Théorie queer
La théorie queer[1] est une théorie sociologique et philosophique qui postule que la sexualité, mais aussi le genre — masculin, féminin ou autre — d'un individu ne sont pas déterminés exclusivement par son sexe biologique (mâle ou femelle), mais par son environnement socio-culturel, par son histoire de vie ou par ses choix personnels.
Pour les articles homonymes, voir Queer (homonymie).
Rattachée au post-structuralisme, elle critique principalement l'idée que le genre et l'orientation sexuelle seraient déterminés strictement par la génétique ou la biologie, mais aussi par d'autres facteurs, tel que la symbolique ou l'expérience personnelle, des variantes importantes pouvant exister chez ses théoriciens.
La théorie queer s'oppose aux féminismes essentialiste ou différentialiste et se distingue parfois des structuralistes classiques. Cette théorie différencie le type sexuel biologique (mâle/femelle) du genre (masculin/féminin). Elle critique une société qui tendrait vers l'hétéronormativité, c'est-à-dire au mépris des individus n'adoptant pas l'hétérosexualité, voire qui poserait l'hétérosexualité comme un résultat naturel, inné ou encore comme une obligation morale, car une telle conception réduirait le genre au seul type sexuel acquis à la naissance.
Fortement influencée par le travail de Gloria Anzaldúa, d'Eve Kosofsky Sedgwick et de Judith Butler, la théorie queer s’appuie à la fois sur l'idée féministe selon laquelle la sexualité est une partie essentielle de la construction de soi, sur une conception moins normative du social et sur le droit au libre choix des comportements et des différences.
Approche universitaire
Sexe, genre et rôle social
La théorie queer apparait au sein des études de genre, développées à partir du début des années 1990 aux États-Unis, au travers de pensées poststructuralistes[2] et de relectures déconstructivistes, dans le prolongement des idées de Foucault[3] et de Derrida.
Avec le genre, la sexualité compose un des thèmes principaux de la théorie queer, et comprend de la recherche sur la prostitution, la pornographie, le non-dit de la sexualité, entre autres.
Les enquêtes queer sur le genre cernent surtout les instances déviantes du genre (les transgenres, les gender-queers, et les travesties) ainsi que la séparation de genre et de sexe biologique (qui donne lieu à des affrontements forts, entre diverses approches sur le sujet dans la discipline). S'appuyant sur l'idée de la philosophe et féministe Simone de Beauvoir qu'on « ne naît pas femme, on le devient », Judith Butler a été la première théoricienne queer à aborder cette séparation de sexe et de genre, comme une obligation à la fois esthétique et d'actes. La biologiste Anne Fausto-Sterling constate que la peur de la confusion de genres a poussé la science et la médecine à chercher des critères irréfutables de sexe anatomique et du genre psychologique. Son travail interroge les interventions médicales qui peuvent « guérir » la dysphorie du genre et l'hermaphroditisme.
Outre la sexualité et le genre, la théorie queer s'intéresse beaucoup à la parenté et aux revendications identitaires en général. Judith Butler a fait une exploration de la parenté dans son livre Antigone's Claim et de la question d'identité dans The Psychic Life of Power, où elle s'est donné la tâche d'expliquer pourquoi on insiste sur une revendication identitaire qui peut mettre quelqu'un en danger (en suscitant une violence physique ou psychique). Presque tout le travail qui se proclame queer partage une résistance théorique à l'essentialisme et aux prétentions totalisantes, ce qui rend la théorie queer et le terme queer si difficiles à décrire.
Déconstruction sociale
La théorie queer veut avant tout repenser les identités en dehors des cadres normatifs d'une société envisageant la sexuation comme constitutive d'un clivage binaire entre les humains, ce clivage étant basé sur l'idée de la complémentarité dans la différence et censé s'actualiser principalement par le couple hétérosexuel (hétéronormativité).
Elle considère le genre comme un fait construit et non comme un fait naturel, et s'intéresse à la manière dont une identité de genre peut être le résultat d'une construction sociale.
Inversement, une identité peut au contraire échapper à un tel déterminisme[pas clair], dans des personnes ou des pratiques qui sont alors qualifiées de queer. L'identité queer, de ce fait, est par nature éphémère. Et malgré l'insistance de la théorie sur la sexualité et le genre, l'analyse peut s'appliquer à presque tout le monde : qui ne s'est jamais senti inadéquat face aux restrictions de l'hétérosexualité et de rôles de genre ? Si une femme s'intéresse aux sports, ou un homme au ménage, sont-ils donc queer ?
