Jesu, meine Freude (BWV 227)
Jesu, meine Freude est un motet composé par Jean-Sébastien Bach. L'œuvre prend son titre, son texte et sa mélodie principale d'un cantique (en l'occurrence un choral) du même nom, dû à Johann Crüger. Les versets (8:1–2, 9–11) de l'Épître aux Romains sont utilisés en alternance avec le cantique, un texte répondant à l'autre. La musique est au service du texte, l'illustrant souvent de manière figurative et inventive.
Pour l’article homonyme, voir Jesu, meine Freude.
Jesu, meine Freude BWV 227 | |
Le choral luthérien Jesu, meine Freude de Johann Crüger issu de l'hymnaire Praxis pietatis melica publié à Berlin en 1653. Bach reprendra le texte et la mélodie de ce choral comme élément de base pour élaborer son motet. | |
Genre | Motet |
---|---|
Nb. de mouvements | 11 |
Texte | Jesu meine Freude de Johann Franck, d'après l’Épître aux Romains de saint Paul |
Effectif | 1 chœur à 5 voix SSATB |
Dédicataire | Johanna Maria Kees |
Création | 18 juillet 1723 Église Saint-Nicolas de Leipzig |
Bien que des recherches récentes suggèrent que l'œuvre a été composée et construite à plusieurs époques différentes, l'ensemble forme une structure très cohérente avec une architecture d'ensemble parfaitement symétrique.
Ce motet est le plus ancien et le plus complexe des motets de Jean-Sébastien Bach, et un des plus connus et exécutés.
Histoire
Ce motet est, comme beaucoup des motets de Jean-Sébastien Bach un motet funèbre, composé à Leipzig en 1723 pour un service religieux (le ) en mémoire de Johanna Maria Kees, la veuve d'un personnage très important de Leipzig : le maître de Poste de la Saxe Johann Jakob Kees (de). De plus et surtout, le père de Johanna Maria, Friedrich Rappolt (de), avait été recteur dans les années 1640 de l'université de Leipzig et de la Thomasschule zu Leipzig où Bach officiait au moment de cet événement[Ca 1].
Selon certaines thèses[1], la forme de ce motet semble beaucoup trop avancée et parfaite pour l'état de l'art de Bach en 1723, qui venait juste d'emménager à Leipzig. Selon ces thèses, il semblerait qu'une version sans choral ait été donnée en 1723 pour la cérémonie d'hommage à Kees, tandis que la version que nous possédons aujourd'hui aurait été composée vers la fin des années 1720, vers la même période que Singet dem Herrn et Der Geist hilft[Jo 1], peut-être à des fins pédagogiques à la fois de technique musicale et de théologie[2].
Selon le musicologue Daniel Melamed, spécialiste de Bach, ce motet a en effet été composé à plusieurs époques, dont certaines (par exemple la 9e partie) à l'époque où Bach était à Weimar, ou même encore plus tôt[Sm 1].
Ce que l'on sait est que la partie du motet illustrant l'épître de Paul aux Romains devait être composée dès 1723, puisque l'homélie du surintendant Salomon Deyling (en) prononcée lors de la cérémonie funèbre portait sur ces épîtres[Ca 1].
L'autographe de ce motet est perdu[Ca 1]. On connait cette œuvre par une copie anonyme de la fin des années 1720, présente à la Bibliothèque d'État de Berlin sous la cote P48/6[Jo 2].
L’œuvre
Texte et inspiration
La mélodie chorale à partir de laquelle Bach a élaboré son motet provient d'un cantique luthérien de Johann Crüger. Elle apparaît pour la première fois dans l'important hymnaire luthérien Praxis pietatis melica (« Pratique de la piété par la poésie chorale ») de cet auteur, dans lequel Bach puise régulièrement les thèmes mélodiques et les textes de ses chorals. La mélodie de ce cantique, écrit en 1653, est de Crüger et le texte en allemand du poète Johann Franck, ami et collaborateur de Crüger[Ca 1]. Bach a également utilisé des parties de ce cantique dans les cantates BWV 12, BWV 64, BWV 81, et BWV 87[3].
Le poème de Franck est divisé en six strophes qui forment les 1re, 3e, 5e, 7e, 9e et 11e parties du motet. Son thème est Jésus comme joie et support, face aux ennemis et à la vanité de l'existence. Sa forme est irrégulière, avec des vers de 5 à 8 pieds[3]
Les paroles chantées dans les 2e, 4e, 6e, 8e et 10e parties sont issues de la Bible luthérienne, l'Épître aux Romains, de l'apôtre Paul (8:1–2, 9–11).
Structure et messages théologiques
Bach construit donc son motet en faisant alterner le poème de Franck avec un texte biblique, celui-ci illustrant, commentant ou enrichissant le message du poème. Globalement, le message du poème de Franck est « la mort bienheureuse qui délivre des maux et des souffrances du monde pour mener à la contemplation du Christ » tandis que l'épître affirme la nature spirituelle, et non matérielle, de l'Homme[Ca 2].
