Elyesa Bazna
Elyesa Bazna /ˈeljesɑ ˈbɑznɑ/ né le à Priština et mort le à Munich est un espion opérant au profit du Troisième Reich, pendant la Seconde Guerre mondiale. Alors qu'il est domestique à l'ambassade de Grande-Bretagne en Turquie, à Ankara, il propose ses services à Franz von Papen, ambassadeur d'Allemagne, qui lui donne le nom de code Cicéron. Son officier traitant est Ludwig Carl Moyzisch qui dépend de l'Auswärtiges Amt (Ministère des Affaires étrangères) dirigé par Joachim von Ribbentrop. Il réussit à communiquer de nombreuses informations secrètes, que les Allemands n'exploitent cependant pas ; selon le livre de Moyzisch, la hiérarchie de Berlin doute dans un premier temps de la fiabilité de cette source, puis est incapable de s'entendre et de s'organiser pour en tirer des résolutions concrètes.
Pour les articles homonymes, voir Bazna (homonymie).
Alias |
Cicéron |
---|---|
Naissance |
Priština, Kosovo, Empire ottoman |
Décès |
(à 66 ans) Munich, Allemagne de l'Ouest |
Nationalité | Albanais |
Pays de résidence | Turquie puis Allemagne de l'Ouest |
Profession | |
Activité principale |
Valet de chambre, conducteur de voiture |
Autres activités |
Bazna est payé à son insu en fausse monnaie, ce qui lui vaut quelques démêlés avec la justice, après-guerre.
Biographie
Elyesa Bazna était Albanais de naissance. Sa famille s'installa à Ankara. Il fut d'abord valet auprès de l'ambassadeur du royaume de Yougoslavie en Turquie, puis auprès d'un conseiller allemand qui le renvoya après l'avoir surpris en train de lire son courrier. Il fut chauffeur des ambassades de Yougoslavie, des États-Unis et de Grande-Bretagne.
Au service de l'ambassade du Royaume-Uni
En 1942, Bazna devient le maître d'hôtel et le valet de chambre de l'ambassadeur de Grande-Bretagne à Ankara, Sir Hughe Knatchbull-Hugessen. Il gagne sa confiance et se fait apprécier pour ses talents de chanteur d'opéras italiens. Il propose ensuite ses services à l'ambassade d'Allemagne. Sa motivation était un désir de vengeance inventé[1] et une ambition démesurée. Il était parvenu à copier les clefs du coffre-fort de l'ambassadeur. Celui-ci avait oublié une clef dans un pantalon que Bazna devait brosser, il en profita pour prendre une empreinte de la clef et en faire fabriquer un double.
Espionnage
Elyesa Bazna commença à photographier des documents confidentiels le 21 octobre 1943. Il contacta l'attaché d'ambassade Jenke le 26 octobre 1943. Celui-ci le confia à Ludwig Carl Moyzisch, un attaché commercial de l'ambassade d'Allemagne, en réalité directeur des services secrets allemands en Turquie. Se présentant sous le nom de « Pierre » à Moyzisch[2], Bazna précisa qu'il désirait 20 000 £ en échange d'un lot de cinquante-six documents. Il devint un agent rémunéré en 1943, Papen lui ayant donné le nom de code Cicéron (en raison de l'éloquence des renseignements livrés) que Bazna ignora durant ses activités d'espionnage. Il livra des informations importantes sur plusieurs conférences internationales, ainsi que sur des bombardements, comme celui de Ploiești. En revanche, contrairement à ce qu'affirment ses mémoires et de nombreux journalistes, aucun document important sur le débarquement allié du 6 juin 1944 en Normandie n'a été communiqué par Cicéron, et le code Overlord n'apparut sur aucun des documents communiqués par lui aux nazis, pour la bonne raison que l'ambassadeur de Grande-Bretagne à Ankara n'a jamais eu de telles informations.
