Cent et savart

Le cent et le savart sont des unités d'expression logarithmique des intervalles musicaux, basés tous deux sur une échelle logarithmique par rapport à la fréquence fondamentale d'un son musical.

Dans la théorie des gammes et tempéraments, ces unités permettent de calculer avec précision les intervalles propres à un système et de quantifier les différences entre eux. En ethnomusicologie, elles permettent de relier les mesures effectuées sur des enregistrements au système de notation de la musique occidentale.

Le cent, qu'a préconisé Alexander John Ellis en 1880 en reprenant les travaux de Gaspard de Prony, est la centième partie du demi-ton tempéré. Le savart fut défini à partir du logarithme de base 10 dont l'usage était le plus courant ; son nom est un hommage à Félix Savart. En réalité cette unité de mesure fut inventée par le mathématicien Joseph Sauveur au début du XVIIIe siècle sous le nom d'heptaméride. Une octave vaut 1200 cents et approximativement 301 savarts. Le savart vaut donc environ quatre cents soit quatre centièmes de demi-ton.

Généralités

Depuis l'Antiquité et Pythagore, on a remarqué que les intervalles, dans le domaine musical, correspondent à des multiplications ou divisions, dans le domaine physique. Une octave en dessous ou au dessus est une multiplication ou une division par deux de la longueur d'une corde vibrante ou d'un tuyau ; une quinte, une multiplication ou une division par un et demi, et de même pour les autres intervalles[1]. La fréquence de la vibration sonore est inversement proportionnelle à cette grandeur. À chaque montée d'une octave sur le piano par exemple la fréquence double et suit alors une progression géométrique ou exponentielle. La fonction inverse pour revenir aux touches du clavier est un logarithme[2] qui transforme un produit () en somme ().

L'intérêt de l'expression logarithmique des intervalles est qu'elle correspond à la perception musicale. Les musiciens ont tendance à penser qu'une tierce majeure plus une tierce mineure forment une quinte alors que, pour les grandeurs physiques, c'est le rapport de fréquence de la tierce majeure multiplié par le rapport de fréquence de la tierce mineure qui donne le rapport de fréquence de la quinte. Si les représentations logarithmiques des intervalles semblent à première vue compliquées, elles sont en réalité plus intuitives[3].

Le cent

Un cent se définit comme le centième du demi-ton tempéré[4].

Le demi-ton au tempérament égal vaut 100 cents. La gamme chromatique tempérée étant composée de 12 demi-tons identiques, l'octave vaut 1200 cents. Le rapport de fréquence pour une octave étant de 2, on utilise le logarithme binaire ou logarithme de base 2. Cette fonction est très pratique car on a : log2 2 = 1 et log2 (21/12) = 1/12. Or la racine douzième de 2 soit 21/12 est justement le rapport de fréquence pour le demi-ton tempéré[5]. Ainsi la valeur en cents de l'intervalle entre deux sons de fréquences fondamentales et est :

Ce nombre se calcule en général avec le logarithme décimal[alpha 1] puisque le logarithme binaire n'est pas disponible sur les calculatrices. Grâce à la formule générale du changement de base on peut alors écrire :

Un intervalle exprimé en cents se convertit en rapport de fréquences par :

Le savart

L'unité définie au tournant du XVIIIe siècle a pris plus tard le nom de l'acousticien Félix Savart (1791-1841). Elle n'est plus beaucoup utilisée aujourd'hui car elle est moins pratique.

L'intervalle en savarts entre deux fréquences est égal à mille fois le logarithme décimal de leur rapport[6].

La valeur en savarts de l'intervalle entre deux sons de fréquence fondamentale et est :

Quand une note est à l'octave d'une autre, sa fréquence fondamentale est double. Le logarithme décimal de 2 est approximativement 0,301. L'octave correspond donc à environ 301 savarts.

On arrondit souvent le savart à 1/300 d'octave[7]. Un demi-ton équivaut ainsi à 25 savarts.