Mais Bach ne se contente pas d'alterner, il réalise ce mélange par une vaste structure symétrique en arche (chiasme) autour du mouvement central (le n°6, la seule fugue du motet), où les mouvements en regard sont traités musicalement de la même manière. L'aspect symétrique de l'œuvre est encore accentué par le nombre de mesures de part et d'autre du mouvement central : respectivement 190 et 189 mesures[Ca 2].
Cette structure chiastique en elle-même symbolise le Christ dans la métaphysique musicale de l'époque. En effet, le chiasme est représenté par la lettre grecque χ (Chi), qui est aussi symétrique par rapport à son centre. Or, cette lettre est à la fois la première lettre du nom Grec du Christ χριστός / christós, et sa forme rappelle également la croix[Go 1],[Ca 2]. On retrouve cette structure chiastique et ce symbolisme chez Bach notamment dans la Passion selon Saint Jean.
L'élément central, la fugue Ihr aber seid nicht fleischlich, attire l'attention par sa position et sa forme de fugue, unique dans ce motet. Le message de cette fugue semble être le message central du motet « Or vous ne vivez pas selon la chair, mais selon l'Esprit, si du moins l'Esprit de Dieu habite en vous » (Rm 8,9).
La structure générale du motet est donc la suivante[Ca 2],[Jo 1]:
- 1. Jesu, meine Freude (4 voix, 1re strophe)
- 2. Es ist nun nichts Verdammliches (5 voix, Rm 8,1 et 4)
- 3. Unter deinem Schirmen (5 voix, 2e strophe)
- 9. Gute Nacht, o Wesen (4 voix, 5e strophe)
- 10. So nun der Geist (5 voix, Rm 8,11)
- 2. Es ist nun nichts Verdammliches (5 voix, Rm 8,1 et 4)
- 11. Weicht, ihr Trauergeister (4 voix, 6e strophe)
La symétrie n'est pas exactement en miroir autour du mouvement 6 : le mouvement 3 est similaire au mouvement 7, et réciproquement le mouvement 9 au mouvement 5. Ceci se voit mieux dans la représentation suivante :
1. Choral. Franck. 1er str. 4 voix |
2. Chœur. Rm 8,1 et 4 5 voix. |
|
6. Double Fugue. Rm 8,9. 5 voix |
|
10. Chœur. Rm 8,11. 5 voix |
11. Choral. Franck. 6e str. 4 voix |
1. Jesu, meine Freude
Source | Texte allemand | Texte français | Effectif |
---|---|---|---|
Franck, |
Jesu, meine Freude, |
Jésus, ma joie, |
SATB |
Ce mouvement est une harmonisation simple à 4 voix homophones de la mélodie de Crüger. Sa forme est de type AAB (Bar form), typique des chorals, avec deux répétitions de la même mélodie et un final.
2. Es ist nun nichts Verdammliches
Source | Texte allemand | Texte français | Effectif |
---|---|---|---|
Es ist nun nichts Verdammliches an denen, |
Il n'y a maintenant plus rien de condamnable |
S1S2ATB |
Ce mouvement commence dans un style homophonique, permettant de bien marteler le mot nichts, avant de se terminer en une sorte de fugato où le mot wandeln ("marcher", ou "vivre" dans un sens plus allégorique) est mis en valeur dans chaque voix par une sorte « d'errance mélodique » contrastant avec le reste de la musique[Ca 3]. Ici encore, la forme générale du mouvement est de type AAB. Le mouvement symétrique (#10. So nun der Geist) reprend quasiment la même forme musicale.
3. Unter deinem Schirmen
Source | Texte allemand | Texte français | Effectif |
---|---|---|---|
Franck, |
Unter deinem Schirmen |
Sous ta protection |
S1S2ATB |
Ce mouvement reprend une forme du choral homophonique (de structure AAB) du premier mouvement, avec les sopranos chantant clairement la mélodie, mais avec un accompagnement plus libre et orné, souvent pour mettre en valeur le texte (comme le mot Hölle - enfer)[Jo 1].
4. Denn das Gesetz
Source | Texte allemand | Texte français | Effectif |
---|---|---|---|
Denn das Gesetz des Geistes, der da lebendig macht in Christo Jesu, |
Car la loi de l'Esprit qui donne la vie dans Jésus-Christ, |
S1S2A |
L'épître est ici mis en musique par un trio de voix hautes, donnant une légèreté et une transparence à la musique, soulignée par des tierces « célestes » entre les deux voix de soprano[Jo 3], qui semble illustrer la délivrance du poids du péché et de la mort[Ca 4].
Bien que la musique soit ici dans une forme libre qui s'affranchit du cantique de Crüger, on retrouve néanmoins celui-ci en filigrane au début du mouvement quand les sopranos 2 ébauchent la ligne descendante du choral dans les trois premières mesures, et le chœur la suite dans la quatrième mesure[Go 2].
