Mora (bateau)


Le ou la Mora[Note 1] est le nom traditionnellement attribué au navire amiral de Guillaume le Conquérant, duc de Normandie avec lequel il a traversé la Manche pour aller faire la conquête de l'Angleterre en 1066.

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Représentation du Mora, le navire de Guillaume le Conquérant, sur la tapisserie de Bayeux (scène 38).

Comme le montre la tapisserie de Bayeux, il s'agit d'un grand navire à clins, hérité des langskip des Vikings dont les Normands ont longtemps conservé la tradition. Sa construction à Barfleur a été commandée par Mathilde de Flandre, épouse de Guillaume et duchesse de Normandie. Après la conquête, le navire a continué d'être utilisé par Guillaume le Conquérant pour ses allers-retours entre l'Angleterre et la Normandie.

Origine du nom

Le nom de mora attribué au bateau amiral de Guillaume est indiqué dans le Catalogus suppeditantium naves ad expeditionem Willelmi comitis in Angliam, la liste de ceux qui ont fourni des navires pour l'expédition du duc de Normandie. Ce texte a été écrit vers 1067, 1072 au plus tard, selon l'historienne Elisabeth van Houts[1],[2]. Le mot mora n'est mentionné que dans ce seul texte d'époque rédigé en latin médiéval dans la phrase « Matildis postea regina eiusdem ducis uxor ad honorem ducis fecit effici nauem que uocabatur mora in qua ipse dux uectus est [...] », c'est-à-dire « Mathilde qui fut ensuite reine, l'épouse du même duc, fit construire pour la gloire du duc un navire qu'on appelait mora dans lequel le duc lui-même fit la traversée »[1]. Il a été compris comme un nom propre Mora par la plupart des commentateurs[3].

Le navire étant un cadeau de Mathilde de Flandre, il a été suggéré que Mora pourrait être un hommage aux Morini, anciens habitants de la Flandre[3]. Les autres significations latines du mot mora semblent à écarter car elles désignent toutes des caractéristiques peu valorisantes[4] : « retard » ou « pause » à « idiote » ou « femme insensée ». Il y a aussi la possibilité que Mora soit une anagramme d'Amor [3]. Le nom du Mora pourrait également avoir une origine noroise[5]. En effet, on connaît l'attachement de Guillaume le Conquérant à ses origines nordiques, symbole aussi de son indépendance vis-à-vis du pouvoir royal. Quand il s’embarque pour l'Angleterre en 1066, il prend soin d’équiper son navire-amiral d’une girouette dorée[6], à la manière de ses ancêtres vikings[6]. Plusieurs historiens, dont George Slocombe en 1961[7], ont donc envisagé que Mora puisse faire référence à une tradition suédoise liée à l'élection des rois de Suède pendant le Moyen Âge[8]. L'élection se déroulait lors d'une assemblée appelée « thing de Mora » car elle se situait sur un monument de pierres connu sous le nom de Morasteinninn « la pierre de Mora » (en suédois moderne Mora stenar au pluriel, mais en norvégien Morasteinen) localisé à Knivsta, près d'Uppsala. À l'issue de la cérémonie d'intronisation, le nouveau roi devait se tenir debout sur une pierre plate, la Pierre de Mora, où il recevait l'hommage des électeurs présents. Dans l'esprit de Mathilde et des contemporains, le choix du nom Mora pouvait donc exprimer la volonté manifeste de Guillaume de se faire couronner roi d'Angleterre[5].

Pour le linguiste René Lepelley, mora est un nom commun, car si les autres chroniqueurs médiévaux ne précisent pas le nom du navire, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas[8]. S'appuyant sur la chanson de geste médiévale, en particulier la Chanson de Roland et la Chanson de Guillaume, Lepelley émet l'hypothèse en 2003 que mot mora serait alors une latinisation médiévale de l'ancien français [a]more (autrement [a]mure, [a]meur, [a]mour), qui signifie « pointe de flèche ou d'épée » ou encore « fer de lance »[9]. Ainsi, le mot mora ne désignerait pas le nom du navire mais le fait qu'il soit à la pointe de l'attaque normande, son « fer de lance »[10]. Cependant, aucun substantif mora ayant ce sens n'est mentionné dans le dictionnaire du latin médiéval de Du Cange[11]. En revanche, il existe bien dans le dictionnaire d'ancien français de Godefroy, un substantif amore, -eure « pointe de l'épée » et meure « lame, tranchant »[12].