Les services britanniques estimaient que Bazna était « trop stupide » pour être un espion. Du côté allemand, le ministre des Affaires étrangères von Ribbentrop soupçonna d'abord une tentative d'intoxication de la part des Alliés. En effet, l'officier traitant Moyzisch ne savait pratiquement rien de son informateur et, de ce fait, la source était jugée suspecte. D'autre part, l'Abwehr ne transmettait pas toutes les informations en temps et en heure.
Le gouvernement turc, par la voie de son ministre des affaires étrangères Numan Menemencioğlu, finit par alerter les Britanniques sur la possible existence d'un espion nazi dans leur ambassade. Bazna assista à l'installation d'un dispositif de protection électrique et apprit ainsi à neutraliser sans traces la sonnerie d'alarme[3]. Bazna put continuer impunément sa mission d'espionnage, d'autant plus qu'il replaçait soigneusement les documents après les avoir photographiés.
Intervention des services SS
Moyzisch fut convoqué à Berlin au Ministère. Il partit en avion et fut intercepté à Sofia par les services du général SS Kaltenbrunner (chef du SD et du RSHA). Il fut longuement interrogé par des experts allemands en contre-espionnage. Ribbentrop ne fut convaincu de l'authenticité des documents que lorsque les détails des conférences du Caire et de Téhéran lui furent livrés. Un de ses collaborateurs, Steengrach, confirma qu'ils avaient été renseignés par ailleurs mais cela ne suffit pas à convaincre Ribbentrop[4]. Il y avait une réelle inimitié entre Papen et Ribbentrop qui confinait à la haine, et porta sans doute Ribbentrop à ne pas exploiter les informations obtenues de la source Cicéron.
Fin de la collaboration
Moyzisch recruta une secrétaire, Nelle Kapp, fille d'un ancien consul allemand à Bombay. Elle avait vécu une grande partie de sa jeunesse dans des pays anglophones. Elle se révéla névrosée et de ce fait, une collaboratrice difficile. Moyzisch ignorait qu'elle était, en fait, antinazie et agent infiltré par les services britanniques. Au mois d'avril 1944, elle déserte l'ambassade d'Allemagne[5] et dénonce Cicéron à l'ambassadeur britannique. L'affaire fait scandale et Moyzisch est sommé de venir en Allemagne pour s'expliquer sur la désertion de sa secrétaire. Mais, sachant qu'il risque la peine de mort, il retarde son départ de Turquie.
Elyesa Bazna-Cicéron quitte l'ambassade britannique le 30 avril 1944, sans avoir été arrêté. Il disparait en se fondant dans la population turque, ce qui met fin à l'opération Cicéron.
À la suite de cette affaire, Elyesa Bazna tentera de couler des jours heureux grâce à l'argent collecté au cours de ses années d'espionnage. Cependant, les livres sterling fournies par le IIIe Reich étant fausses, les choses se compliquent : il est ruiné au moment où il supervisait la construction d'un hôtel de luxe à Brousse[6]. Il était à ce moment-là devenu homme d'affaires dans le commerce de voitures d'occasion puis dans le bâtiment.
Bilan
Au total, Elyesa Bazna reçut 300 000 £ de l'Abwehr en faux billets (voir Opération Bernhard). Un des éléments les plus troublants est que les dirigeants allemands exploitèrent à peine les renseignements fournis, en raison de la rivalité entre Ribbentropp et Schellenberg.
Après la guerre, Elyesa Bazna fut condamné par la justice turque à rembourser les sommes qu'il avait payées en fausses livres sterling. Il intenta sans succès des poursuites contre le gouvernement de l'Allemagne fédérale pour obtenir un paiement régulier en monnaie authentique[7].
Selon le journaliste et historien Anthony Cave Brown, Bazna aurait été démasqué très tôt par les Britanniques, qui l'auraient manipulé pour intoxiquer les Allemands. Cette affirmation est démentie par l'historien François Kersaudy, qui assure, d'après les archives, que les Britanniques n'ont identifié Bazna-Cicéron qu'en août 1945[8]. Dans ses mémoires publiées en 2016, John le Carré écrit : « On pense aujourd'hui qu'il était un agent britannique depuis le début, avec pour mission de transmettre de fausses informations aux Allemands[9] ». L'étude approfondie de Richard Wires ne confirme pas cette thèse de l'agent double, d'autant que Bazna a transmis aux Allemands des renseignements précieux s'ils avaient été utilisés[10].
