Narrativisme historique
Le narrativisme historique est un courant historiographique qui écrit l’histoire de manière littéraire (et non analytique) et chronologique. Cette pratique de l’écriture historique, apparue dans les années 1970, est avant tout caractéristique de l'historiographie anglophone (l'un de ses plus éminents tenants est par exemple Hayden White).
Le narrativisme a connu son apogée dans les années 1980, mais il suscite encore aujourd’hui des débats au sein de la communauté historienne. C'est un courant proche de la French Theory et du Linguistic Turn ou tournant linguistique[1].
Définitions
En histoire, le courant narrativiste utilise la narration pour écrire les événements historiques et les faits humains de façon à faciliter leur compréhension[2]. Ainsi, le travail des narrativistes se compose de deux étapes : d’abord, l’établissement des faits historiques ; ensuite la construction narrative de ces faits[3]. Pour les narrativistes, l’histoire doit être écrite selon un modèle causal[4] : les événements historiques s’enchaînent sur un axe temporel et ils forment ainsi un tout cohérent[3]. Selon François Furet, un évènement en lui-même ne signifie rien tant qu’il n’est pas intégré à une série d’événements liés entre eux par ce récit causal[5].
Le narrativisme utilise un style d’écriture littéraire pour mettre en forme ce récit causal. Cette adaptation de la façon d’écrire l’histoire rend sa lecture plus attrayante et permet donc à l’histoire de toucher un plus large public[6]. Elle est considérée comme rétrospective car elle cherche à recréer le passé de la manière dont les personnes le vivaient[7],[3].
Bien que le narrativisme ne se définisse pas par un objet d’étude, mais par une façon d’écrire l’histoire, il étudie avant tout les domaines événementiel, politique et biographique. Il se concentre sur ce que les narrativistes considèrent comme les personnages et événements décisifs de l’histoire, notamment les guerres[5].
On peut distinguer deux tendances au sein même du courant narrativiste. D’une part, les narrativistes dits « traditionnels » s’intéressent plus à l’aspect chronologique de l’histoire et se centrent sur les évènements et actions liés à l’individu, à une unité. À ce sujet, ils critiquent les modernistes ; ils estiment qu’ils prêtent trop attention à des données qui n’ont aucune importance dans l’histoire, voire qui expliquent les évènements fondamentaux chez le lecteur[pas clair].
D’autre part, les narrativistes dits « modernistes » se concentrent quant à eux sur les structures historiques et l’observation de tendances générales, où la chronologie n’a pas toujours sa place; ce qui les éloigne des traditionalistes. Ils trouvent que les traditionalistes ne développent pas assez le « pourquoi » et les causes, enfermant l’histoire dans des cases prédéfinies, et commettant donc des erreurs.
Narrativistes
Tandis que les narrativistes ont longtemps été des littéraires, les chercheurs s’attardant sur l’historiographie du courant sont souvent des diplômés d’histoire ayant eu une formation plus ou moins longue en littérature, en linguistique ou en philosophie[8]. Cela se constate notamment dans les revues d'études littéraires qui abordent régulièrement la question du narrativisme[9], de même que chez Anne Musschoot qui parle d’un « Nouveau mouvement dans la philosophie de l’histoire »[10]. Une grande partie des historiens traitant de la question du narrativisme sont anglophones ; c’est le cas, notamment, de Hayden White, David Carr ou encore Lawrence Stone[9]. Parmi les francophones, on peut compter Paul Ricœur, Fernand Braudel ou encore Paul Veyne[2].
Historiographie et critiques
Le narrativisme apparaît autour des années 1970 dans les pays anglo-saxons principalement, même s’il est parfois traité par des auteurs francophones. Le courant s’attire des critiques dès ses débuts, surtout à propos de sa relation aux faits et sa structure[2]. Certains estiment effectivement que l’histoire narrative se concentre sur les questions du « quoi » et du « comment » en délaissant celle du « pourquoi » : les narrativistes se contenteraient donc de constater sans chercher à expliquer, de rassembler les faits sans aller plus loin[3],[7],[5],[11].
Le narrativisme est utilisé de plus en plus couramment, en histoire mais aussi en économie ou en sociologie[9], jusqu’à connaître son apogée dans les années 1980 ; parallèlement, il devient lui-même un objet d’étude, et les débats qu’il suscite se renforcent. C’est une période où l’histoire cherche à recevoir ses lettres de noblesse et à être considérée comme une science ; or le narrativisme est perçu et étudié comme un courant littéraire plutôt qu’un courant historiographique. D’ailleurs, la plupart de ses auteurs sont des critiques littéraires et non des historiens[8]. Ainsi, beaucoup d’historiens voient dans le narrativisme une antithèse de la discipline historique[2], puisqu’il ne respecte pas ses principes fondamentaux tels que la recherche active ou l’écriture explicite[3],[2].