Le plus petit intervalle perceptible par un auditeur attentif est proche d'un savart[8]. Le seuil de discrimination humain entre deux sons purs de fréquences proches varie selon les fréquences et le volume sonore, avec un minimum aux alentours de 1 500 Hz (sol5), où, pour des sujets entraînés et un niveau sonore moyen ou fort, il peut diminuer jusqu'à 0,25 %, soit environ 1 savart. Au-dessus du do3 (261 Hz), le seuil est toujours inférieur à 2 savarts ; mais plus bas, il augmente nettement, et pour le do0 à 32,7 Hz[alpha 2], il est d'environ 10 savarts[9]. Mais les sons musicaux de fréquence inférieure à la moitié de celles de la plage de meilleure discrimination contiennent des partiels harmoniques dans cette région. Aussi, le plus petit intervalle décelable reste, pour ces sons, presque identique au minimum[10].

Connaissant un intervalle musical exprimé en savarts, on retrouve le rapport des fréquences fondamentales par :

Équivalences

Un savart vaut approximativement quatre cents. En effet pour un même intervalle on a :

Le tableau suivant permet de comparer les deux échelles de mesure (valeurs arrondies) pour la gamme naturelle de do (les valeurs de ces intervalles restant les mêmes quelle que soit la tonique de la gamme)[11].

Valeur des intervalles de la gamme naturelle[12].
Rapport de fréquencesÉcart en centsÉcart en savarts
1 (unisson - do) 0 0
9/8 (seconde majeure - ré) ≈ 204 ≈ 51
5/4 (tierce majeure - mi) ≈ 386 ≈ 97
4/3 (quarte juste - fa) ≈ 498 ≈ 125
3/2 (quinte juste - sol) ≈ 702 ≈ 176
5/3 (sixte majeure - la) ≈ 884 ≈ 222
15/8 (septième majeure - si) ≈ 1088 ≈ 273
2 (octave - do) 1200 ≈ 301

Le tableau suivant présente les équivalences pour les intervalles de la gamme tempérée[13]. Les chiffres entre parenthèse expriment en valeurs arrondies la différence en cents avec la gamme naturelle.

Valeur des intervalles de la gamme tempérée.
Écart en demi-tonsRapport de fréquencesÉcart en centsÉcart en savarts
0 (unisson)100
2 (seconde majeure)22/12 ≈ 1,122200 (-4)≈ 50
4 (tierce majeure)24/12 ≈ 1,260400 (+14)≈ 100
5 (quarte)25/12 ≈ 1,335500 (+2)≈ 125
7 (quinte)27/12 ≈ 1,498700 (-2)≈ 176
9 (sixte majeure)29/12 ≈ 1,682900 (+16)≈ 226
11 (septième majeure)211/12 ≈ 1,8881100 (+12)≈ 276
12 (octave)21200≈ 301

Histoire

L'intérêt pour l'utilisation musicale des logarithmes est presque aussi ancien que les logarithmes eux-mêmes, inventés par John Napier en 1614[14]. Dès 1647, Juan Caramuel y Lobkowitz (1606-1682) décrit dans une lettre à Athanasius Kircher l'usage des logarithmes à base 2 en musique[15]. Dans cette base, l'octave vaut 1, le demi-ton 1/12, etc.

Joseph Sauveur a proposé dans ses Principes d'acoustique et de musique de 1701 l'utilisation des logarithmes à base dix, probablement parce que les tables en étaient disponibles ; il a utilisé des logarithmes calculés avec trois décimales. Le logarithme décimal de 2 vaut approximativement 0,301, que Sauveur propose de multiplier par 1000 pour obtenir des unités valant 1/301 d'octave. Comme 301 est le produit de deux nombres premiers, 43 et 7, il suggère de prendre des unités d'un quarante-troisième d'octave, qu'il appelle « mérides », divisées en 7 parties, les « heptamérides ». Sauveur a envisagé la possibilité de diviser chaque heptaméride en 10 « décamérides », mais il ne fait pas lui-même réellement usage de cette unité microscopique[16].