Postérité
Un film célèbre, L'Affaire Cicéron (titre original 5 Fingers), fut réalisé en 1951 par Joseph L. Mankiewicz, d'après le livre Operation Cicero de L. C. Moyzisch, l'attaché de l'ambassade d'Allemagne agent traitant de l'espion, lequel est interprété par James Mason.
En 1955, le jeune Alain Decaux a retrouvé à Istanbul Elyesa Bazna, qui lui a confirmé qu'il était bien Cicéron. L'espion publia ses mémoires sous le titre Signé Cicéron, avec l'aide du journaliste allemand Hans Nogly.
L'écrivain français Pierre Nord publia en édition de poche dans les années 1960 Le Kawass d'Ankara, un roman d'espionnage qui utilise nombre d'éléments de la véritable affaire Cicéron mais prend également beaucoup de libertés par rapport aux faits historiques. La thèse retenue est, comme chez Anthony Cave Brown, celle d'une faute initiale de sécurité des services britanniques, suivie d'une opération d'intoxication des services secrets alliés permettant de « rattraper le coup » en discréditant à la fois la source et Moyzisch, l'officier traitant de Cicéron. Le contexte de réorganisation des services secrets allemands de 1944 (élimination de l'Amiral Canaris, marginalisation des professionnels du renseignement de l'Abwehr, mise sous tutelle du renseignement militaire par la SS d'Ernst Kaltenbrunner) y est évoqué de façon détaillée et réaliste par Pierre Nord, lui-même spécialiste du renseignement.
Notes et références
- Il prétendit que son père avait été tué par un Anglais dans un accident de chasse, ce qui était faux.
- Bazna ne dévoila pas son identité réelle et la conserva secrète jusqu'à la fin de l'opération Cicéron.
- op. cit. Robert Kempner (1965) p. 314-315
- op. cit. LC Moyzisch (1954) p. 77-88
- op. cit. LC Moyzisch (1954) p. 153-171
- François Kersaudy, L'Affaire Cicéron, Perrin, 2005, p.106-109.
- Alain Decaux, « Cicéron, le plus grand espion de la Seconde Guerre mondiale, m'a dit... », in Dossiers secrets de l'histoire, Perrin, p. 160-161.
- François Kersaudy, L'affaire Cicéron, Perrin, (ISBN 2-262-01921-5), p. 144.
- John le Carré, Le Tunnel aux pigeons. Histoires de ma vie : Histoires de ma vie, Paris, Éditions du Seuil, , 368 p. (ISBN 978-2-02-132299-6, lire en ligne)
- (en) Richard Wires, The Cicero Spy Affair, Praeger, , 288 p. (ISBN 0-275-96456-6)
Voir aussi
Bibliographie
: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
- Ludwig Carl Moyzisch (trad. Suzanne Belly), L’affaire Cicéron, Paris, Editions Ditis, coll. « J’ai lu leur aventure » (no A44), (1re éd. 1950), 192 p., poche.
- Elyesa Bazna, Signé Cicéron, Paris, Laffont, 1962 (en collaboration avec Hans Nogly).
- Robert Kempner (Procureur général aux procès des diplomates à Nuremberg), L’espion le plus cher du monde, Paris-Montréal, Sélection du Reader’s Digest, coll. « Dans les coulisses de la guerre secrète 1939-1945 », , 544 p., poche, chap. 3 (« Les alliés marquent des points »), p. 310-316.
- Alain Decaux, « Cicéron, le plus grand espion de la Seconde Guerre mondiale, m'a dit... », in Dossiers secrets de l'Histoire, Perrin, 1975, p. 123-163.
- Richard Wires, The Cicero Spy Affair. German Access to British Secrets in World War II, Praeger, 1999, 288 p. (ISBN 0-275-96456-6)
- François Kersaudy, L’Affaire Cicéron, Perrin, 2005. (ISBN 2-262-01921-5).
Article connexe
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