Caractéristiques techniques

Profil d'un langskip viking. Le Mora comme une grande partie des navires de la flotte normande sont directement issus de leurs parents scandinaves.

Le Mora est un bateau de type langskip à bordages à clin construit à Barfleur en Normandie[13],[14]. C'est un cadeau de la duchesse Mathilde à son mari Guillaume de Normandie en 1066[15]. Il est appelé eschei (pluriel escheiz, eschiez), ainsi que les navires de sa flotte par les auteurs anciens[16]. Eschei est directement issu du vieux norrois skeið[16] (noté souvent skeid par commodité) et se réfère au plus long et plus ancien modèle de langskip avant la snekkja devenu esneque, esneke, esneche en normand. Ce dernier mot qualifie plus tard la Blanche-Nef ou les bateaux de Richard Cœur de Lion. Le nom du skeið quant à lui est connu dès le Xe siècle sur une inscription runique danoise située à Tryggevœlde, translittérée skaiþ[16].

Il est le navire amiral de Guillaume pour son invasion de l'Angleterre : son plus gros navire : d'une capacité de 40 à 45 hommes ou 10 à 12 chevaliers avec leur chevaux. La tapisserie de Bayeux explique : [hic willem dux in] magno navigio « une grande embarcation »[16]. Son capitaine, Étienne était le fils d'un certain Airard[17],[18], a reçu des terres dans le Hampshire, le Berkshire et le Warwickshire en récompense de ses services dans la campagne anglaise de 1066[19].

Le moine franco-anglais Orderic Vital décrit le navire ainsi : « Il avait pour figure de proue l'image d'un enfant, doré, pointant de la main droite vers l'Angleterre, et ayant dans sa bouche une trompette en ivoire[20] ». Mora portait des voiles multicolores et au sommet du grand mât se trouvait la bannière papale, consacrée et envoyée à Guillaume de Rome[21]. La bannière était décrite comme « une bannière carrée blanche chargée d'une croix en or dans une bordure bleue ». Cette description du bateau et de son décor ne correspond sans doute que partiellement à la réalité, car si la tapisserie de Bayeux semble bien montrer la bannière papale et les voiles multicolores, la proue est comme celle des autres navires ornée d'une tête de dragon. On note en revanche une figure sur la poupe représentant un enfant armé d'une lance et soufflant dans une trompette. La confusion entre la poupe et la proue peut s'expliquer par le caractère amphidrome des bateaux vikings.

Wace écrit dans son Roman de Rou[6] :

« Une lanterne fist li Dus (Le Duc fit attacher une lanterne)
Metre en sa nef le mast de sus (Au mât de sa nef)
Une wire-wire dorée (Et une girouette dorée)
Out de coivre en somet levée (Faite de cuivre, au sommet fut posée). »

Le terme wirewire est la forme adoptée par Wace pour l'ancien normand wirevite « girouette » du vieux norrois veðrviti « girouette de proue » (sur veðr « temps (atmosphérique) », viti « signal »)[16].

Contexte historique

En 1066, le duc de Normandie Guillaume entreprend la conquête du royaume d'Angleterre, à la suite de la mort sans héritier incontestable du roi d'Angleterre Édouard le Confesseur, cousin de Guillaume. Dans la crise de succession qui s'ensuit et qui l'oppose notamment à Harold Godwinson, Guillaume fait valoir le choix d'Édouard de le désigner comme son successeur et le serment prêté par Harold de respecter ce choix. Devant l'élection d'Harold au trône d'Angleterre le lendemain de la mort d'Édouard, Guillaume décide la levée d'une armée d'invasion et la construction d'une flotte pour la porter en Angleterre.

Pour construire cette flotte, les Normands s'appuient sur leurs connaissances en architecture navale héritées de leurs ancêtres scandinaves, les Vikings. Le chef norvégien Rollon a en effet reçu le duché de Normandie en 911, contre conversion au christianisme et hommage au roi de France.