Le terme queer, quand il est appliqué aux pratiques sexuelles, offre beaucoup plus d'innovation que d'autres termes comme « lesbienne » et « gay ». La théorie queer, avec son intérêt pour les implications de sexualité et de genre, reste surtout une exploration de ces implications en termes d'identité. La nature provisoire de l'identité queer implique beaucoup de discussion (au niveau théorétique, autant qu'au niveau social) sur la façon de définir l'adjectif « queer ». Lorsqu'un interlocuteur se désigne comme « queer », il est impossible de déduire son genre. Pour cette raison, la plupart des théoriciens queer insistent sur l'auto-désignation de l'identité queer.
La théoricienne queer Eve Kosofsky Sedgwick a exploré cette difficulté de définition, remarquant que même si le terme change beaucoup de signification selon qu'il s'applique à soi ou à un autre, « queer a l'avantage d'offrir, dans le contexte de la recherche universitaire sur l'identité de genre et l'identité sexuelle, un terme relativement neuf qui connote étymologiquement une traversée des frontières mais qui ne réfère à rien en particulier, laissant donc la question de ses dénotations ouverte à la contestation et à la révision. »[4]
Teresa de Lauretis, qui a été la première à employer le terme queer afin de décrire son projet théorique, espérait qu'il aurait des applications identiques pour le rapport entre la sexualité et la race, la classe et d'autres catégories que le genre.
Bruno Perreau, dans son étude de la réponse à la théorie queer en France[5], démontre que la plasticité du terme queer n'est pas seulement sémantique: elle correspond au fait que la démarche queer est une mise en critique de l'appartenance. Faire partie d'une catégorie, d'un groupe, d'une communauté repose moins sur le fait de posséder des mots, des représentations ou des savoirs communs que de la capacité à contester cette idée du commun et, partant, la notion même de propriété. La théorie queer est ainsi liée à une certaine contestation du capitalisme.
Théorie queer et engagement politique
Fondement théorique d'un discours LGBT
En dehors de l'université, quand le terme queer se réfère à la sexualité, il est plus souvent un synonyme pour « gay et lesbienne », parfois « gay, lesbienne et bi » et moins souvent « gay, lesbienne, bi et trans ».
L'exclusion commune des personnes transgenres de cet usage populaire peut être dû au fait qu'une personne transgenre exprime des rapports différents avec le genre et avec la sexualité. Beaucoup de personnes transgenres, s'inspirant de la théorie queer, préfèrent se distinguer des autres personnes transgenres (les FtM et MtF qui selon elles affirmeraient le binarisme du genre) par l'usage des termes « gender queer » et « FtN ou MtN » (féminin-à-neutre ou masculin-à-neutre).
La pratique et l'engagement politique jouent un rôle beaucoup plus important dans le travail qui se produit hors de l'université. Au contraire des théories féministes, la théorie queer à l'université s'intéresse moins au militantisme, d'où vient une rupture récente de la théorie queer. Dans une vision militante, la théorie permet de justifier que la normalité imposée aux LGBT par la société est une forme de domination, contre laquelle il est légitime de se défendre.
Dans Queer Theory, Gender Theory, Riki Wilchins, une femme transgenre, réfute catégoriquement la théorie universitaire à propos des queers, constatant que la théorie s'inspire toujours de la façon « bottom-up » et que les universitaires qui font la théorie queer l'ont « volée » aux queers populaires. Cette opinion s'entend de plus en plus parmi les queers, qui sentent que les universitaires parlent d'eux sans qu'ils puissent comprendre ce qui est dit. Il est possible que cette séparation très récente entre la théorie queer universitaire et la théorie queer « populaire » puisse être due au langage châtié des universitaires, notamment de Butler (qui a reçu des prix pour ses ouvrages parfois considérés comme incompréhensibles[6]). De même, les universitaires qui exposent la théorie queer se sont probablement servis d'un tel langage à cause de leur statut « inférieur » à l'intérieur du monde universitaire.[réf. nécessaire]
Manifestes militants
La production des textes queer non-universitaires est prodigue. Les zines et les blogs sont notables parmi les textes qui sont le résultat d'un mouvement qui privilégie tant l'auto-identification que l'importance de raconter son histoire soi-même. Les blogs ont visiblement amélioré l'accès d'une audience trans aux informations (et images) précises de ce qu'on peut attendre d'une transition chirurgicale. Les textes les plus influents sur la population queer depuis les années 1990, cependant, sont ceux qui proviennent du milieu queer populaire.