Après les années 1980, l’utilisation du narrativisme en histoire décline, bien qu’il soit toujours utilisé aujourd’hui[12]. Le courant commence à être étudié pour lui-même et non plus en tant que simple contrepoids didactique[9]. Certains regrettent que les narrativistes limitent leur champ d’étude aux grandes figures et aux évènements uniques ; de ce fait, ils ne développent l’histoire que sous un certain point de vue[5],[2]. Cette sélection de l’objet d’étude est cependant assumée par les nouveaux historiens narrativistes selon lesquels l’écriture de la réalité historique est, de toute façon, toujours biaisée[10]. Certains auteurs utilisent même les débats autour du narrativisme comme argument pour le défendre : Hayden White, par exemple, pense que l’impulsion de la narration est naturelle et même inévitable, y compris en histoire[13]. Quoi qu’on pense du narrativisme historique, on ne peut donc pas nier le rôle de la narration dans le travail des historiens[3].
Bibliographie
- Barbara Abrash et Daniel Walkowitz, « Narration cinématographique et narration historique. La (sub)version de l’histoire », dans Vingtième siècle, revue d’histoire, année 1995, volume 46, no 1, p. 14-24 (numéro thématique : Cinéma, le temps de l’histoire).
- José Carlos Bermejo Barrera, « Making history, talking about history », dans History and theory, vol. 40, no 2 (), p. 190-205 (publié par Wiley for Weslevan University).
- Robert Burns (éd.), Historiography. Critical concepts in historical studies, vol. IV, Londres/New York, Routledge, 2006.
- François Furet, « From narrative history to history as a problem », dans Burns, id.
- Lawrence Stone, « The revival of narrative : reflections on a new old history », dans Burns, id.
- H. Wa Dray, « Narrative versus analysis in history », dans Burns, id.
- Martin Kreiswirth, « Trusting the tale : the narrativist turn in the human sciences », dans New literary history, vol. 23, no 3 : History, politics, and culture' (été 1992), p. 629-657 (publié par The Johns Hopkins University press).
- Chris Lorenz, « Can histories be true ? Narrativism, positivism, and the metaphorical turn », dans History and theory, vol. 37, no 3 (octobre, 1998), p. 309-329.
- Anne-Marie Musschoot, « The rhetoric of narrative historiography », dans Narratives of Low Countries and culture : reframing the past, p. 143-152, (série) Global Dutch, 2016, UCL press.
- Eileen H. Tamura, « Narrative history and theory », dans History of education quarterly, vol. 51, no 2 (), p. 150-157, Cambridge University press.
- Hayden White, « The narrativization of real events », dans Critical inquiry, vol. 7, no 4 (été 1981), p. 793-798.
- Id., The content of the form. Narrtive discourse and historical representation, Baltimore/Londres, The Johns Hopkins University Press, 1987.
Notes et références
- Christian Delacroix, « Histoire (Histoire et historiens) - L'écriture de l'histoire », Encyclopædia Universalis, consulté le 7 décembre 2021. en ligne
- Eileen H. Tamura, « Narrative history and theory », dans History of education quarterly, vol. 51, no 2 (mai 2011), pp. 150-157, Cambridge University press.
- H.W. Dray, « Narrative versus analysis in history », dans Robert Burns (éd.), Historiography. Critical concepts in historical studies, vol. IV, Londres/New York, Routledge, 2006.
- Chris Lorenz, « Can histories be true ? Narrativism, positivism, and the metaphorical turn », dans History and theory, vol. 37, no 3 (octobre, 1998), p. 309-329.
- François Furet, « From narrative history to history as a problem », dans Robert Burns, op. cit.
- Barbara Abrash et Daniel Walkowitz, « Narration cinématographique et narration historique. La (sub)version de l’histoire », dans Vingtième siècle, revue d’histoire, année 1995, volume 46, no 1, p. 14-24 (numéro thématique : Cinéma, le temps de l’histoire).
- Lawrence Stone, « The revival of narrative : reflections on a new old history », dans Robert Burns, op. cit.
- José Carlos Bermejo Barrera, « Making history, talking about history », dans History and theory, vol. 40, no 2 (mai 2001), pp. 190-205 (publié par Wiley for Weslevan University), p. 202.
- Martin Kreiswirth, « Trusting the tale : the narrativist turn in the human sciences », dans New literary history, vol. 23, no 3 : History, politics, and culture (été 1992), pp. 629-657 (publié par The Johns Hopkins University press).
- Anne Musschoot, op. cit.
- R. G Collingwood d’après Dray
- Martin Kreiswirth, op. cit. Un exemple de narrativisme historique récent : Arlette Farge, Un ruban et des larmes. Un procès en adultère au XVIIIe siècle, Paris, édition des Busclats, 2011.
- Hayden White, The content of the form. Narrtive discourse and historical representation, Baltimore/Londres, The Johns Hopkins University Press, 1987.
- Portail de l’historiographie