Les noms de « savart » et de « millisavart » ont été donnés en 1902 par A. Guillemin à des unités logarithmiques analogues à l'heptaméride et à sa millième partie[17]. Guillemin ne précise pas la valeur approchée du logarithme décimal de 2 sur laquelle il fonde ses calculs[alpha 3], de sorte que la valeur du savart varie selon les sources. Émile Leipp donne cinq chiffres significatifs : 301,03 savarts dans l'octave[18]. Cette valeur est souvent arrondie à 300[19]. D'autres subdivisions basées sur le logarithme décimal avaient été proposées auparavant, notamment la division de l'octave en 30 103 parties (soit 100 000 fois le logarithme décimal de 2), appelée atom par le mathématicien anglais Auguste de Morgan (1806 - 1871) et jot par John Curwen (1816 - 1880) sur une suggestion de Hermann von Helmholtz. Des valeurs aussi petites par rapport au seuil de discrimination humain des fréquences acoustiques n'ont cependant aucun intérêt musical[alpha 4].

Au début du XIXe siècle Gaspard de Prony propose d'exprimer de façon décimale les intervalles en utilisant une graduation « analogue à la nature des quantités soumises au calcul », une échelle logarithmique à base , dans laquelle l'unité correspond à un demi-ton au tempérament égal[20]. Alexander John Ellis décrit en 1880 un nombre élevé de diapasons anciens qu'il avait relevés ou calculés. Notant que le baron de Prony avait proposé « le système qui mesure les intervalles en demi-tons égaux et fractions[alpha 5] », il indique l'intervalle en demi-tons avec deux décimales, c'est-à-dire avec une précision au centième de demi-ton, qui les sépare d'un diapason grave théorique, la3 = 370 Hz, pris comme référence[22].

Ellis publie en 1885 « On the Musical Scales of Various Nations » (Des échelles musicales de différentes nations ), dans lequel il compare les intervalles, exprimés en centièmes de demi-ton, d'échelles musicales décrites par diverses théories musicales non européennes[23]. La musicologie comparée, qui s'intitule ethnomusicologie depuis le milieu du XXe siècle, utilise largement cette unité à laquelle Ellis a donné le nom de cent.

Notes et références

Notes

  1. Peu importe la base du logarithme de calcul, logarithme décimal log ou logarithme népérien ln. Le logarithme décimal est toutefois préférable comme sur la formule pour voir la relation entre cent et savart. On trouvera ici un Convertisseur de cents pour le tableur Excel.
  2. C1 dans la numérotation scientifique américaine des octaves (voir Scientific Pitch Notation).
  3. Il écrit cependant que le demi-ton vaut « plus exactement 25σ [millisavarts] + 1/12 », ce qui équivaudrait à 301 savarts dans l'octave.
  4. On trouvera une liste de valeurs de très petits intervalles logarithmiques sur le site Internet de la Fondation Huygens-Fokker, qui se consacre à l'étude des micro-intervalles et de leur usage.
  5. Ellis « n'a pas eu la possibilité de voir son travail sur les logarithmes acoustiques »[21].