L'autobiographie Stone Butch Blues, de Leslie Feinberg, a été peut-être les premières mémoires d'une personne trans à paraître. Ce texte influent n'est pas non plus le récit d'un simple mouvement d'une personne d'un genre à un autre ; Feinberg y montre toute une ambivalence vers les identités masculines et féminines et habite toujours la liminalité du genre et de la représentation. Dans Trans Warriors, Feinberg examine les perceptions corporelles qu'on utilise pour déterminer le genre d'une personne, y compris le statut des vêtements et les structures sociales qui ont historiquement été ouvertes ou fermées à la variance de genre.
En langage très clair et efficace, Kate Bornstein utilise un cahier d'exercices (My Gender Workbook) pour aider le lecteur à déconstruire systématiquement ses notions de rôles masculin et féminin. Bornstein a été la première personne trans à proposer d'établir une catégorie de personnes trans qui revendiquent l'identité queer ou trans au lieu de celle du sexe adopté.[style à revoir]
Patrick Califia-Rice (qui a également publié sous le nom Pat Califia), est un écrivain, psychologue et thérapeute américain. Il a publié des textes divers, y compris des romans pornographiques, de science-fiction et une histoire des transgenres. Califia défend la pornographie et la science-fiction, des représentations souvent critiquées, à son avis, à cause des possibilités qu'ils offrent en tant que des lieux d'opposition à la normativité sexuelle biologique. Son travail Sex Changes traite de l'histoire des personnes transgenres à travers les domaines de la biologie, de la psychanalyse, de la sociologie, ainsi que dans la politique.
Critiques
Privilégiant la construction sociale du genre sur l'inné et le biologique, la queer theory est la cible de vives critiques.
D'après Adam Green, professeur à l'Université de Toronto, la théorie queer nie l'« urgence sociale »[Laquelle ?] dans certains cas (positions des sujets homosexuels) tout en récupérant cette « urgence sociale » dans d'autres (positions des opposants radicalisés)[7].
Selon Joshua Gamson (en), du fait de son engagement dans la déconstruction sociale, il est presque impossible à la théorie queer de parler d'un sujet « lesbien » ou « gay », puisque toutes les catégories sociales sont dénaturées et réduites au discours[8]. Ainsi, selon Adam Grenn, la théorie queer ne peut pas examiner les subjectivités, mais seulement les discours[7].
Une critique récurrente contre la théorie queer, qui a généralement recours à du jargon sociologique, est qu'elle est écrite, selon Brent Pickett, par une « petite élite idéologiquement orientée » et qu'elle possède un biais de classe sociale évident[9].
Pour certaines féministes, le queer nuit au féminisme en brouillant les frontières entre les classes sociales genrées, qu'il explique comme des choix personnels plutôt que comme conséquences de structures sociales[10].
Pour Bruno Perreau, la théorie queer serait devenue le symbole des dérives des études de genre aux yeux de ses adversaires[11].
Références
- De l'anglais « étrange », « bizarre »
- Nicola Nagy, La pensée foucaldienne, une pensée critique ?, GRIN Verlag, , p. 1.
- Tim Dean, « Lacan et la théorie queer », Cliniques méditerranéennes, n°73, , p. 71-78 (DOI 10.3917/cm.074.0061., lire en ligne).
- « Queer » has the virtue of offering, in the context of academic inquiry into gender identity and sexual identity, a relatively novel term that connotes etymologically a crossing of boundaries but that refers to nothing in particular, thus leaving the question of its denotations open to contest and revision. (Extrait de son livre Epistemology of the Closet, aussi résumé dans le texte de Turner A Genealogy of Queer Theory, p. 35.)
- (en) Bruno Perreau, Queer Theory : The French Response, Stanford, CA, Stanford University Press, , 276 p. (ISBN 978-1-5036-0044-7, lire en ligne), p. 166-170.
- (en) The Bad Writing Contest, Press Releases, 1996-1998.
- (en) Adam Isaiah Green, « Gay but not queer: Toward a post-queer study of sexuality », Theory and Society, vol. 31, no 4, , p. 521–545 (DOI 10.1023/A:1020976902569, lire en ligne, consulté le ).
- (en) Joshua Gamson, « Sexualities, Queer Theory, and Qualitative Research », dans Denzin, N.; Lincoln, Y., Handbook of Qualitative Research, Sage Publications, , 2e éd., 347–65 p..
- (en) Brent Pickett, « Queer Theory and the Social Construction of Sexuality », dans Brent Pickett, Homosexuality, (lire en ligne).
