Presse privée
L'expression « presse privée » est la traduction littérale de l’anglais private press. Ce terme spécifique désigne une petite entreprise regroupant maison d’édition et imprimerie, parfois aussi un atelier de reliure, un fabricant de papier, une fonderie typographique, qui produit des livres dans un but esthétique et qualitatif, et non strictement commercial. Parce que le mouvement s’est principalement développé en Angleterre à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, on trouve souvent private press employé en français, mais presse privée est attesté chez les auteurs français, et le mot « presse », principalement lié au journalisme, désigne fréquemment en français, au pluriel (« presses »), une maison d’édition.
Pour les articles homonymes, voir The Private Press.
Caractéristiques
On considère généralement qu’une presse privée réalise tous ses ouvrages sans faire appel à des intervenants extérieurs, n’utilise pas de caractères commerciaux, mais dans les faits presque toutes ont eu recours à une sous-traitance, ne serait-ce que ponctuellement. Selon Will Ransom (1929), a private press may be defined as the typographic expression of an ideal, conceived in freedom and maintained in independence (une presse privée peut être définie comme l'expression typographique d'un idéal, conçue dans la liberté et maintenue dans l'indépendance[1]).
Cette dénomination s’applique aussi, dans le domaine anglo-saxon, aux maisons de disques œuvrant dans le même esprit, par opposition aux major companies.
Par leurs petits tirages et donc leur rareté, leur originalité, leur souci de présentation et de qualité, les ouvrages des presses privées sont recherchés par les bibliophiles.
Histoire
S'il a bien entendu existé des presses privées depuis les origines de l’imprimerie, par exemple sous l’enseigne Ad Insigne Pinus, des humanistes produisent des ouvrages de qualité à Augsbourg de 1594 à 1619, et qu'aux débuts de l’imprimerie, les imprimeurs jouaient aussi le rôle d’éditeurs, le concept de « presse privée » n’a véritablement pu exister qu’à partir du moment où les activités se sont diversifiées dans des buts de rendement commercial, avant même que la mécanisation, puis l’industrialisation des procédés, n’apparaissent.
Le concept de private press émerge au XVIIIe siècle en Angleterre et prend son essor au siècle suivant, en réaction à l'industrialisation des métiers du livre et est également rendue possible par la libéralisation des métiers de la presse et de l'édition (le droit de publier librement, sans avoir à demander un privilège), dont là encore l'Angleterre fut l'exemple. Il faut cependant préciser que les tirages de ces éditeurs sont beaucoup plus faibles que ceux des éditeurs classiques : le législateur les considère comme « hors-commerce », vendus par souscription, ou entre sociétaires et amateurs bibliophiles, ce qui permet parfois d'échapper au dépôt légal ou aux normes en vigueur en matière de copyright. C'est ainsi qu'il faut entendre en anglais le terme private : l'œuvre éditoriale d'un individu, pour son seul plaisir, à ses frais et pour la joie de quelques amis. Ces amis ou compagnons forment ce qu'il est convenu d'appeler une société ou un atelier dont l'esprit d'indépendance est revendiqué à travers une identité forte. Cet esprit est déjà présent chez les adeptes du saint-simonisme en France dans les années 1830-1840.
La dénomination arrive avec la Kelmscott Press de William Morris et ses compagnons et suiveurs, tenants du mouvement Arts & Crafts à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, même s’il y a eu des précédents (de Benjamin Franklin à William Blake), sans oublier par exemple les tentatives en France de Balzac, d'Alphonse Derenne ou encore de Richard Lesclide.
En 1890, William Morris, avec la collaboration active d’Emery Walker, crée la Kelmscott Press. Il dessine sa propre typographie, réalise les abondants décors des pages, et confie à ses amis artistes, dont Edward Burne-Jones, l’illustration des ouvrages. Il fait fabriquer manuellement son papier et ses reliures par des artisans. L’ensemble tend à privilégier le travail manuel, le souci de la perfection et de l’unité entre les différentes parties du livre, globalement inspiré par les modèles médiévaux. En même temps, c’est refuser le progrès technologique de l’époque et ses bouleversements qui laissent de côté la tradition pour mettre en avant la production de masse, la standardisation, avec les pertes de qualité induites.
Autour du noyau formé par Morris et ses amis, vont s'ouvrir, principalement en Angleterre, de nombreuses private presses : en 1894, l'Eragny Press de Lucien Pissarro ; en 1895, Charles Henry St John Hornby, ami de Morris et encouragé par Emery Walker et S. C. Cockerell, fonde l'Ashendene Press. En 1900, le relieur T. J. Cobden-Sanderson crée la Doves Press, associé un temps avec Emery Walker.
En Italie, l’Allemand Hans Mardersteig, naturalisé Italien sous le nom de Giovanni Mardersteig, anime l’Officina Bodoni.
L’ensemble subira durement la crise des années 1930 et la plupart ferment leurs portes avant la Seconde Guerre mondiale. L'évolution des techniques de l'imprimerie rendront difficile, voire impossible, le travail artisanal et manuel prôné par les tenants des presses privées.
Après la guerre, de nouvelles sociétés réapparaissent autour d’artistes et de bibliophiles qui veulent, soit perpétuer les anciennes techniques typographiques, soit lancer de nouvelles recherches expérimentales.