Traversée vers l'Angleterre

Le navire aurait été bâti à Barfleur, l'un des principaux ports normands de l'époque, pendant le printemps 1066. Son pilotage est confié à un marin barfleurais nommé Étienne qui a le rôle d'esturman (littéralement « homme du gouvernail » en ancien normand), selon Orderic Vital[22]. Au cours de l'été 1066, la flotte  qui aurait compté 696 navires selon Wace[23],[24] ; 3 000 selon Guillaume de Jumièges et Guillaume de Poitiers[25]  se rassemble à l'embouchure de la Dives, où elle embarque l'armée forte de sept à huit milles hommes puis se dirige vers Saint-Valéry-sur-Somme, plus proche des côtes anglaises.

Le soir du 27 septembre 1066, avant le coucher du soleil selon Guillaume de Poitiers, après plusieurs semaines d'attente des vents favorables[24], l'armée d'invasion du duc Guillaume s'embarque pour l'Angleterre avec le Mora en tête[26].

Le Mora étant plus grand et plus rapide que les autres navires de la flotte, il porte une lanterne sur son mât afin d'être vu et un cor est utilisé comme signal aux navires suivants[26]. Toutefois, au lever du jour, le Mora se retrouve seul au milieu de la Manche, sans aucun autre navire en vue. Attendant que les autres rattrapent leur retard, Guillaume prend son petit-déjeuner avec du vin.

Une fois la flotte rassemblée, elle reprend la route vers le nord et accoste dans la baie de Pevensey où l'armée débarque et se fortifie. Le 14 octobre, l'armée normande défait l'armée anglaise à Hastings, et Guillaume est couronné roi d'Angleterre le 25 décembre.

Selon le témoignage de Thomas, fils d'Étienne, le marin barfleurais a continué à servir Guillaume pendant plusieurs années après la conquête, probablement à bord du Mora[27].

La scène 38 de la tapisserie de Bayeux montre la flotte d'invasion normande, avec le Mora à sa tête, marqué par la bannière papale sur la tête de mât.

Postérité

Plaque du Mora à Barfleur.

Une plaque commémorative en bronze a été posée sur un rocher à l'entrée du port de Barfleur en 1966, pour le 900e anniversaire de la construction du voilier. Œuvre de la sculptrice Josette Hébert-Coeffin[28], elle reprend en effigie la représentation du Mora sur la tapisserie de Bayeux, entourée de la mention : « Sur le Mora un Barfleurais Étienne porta Guillaume en Angleterre – 1066[29]. »

En juillet 2006, une esnèque de 11 m refait le périple du Mora, de Dives-sur-Mer à Pevensey via Saint-Valéry-sur-Somme[24].

Une discothèque du centre de Barfleur, active de 1967 au milieu des années 1980, a porté le nom de Mora. En 2019, la commune de Barfleur a racheté le lieu pour en faire un centre culturel[30].

En 1970, le poète normand Côtis-Capel consacre un poème au Mora.

Reconstruire La Mora à l’identique

En 2018, une association de passionnés par l’histoire maritime normande et particulièrement par l’épopée de La Mora s’est lancé le défi de reconstruire le navire à l’identique et d’inscrire cette renaissance, à Honfleur, dans un projet touristique et sociétal fort.

S’appuyant sur la réussite de la reconstruction de L’Hermione, la frégate du Marquis de La Fayette, l’association La Mora – Guillaume le Conquérant, présidée par Alain Bourdeaux, a décidé de faire renaître La Mora, navire amiral du Duc de Normandie dans sa conquête de l’Angleterre, en s’appuyant sur la tapisserie de Bayeux et les documents historiques à disposition. Un comité d’experts réunissant historiens, architectes navals et charpentiers de marine, notamment, est chargé de redonner à La Mora toute sa splendeur d’époque.

Si l’histoire rapporte que c’est à Barfleur que le navire originel a vu le jour, c’est à Honfleur, que la réplique sera construite. Un projet qui s’accompagnera de la réhabilitation d’une zone de friche industrielle sur la jetée Est de la ville afin non seulement d’y installer le chantier de reconstruction, mais aussi, un espace scénographique et pédagogique, destiné à accueillir les normands et à attirer les touristes visitant le territoire de Honfleur-Beuzeville.