Références

  1. Abromont et Montalembert 2001, p. 334.
  2. « Visualisation du logarithme sur un piano à queue »
  3. Ernest Ansermet, Les Fondements de la musique dans la conscience humaine.
  4. Asselin 2000, p. 183.
  5. « Logarithmes musicaux »
  6. Émile Leipp, Acoustique et musique : Données physiques et technologiques, problèmes de l'audition des sons musicaux, principes de fonctionnement et signification acoustique des principaux archétypes d'instruments de musique, les musiques expérimentales, l'acoustique des salles, Masson, , 4e éd., p. 16.
  7. (en) « Logarithmic Interval Measures », sur huygens-fokker.org.
  8. Claude-Henri Chouard, L'Oreille musicienne : Les Chemins de la musique de l'oreille au cerveau, Paris, Gallimard, , 348 p. (ISBN 2-07-076212-2), p. 92-93.
  9. Laurent Demany, « Perception de la hauteur tonale », dans Botte et al., Psychoacoustique et perception auditive, Paris, Tec & Doc, , p. 45.
  10. (en) Stanley Smith Stevens, Psychophysics, (lire en ligne), p. 164 sq..
  11. Daniel Beaufils et Martine Grente, « À propos d'acoustique musicale : la question des gammes », Bulletin de l'union des physiciens, vol. 89, no 775, , p. 1107-1122 (lire en ligne, consulté le )
  12. « Logarithmes musicaux »
  13. (en) C. Paret et M. Sibony, Musical Techniques. Frequencies and Harmonies, Londres, Wiley, , p. 72.
  14. Ernest William Hobson (1914), John Napier and the invention of logarithms, 1614, Cambridge, The University Press.
  15. Ramon Ceñal, « Juan Caramuel, su epistolario con Athanasio Kircher, S.J. », Revista de Filosofia XII/44, Madrid 1954, p. 134 sq.
  16. Joseph Sauveur, Principes d'acoustique et de musique ou Système général des intervalles des sons, Genève, Minkoff, , 68-[2] ; voir en ligne Mémoires de l'Académie royale des sciences, 1700, Acoustique ; 1701 Acoustique.
  17. Échelle universelle des mouvements périodiques, graduée en savarts et millisavarts, Note de M. A. Guillemin, présentée par M. J. Violle, séance du 28 avril 1902, Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l'académie des sciences, tome 134, 1902, p. 980-982. Note de A. Guillemin sur Gallica
  18. Émile Leipp, Acoustique et musique : Données physiques et technologiques, problèmes de l'audition des sons musicaux, principes de fonctionnement et signification acoustique des principaux archétypes d'instruments de musique, les musiques expérimentales, l'acoustique des salles, Masson, 1989, 4e  éd., p. 16.
  19. (en) Alexander Wood (en), The Physics of Music, Londres, 1944, rééd. 2007, p. 53-54.
  20. Gaspard de Prony, Instruction élémentaire sur les moyens de calculer les intervalles musicaux : en prenant pour unités ou termes de comparaison, soit l'octave, soit le douzième d'octave, et en se servant de tables qui rendent ce calcul extrêmement prompt et facile : formules analytiques, pour calculer le logarithme acoustique d'un nombre donné et réciproquement, progressions harmoniques, Paris, (lire en ligne) indique que « la méthode et les procédés de calcul formant l'objet de la présente instruction ont déjà été indiqués dans ma Mécanique analytique (1815) ».
  21. Ellis 1880, p. 34.
  22. (en) Alexander John Ellis, « On the History of Musical Pitch », Journal of the Society of Arts, , republié dans Studies in the History of Musical Pitch, Frits Knuf, Amsterdam, 1968, p. 11-62.
  23. (en) Alexander John Ellis, « On the musical scales of various nations », Journal of the Society of Arts, no 33, , p. 485-527 (lire en ligne).

Voir aussi

Bibliographie

  • Pierre-Yves Asselin, Musique et tempérament, Éditions JOBERT, , 236 p. (ISBN 2-905335-00-9).
  • (en) A. G. Pikler, « Logarithmic Frequency Systems », Journal of the Acoustical Society of America, vol. 39, no 1102, (présentation en ligne).
  • Claude Abromont et Eugène de Montalembert, Guide de la théorie de la musique, Librairie Arthème Fayard et Éditions Henry Lemoine, coll. « Les indispensables de la musique », , 608 p. [détail des éditions] (ISBN 978-2-213-60977-5).

Articles connexes

Liens externes

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