5. Trotz dem alten Drachen
Source | Texte allemand | Texte français | Effectif |
---|---|---|---|
Franck, |
Trotz dem alten Drachen, |
Défions le vieux dragon, |
S1S2ATB |
Ce mouvement reprend le style homophonique orné du deuxième mouvement[Jo 1] mais avec un caractère plus libre et figuratif, avec de nombreux effets visant à souligner le texte. Bach fait notamment usage de l'unisson des cinq voix, qui contraste fortement avec la polyphonie environnante, pour le vers Ich steh' hier und singe, montrant ainsi la solidité, la cohésion et la certitude du chœur face au monde qui attaque[Ca 5]. Les mots Tobe (enrage) ou Brummen (grondent) sont également figurativement illustré par de vigoureux mélismes des basses.
6. Ihr aber seid nicht fleischlich
Source | Texte allemand | Texte français | Effectif |
---|---|---|---|
Ihr aber seid nicht fleischlich, sondern geistlich, |
Vous, vous n'êtes pas selon la chair, mais plutôt selon l'esprit, |
S1S2ATB |
Le mouvement central du motet reçoit un traitement particulier : un développement en double fugue (fugue à deux sujets). Le premier sujet (Ihr aber seid nicht fleischlich) est d'abord exposé, puis le second (so anders Gottes Geist), et les deux sujets sont combinés à la fin de la fugue[Jo 3]. La forme fuguée, « forme par excellence de la gravité » souligne l'importance du message biblique, qui est celui du motet : « Or vous ne vivez pas selon la chair, mais selon l'Esprit, si du moins l'Esprit de Dieu habite en vous »[Ca 5].
7. Weg mit allen Schätzen
Source | Texte allemand | Texte français | Effectif |
---|---|---|---|
Franck, |
Weg mit allen Schätzen! |
Arrière, tous les trésors ! |
SATB |
Après le mouvement central, Bach "rembobine" les formes musicales et utilise une forme très proche du troisième mouvement, en choral orné, où la mélodie de Crüger est nettement énoncée par les sopranos et où la structure générale est de type AAB.
8. So aber Christus in euch ist
Source | Texte allemand | Texte français | Effectif |
---|---|---|---|
So aber Christus in euch ist, |
Cependant si le Christ est en vous, |
ATB |
On déroule de nouveau la symétrie à l'envers, avec un mouvement similaire au quatrième mouvement, un trio avec des voix différentes, les trois plus basses cette fois-ci. On retrouve des similitudes avec ce mouvement, avec une ouverture similaire, et les deux voix supérieures liées en tierces, symbolisant selon Jones la vie dans le Christ[Jo 3].
9. Gute Nacht, o Wesen
Source | Texte allemand | Texte français | Effectif |
---|---|---|---|
Franck, |
Gute Nacht, o Wesen, |
Bonne nuit, existence |
S1S2AT |
Ce mouvement prend une forme très libre, en symétrie avec le cinquième mouvement. Il s'agit ici d'une berceuse hypnotique, au caractère profondément doux et apaisé, qui chante les adieux monde et à tous ses péchés[Ca 6].
10. So nun der Geist
Source | Texte allemand | Texte français | Effectif |
---|---|---|---|
So nun der Geist des, |
Donc maintenant puisque l'esprit |
S1S2ATB |
On retourne à la forme du deuxième mouvement, avec exactement les mêmes premières mesures et une forme générale très similaire.
11. Weicht, ihr Trauergeister
Source | Texte allemand | Texte français | Effectif |
---|---|---|---|
Franck, |
Weicht, ihr Trauergeister, |
Reculez, vous esprits de tristesse, |
SATB |
Reprise à l'identique du premier mouvement, ce qui parachève la symétrie de l'œuvre, dont le dernier vers est le même que le premier.
Bibliographie
- Gilles Cantagrel, J.-S. Bach Passions Messes et Motets, (œuvre littéraire), Librairie Arthème Fayard, :
- p. 352
- p. 353
- p. 354
- p. 355
- p. 356
- p. 358
- Richard Douglas Jones, The Creative Development of Johann Sebastian Bach, vol. II : 1717-1750, (œuvre littéraire), OUP, :
- p. 203
- p. 198
- p. 205
- Jennifer Marie Smith, Aspiring Toward Heaven: Tonal, Motivic, And Narrative Structure In Two Of J. S. Bach's Motets Florida State University, 2012 :
- p. 80
- Katherine R. Goheen, « Jesu, meine Freude : A cultural reception analysis » [PDF]:
- p. 18
- p. 19
Notes et références
- Werner Breig, Grundzüge einer Geschichte von Bachs vierstimmigem Choralsatz, Archiv für Musikwissenschaft, 45 (1988), pp. 165–85, 300–19 (esp. 183–5)
- Christoph Wolff, Johann Sebastian Bach - The Learned Musician, 2001, W. W. Norton & Company. Chapitre 8 « Similarly suitable for pedagogical purposes and regular repeated performances would have been the five-part chorale motet "Jesu, meine Freude," BWV 227 […] wisely and sensibly combines choral exercise with theological education »
- « Jesu, meine Freude », sur hymnary.org
Voir aussi
Articles connexes
Liens externes
- (sv) Enregistrement de Jesu, meine Freude en MP3 de l'Umeå Akademiska Kör
- Ressources relatives à la musique :
- Portail de la musique classique
- Portail du baroque
- Portail du protestantisme