Typographie
La plupart des créateurs de presses privées dessinent ou font dessiner leurs propres caractères. Ils cherchent en général à revenir aux origines de l'imprimerie, se référant à des modèles médiévaux librement interprétés (Chaucer Type, King's Type) ou aux humanes classiques comme celles de Jenson. Le Londonien Edward Prince grave la plupart des poinçons de ces caractères.
- William Morris (Kelmscott Press) : Golden Type (1891), Troy Type, Chaucer Type
- Thomas James Cobden-Sanderson et Emery Walker (Doves Press): Doves Type
- Charles Ricketts (Vale press) : Vale Type, Avon Type, King's Type
- Lucien Pissarro : Brook (Eragny Press), Distel (Zilverdistel)
- S. H. de Roos : Zilver (Zilverdistel)
- Giovanni Mardersteig : Dante, Griffo, Zeno.
Presses privées notables
- Strawberry Hill Press, dite aussi l’Officina Arbuteana de Horace Walpole, considérée comme la première private press britannique (1757).
- The Press de Gaetano Polidori (1764-1853), grand-père de Dante Gabriel Rossetti de Christina Rossetti dont il publie les premiers poèmes. Il publie ses propres œuvres et le poème Osteologia écrit par son père Agostino Ansano Polidori en 1763.
- The Chiswick Press (en) de Charles Whittingham I (1767–1840) de 1811 à 1962.
- Daniel Press, de Charles Henry Olive Daniel (1836-1919) à Oxford de 1874 à 1903.
- The Bodley Head lancée en 1887 par John Lane et Charles Elkin Mathews, et jusqu'en 1892-1893.
- Kelmscott Press créée par William Morris en 1890.
- Essex House Press (1890-1910) de Charles Robert Ashbee, qui hérita de la presse manuelle de Kelmscott Press.
- The Mosher Press de Thomas Bird Mosher (1852-1923) en 1891 à Portland (Maine), considérée comme la première private press américaine.
- Eragny Press, fondée en 1894 par Lucien Pissarro et son épouse Esther en Angleterre (Eragny était le village où résida Camille Pissarro, père de Lucien).
- Caradoc Press (1899-1909) du graveur sur bois Harry George Webb (1882-1914) et son épouse Hesba, à Chiswick[2].
- The Vale press (1894-1904), de Charles Ricketts et Charles H. Shannon.
- Ashendene Press (1895-1915, puis 1920-1935), lancée par Charles Henry St John Hornby.
- Wayside Press, lancée en 1895 par William Bradley à Springfield.
- Roycroft Press, lancée en 1896 par Elbert Green Hubbard à Aurora.
- Doves Press (1900-1916) de Thomas James Cobden-Sanderson et Emery Walker.
- Dun Emer Press, de Elizabeth Yeats (en), 1903.
- Les éditions de l’Abbaye (1906-1909), à Créteil.
- Trovillion Press at the Sign of the Silver Horse, lancée par Hal W. Trovillion à Herrin (Illinois) en 1908.
- Zilverdistel, fondée en 1909 par Jan Greshoff, Jacobus Cornelis Bloem et Pieter Nicolaas Van Eyck, à La Haye, Pays-Bas.
- Pan-Presse fondée à Berlin en 1909 par Paul Cassirer, actives jusqu'en 1922.
- Cranach Presse, du comte Harry Kessler, fondée en 1913 à Weimar (Allemagne).
- Gregynog Press (1922- ?) de Gwendoline et Margaret Davis.
- The Golden Cockerel Press, lancée par Harold Midgley Taylor en 1920.
- Nonesuch Press, fondée en 1922 par Francis et Vera Meynell, et David Garnett.
- Three Mountains Press, de Bill Bird (Paris, 1922-1928). Bird a vendu son matériel à Nancy Cunard.
- Officina Bodoni, de Giovanni Mardersteig, Vérone (Italie), de 1922 à 1977.
- Rampant Lions Press créée par Will Carter en 1924, continuée par son fils Sebastian jusqu’en 2008.
- Black Sun Press, fondées en 1927 à Paris par Caresse et Harry Crosby.
- The Hours Press de Nancy Cunard à La Chapelle-Réanville, en France, de 1928 à 1931. Première publication de Samuel Beckett, œuvres d'Ezra Pound.
- The Perishable Press Limited, créée par Walter Hamady en 1964.
- Happy Dragons' Press, fondée en 1969.
- Something Else Press, dirigée par Dick Higgins de 1964 à 1973.
- Stanbrook Abbey Press, située à Stanbrook Abbey (en) et relancée en 1955 par Hildelith Cumming et Felicitas Corrigan, et disparue en 1991.
- Redstone Press (en), fondée en 1986 par Julian Rothenstein à Londres, dont il s'occupe seul.
Notes et références
- Will Ransom, Private Presses and Their Books. New York, R. R. Bowker, 1929, p. 22
- (en) « Caradoc Press – A “misbegotten effort”? » sur Private Press & Wood Engraved Books.
Voir aussi
Articles connexes
Liens externes
- (en)A Short Introduction to Graphic Design History, le site de Nancy Stock-Allen.
- (en)A Sampling of Private Press Types, quelques exemples de caractères des presses privées tirés du site Elstonpress.com (Fine Press Books).
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