ermitage.

Le bosquet en été...

ji
(じ)
(suffixe verbal)

Forme négative du verbe pouvant exprimer l'incertitude, le non-désir, la non-intention.

yo
(よ)
(en fin de phrase)

Indique l'exclamation.

野を横に

馬引き向けよ

ほととぎす[4],[5]

no o yoko ni

uma hikimuke yo

hototogisu

(Matsuo Bashō)

À travers la lande,

guide mon cheval,

toi petit coucou !

se/re/he/ke
(せ/れ/へ/け)
(suffixe verbal)

Forme impérative du verbe.

shi (し) (suffixe adjectival)
ikani
(いかに)
(adverbe)

Indique un choc émotionnel, la surprise, un fort étonnement[20]. Donne de l'emphase à un phénomène.

猿を聞く人

捨て子に秋の

いかに[4]

saru o kiku hito

suteko ni aki no

kaze ikani

(Matsuo Bashō)

J'entends les cris des singes...

Non ! d'un enfant abandonné dans le vent d'automne !

Mais qu'est-ce que c'est que ça ?!

Notes et références

  1. (ja) « Définition de "kireji" », sur www.doctor-senryu.com (consulté le )
  2. Roland Barthes, La préparation du roman : cours au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, Paris, Seuil, , 600 p. (ISBN 978-2-02-122241-8), p. 143, 144
  3. (ja) « Signification et usage de "ya" », sur kobun.weblio.jp (consulté le )
  4. (ja) « Œuvre complète des haiku de Bashō, université de Yamanashi », sur www2.yamanashi-ken.ac.jp (consulté le )
  5. Hervé Collet, Basho, Maitre de Haiku, Albin Michel, , 224 p. (ISBN 978-2-226-22041-7 et 2-226-22041-0), p. 56, 67
  6. Dans ce haïku inhabituel, l'auteur montre qu'il n'a pas de mots pour décrire Matsushima, à tel point il est subjugué par ce paysage considéré comme l'un des plus beaux du Japon.
  7. (ja) « Signification et usage de "kana" », sur www.weblio.jp (consulté le )
  8. Jacqueline Pigeot, Manuel de japonais classique : initiation au bungo, Langues & mondes-L'Asiathèque, , 179 pages (ISBN 2-915255-14-8)
  9. (en) « Selected Poems of Masaoka Shiki - University of Virginia Library », sur jti.lib.virginia.edu (consulté le )
  10. (en) « Particule "ka" sur le wiktionnaire anglais », sur en.wiktionary.org (consulté le )
  11. (ja) « Signification et usage de "mogana" », sur www.weblio.jp (consulté le )
  12. (ja) « Signification et usage de "zo" », sur www.weblio.jp (consulté le )
  13. (ja) « Signification et usage de "keri" », sur www.weblio.jp (consulté le )
  14. (ja) « Signification et usage de "nari" », sur kobun.weblio.jp (consulté le )
  15. Cet exemple montre qu'il est possible de trouver chez les classiques un haiku comportant plusieurs kireji. Cela reste cependant très rare car les groupes de mots mis en exergue par un kireji perdent en intensité lorsqu'ils se multiplient.
  16. (ja) « Signification et usage de "tari" », sur kobun.weblio.jp (consulté le )
  17. (ja) « Signification et usage de "ramu" », sur kobun.weblio.jp (consulté le )
  18. (ja) « Signification et usage de "nu" », sur kobun.weblio.jp (consulté le )
  19. L'auteur constate qu'il y a un nid de souris bruyantes dans son plafond, et les compare implicitement aux oiseaux qui se réveillent au printemps (d'après le commentaire accompagnant ce haiku dans l’œuvre complète disponible sur le site de l'université de Yamanashi).
  20. (ja) « Signification et usage de "ikani" », sur www.weblio.jp (consulté le )
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