Par ailleurs, ce chantier et cette reconstruction feront l’objet d’un programme pour l’emploi, la formation et l’insertion. Un bâtiment sera dédié à l’hébergement des apprentis qui prendront part à la construction du navire. Au-delà de l’aspect purement touristique, le projet porté par l’association est aussi fortement engagé dans une démarche sociétale. Des « passerelles » seront ainsi lancées vers la formation, l’insertion et l’orientation de jeunes en recherche d’emploi en offrant un accompagnement autour des différents métiers exercés sur le site de reconstruction de La Mora. Ces jeunes hommes et femmes, âgés de 16 à 25 ans, sortis du système scolaire initial et inscrits dans une démarche volontaire d’insertion, se verront proposer différentes formations leur permettant d’intégrer le chantier naval et ses ateliers de forge, gréement ou voilerie, les activités touristiques en lien avec la scénographie, l’accueil du public… et d’une manière générale l’ensemble des métiers représentés sur le site.

Calendrier prévisionnel de la reconstruction
Date Informations
Octobre 2021 Etudes et travaux de réhabilitation des bâtiments
Mars 2023 Ouverture au public de la scénographie et début de chantier de La Mora
Mars 2028 Mise à l’eau de la Mora


Notes et références

  1. Les différentes sources modernes emploient aussi bien le féminin que le masculin.
  1. Lepelley 2003, p. 3
  2. René Lepelley, « Sur le nom du bateau de Guillaume » in Annales de Normandie, année 2003, 53-1, pp. 3-18 (lire en ligne)
  3. Van Houts 1987, p. 172.
  4. Lepelley 2003, p. 5.
  5. Elisabeth Waugaman, « The Meaning of “Mora”, the Flagship Matilda of Flanders Gave William the Conqueror » in The Freelance History Writer (blog)
  6. « Les girouettes en Normandie : enquête sur un héritage viking » in histoire normande (blog)
  7. (en) George Slocombe, William the Conqueror, New York, G. P. Putnam's Sons, , 271 p. (lire en ligne), p. 126.
  8. Lepelley 2003, p. 6.
  9. Lepelley 2003, p. 8-10.
  10. Lepelley 2003, p. 10-11.
  11. Du Cange et al., Glossarium mediæ et infimæ latinitatis, Niort : L. Favre, 1883-1887 (lire en ligne)
  12. Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, édition de F. Vieweg, Paris, 1881-1902, p. 276 - 320 (lire en ligne)
  13. Paul Hilliam, William the Conqueror: First Norman King of England, New York, Rosen Publishing Group, 2005, p. 39
  14. Pierre Leberruyer, « Barfleur, résumé », Hastings 1066-1966 in Études normandes, 1966, no 189, pp. 115-116 (lire en ligne)
  15. David C. Douglas, William the Conqueror (Berkeley & Los Angeles: The University of California Press, 1964), p. 190
  16. Elisabeth Ridel, Les Vikings et les mots : l'apport de l'ancien scandinave à la langue française, Paris, Errance, (ISBN 978-2-87772-400-5), p. 76-198-199-200
  17. « Étienne » sur Wikimanche
  18. Van Houts 1987, p. 172-173.
  19. Van Houts 1987, p. 173.
  20. Ordericus Vitalis, The Ecclesiastical History of England and Normandy, Trans. Thomas Forester, Vol. I (London: Henry G. Bohn, 1853), p. 465 n. 1
  21. G.H. Preble, 'The "Mora", A.D. 1066', The New York Times, June 3, 1883
  22. Orderic Vital (trad. Louis Du Bois), Histoire de Normandie, t. 4, Paris, François Guizot, (lire en ligne), p. 353.
  23. Wace, Roman de Rou, t. 2, Paris, É. Frère, , 543 p. (lire en ligne), p. 157.
  24. Bernage.
  25. (en) Bernard Bachrach, « On the Origins of William the Conqueror's Horse Transports », Technology and Culture, vol. 26, no 3, , p. 505-531 (lire en ligne, consulté le ).
  26. Christopher Gravett, Hastings 1066 (Revised Edition): The Fall of Saxon England (Osprey Publishing, Ltd., 1992), p. 47
  27. Lepelley 2003, p. 4.
  28. Mairie de Barfleur, « L’histoire de Barfleur », sur barfleur.fr (consulté le ).
  29. Pierre Leberruyer, La Manche. La presqu'ile du Cotentin, Impr. Helio-Cachan, , p. 5.
  30. « Barfleur. L’ancienne discothèque Le Mora deviendra un espace culturel », Ouest-France, (lire en ligne, consulté le ).

Bibliographie

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