- Sabine Masson, « Pour un regard féministe matérialiste sur le queer », Mouvements, (lire en ligne)
- (en) Bruno Perreau, Queer Theory : The French Response, Stanford, CA, Stanford University Press, , 276 p. (ISBN 978-1-5036-0044-7, lire en ligne), p. 75-81.
Voir aussi
En anglais
- Kate Bornstein, Gender Outlaw : On Men, Women, and the Rest of Us, New York, Routledge, .
- Kate Bornstein, My Gender Workbook : How to Become a Real Man, a Real Woman, the Real You, or Something Else Entirely, New York, Routledge, .
- Judith Butler, « Against Proper Objects », Differences: A Journal of Feminist Cultural Studies, no 6(2-3, , p. 1-27.
- Judith Butler, Antigone's Claim : Kinship between Life and Death, Irvine et New York, Wellek Library Lecture at the University of California et Columbia University Press, .
- Judith Butler, Bodies that Matter : On the Discursive Limits of "Sex", New York & London, Routledge, .
- Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity. Thinking Gender, New York et Londres, Routledge, .
- Judith Butler, Psychic Life of Power : Theories of Subjection, Stanford, Stanford UP, .
- Pat Califia (a.k.a. Patrick Rice-Califia), Sex Changes : The Politics of Trangenderism, San Francisco, Cleis Press, .
- Lee Edelman, No Future : Queer Theory and the Death Drive, Durham, Duke UP, .
- Anne Fausto-Sterling, Myths of Gender, New York, Basic Books, .
- Anne Fausto-Sterling, Sexing the Body : Gender Politics and the Construction of Sexuality, New York, Basic Books, .
- Leslie Feinberg, Stone Butch Blues, Ann Arbor, Firebrand, .
- Trangender Warriors : Making History from Joan of Arc to Dennis Rodmanlieu= Boston, Beacon Press, .
- (en) Scott Eric Gunther, The Elastic Closet : A History of Homosexuality in France, 1942-present, New York, Palgrave Macmillan, , 166 p. (ISBN 978-0-230-59510-1, lire en ligne)
- Alors, are we 'queer' yet?, The Gay & Lesbian Review, Volume XII, no 3, mai-juin, 2005, pages 23-25.
- (en) David Halperin, Saint Foucault. Towards a Gay Hagiography, Oxford University Press, .
- (en) Teresa de Lauretis, « Queer Theory, Lesbian and Gay Studies: An Introduction », Differences: A Journal of Feminist Cultural Studies, nos 3/2, , iii-xviii.
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- William B. Turner (en), A Genealogy of Queer Theory. Philadelphie, Temple UP, 200. Extraits Google Books.
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En français
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- Judith Butler (trad. de l'anglais par Maxime Cervulle), Défaire le genre [« Undoing Gender »], Paris, Éditions Amsterdam, .
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- Maxime Cervulle et Nick Rees-Roberts (préf. Richard Dyer), Homo exoticus : race, classe et critique queer, Paris, Armand Colin, .
- Eve Kosofsky Sedgwick (trad. de l'anglais par Maxime Cervulle), Épistémologie du placard, Paris, Éditions Amsterdam, .
- Gayle Rubin / Judith Butler, Marché au sexe, EPEL, .
- Pat Califia, Le mouvement transgenre : Changer de sexe, EPEL, .
- François Cusset, Queer critics, la littérature déshabillée par ses homos-lecteurs, PUF, .
- Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, .
- Georges-Claude Guilbert, C'est pour un garçon ou pour une fille ? La dictature du genre, Paris, Autrement, .
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- David Halperin, Saint Foucault, EPEL, .
- David Halperin, Oublier Foucault : mode d'emploi, EPEL, .
- Monique Wittig (trad. Marie-Hélène Bourcier), La Pensée straight [« The Straight Mind and Other Essays »], Paris, Balland, coll. « Modernes ».
- Association ZOO (dir.) et Sam Bourcier, Q comme Queer : les séminaires Q de 1996, 1997, GKC, .
- Paul B. Preciado (trad. Marie-Hélène Bourcier), Manifeste contra-sexuel, Paris, Balland, .
- Javier Sáez (trad. Françoise Ben Kemoun), Théorie queer et psychanalyse, Paris, EPEL, .
- Michael Lucey (trad. Didier Eribon), Les Ratés de la famille. Balzac et les formes sociales de la sexualité, Fayard, .
Articles connexes
Liens externes
- Craig O'Hara, La Philosophie du Punk, Rytrut, 2003, (ISBN 2-9520083-0-2)
- Le peuple qui manque, structure de programmation et de distribution de films organise très régulièrement des projections autour du mouvement et de la théorie queer.
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