Pedrolino

Pedrolino est un zanni, ou valet comique, de la Commedia dell'arte ; son nom est un hypocoristique de Pedro (Pierre), grâce au suffixe -lino. Ce personnage a fait son apparition dans le dernier quart du XVIe siècle, apparemment inventé par l'acteur longtemps identifié au rôle, Giovanni Pellesini. Les illustrations d'époque suggèrent que sa blouse et ses pantalons blancs constituaient « une variante du costume typique des zanni »[1] et son dialecte bergamasque le désignait comme un membre de la « basse » classe rurale[2]. Mais si son costume et son statut social manquaient de distinction, ce n'était pas le cas de son rôle dramatique : « premier » zanni à multiples facettes, son personnage est riche en incongruités comiques.

La Grande Victoire de Pedrolino de Giulio Cesare Croce. Gravure de la page de titre, 1621.

De nombreux historiens du théâtre établissent un lien entre le Pedrolino italien et le Pierrot français plus tardif de la Comédie-Italienne et, bien que ce lien soit possible, il reste non-prouvé et semble improbable, à juger par le peu de preuves dans les premiers canevas italiens[3].

Type, rôle dramatique et personnage

Pedrolino apparaît dans quarante-neuf des cinquante canevas d’Il teatro delle favole rappresentative de Flaminio Scala (1611) et dans trois pièces non-datées de la collection de manuscrits « Corsini »[4]. Il apparait aussi en 1587 sous le nom « Pedrolin » dans une comédie scénarisée par Luigi Groto, La Alteria. Tout ceci montre comment il a été conçu et joué. C'est de toute évidence un type de ce que Robert Storey appelle « l'esprit social », habituellement incarné par « l'entremetteur, le serviteur habile, l'esclave rusé », qui « survit en se mettant au service des autres »[5]. Dans les canevas de Scala, qui offrent l'exemple le plus révélateur de son personnage, il est invariablement le « premier » zanni, un type qui se différencie du « second » zanni par son rôle dans l'intrigue. Le critique et historien Constant Mic explique cette différence lorsqu'il note que le premier zanni

« organise volontairement la confusion, [alors que] le second crée des perturbations par sa maladresse. Le second zanni est un parfait ignare, mais le premier laisse parfois entrevoir une certaine instruction. Le premier zanni incarne l'élément dynamique et comique de la pièce, le second son élément statique[6]. »

Puisque sa fonction est de « faire avancer la pièce »[7], Pedrolino semble trahir, selon les mots de Storey, « un aspect de Janus » : « Il peut œuvrer habilement dans l'intérêt des amoureux dans une pièce – par exemple dans Li Quattro finti spiritati (Les Quatre Faux Esprits) en se déguisant en magicien et en faisant croire à Pantalon que la « folie » d'Isabella et Oratio ne peut être guérie qu'en les mariant ensemble —, puis, dans Gli avvenimenti comici, pastorali e tragici (Événements comiques, pastoraux et tragiques), satisfaire son capricieux sens de l'humour en combinant les malheurs de jeunes gens[8]. » Son personnage est si multiforme que son intelligence laisse souvent place à la crédulité (comme lorsqu'on lui fait croire qu'il était ivre quand il a appris l'infidélité de sa femme et qu'il a simplement imaginé toute la liaison) et ses manœuvres peuvent être parfois mises en échec par une sentimentalité grotesque (lorsqu'il partage en pleurant comme un veau un bol de macaronis avec Arlequin et Burratino (en))[9]. Malgré de telles incohérences de caractère et de comportement, il possède (ou au moins possédait pour le public de la Renaissance) une identité « immédiatement reconnaissable ». Selon Richard Andrews, « Cette reconnaissance venait de son costume, de son langage corporel, et plus encore de sa manière de parler, qui pour le public italien était basé sur un dialecte régional ainsi que des idiosyncrasies plus personnelles »[10]. Cette reconnaissance venait aussi de son goût espiègle de faire le mal : « Il prend un plaisir enfantin à faire des farces et des canulars », écrit un pratiquant actuel de la Commedia dell'arte, « mais pour le reste ses intrigues sont au service de son maître... Parfois, cependant, le mieux qu'il puisse combiner est d'échapper au châtiment que les autres lui réservent[11]. » Naïvement instable, il peut être amené à la violence sous l'effet de la colère, mais, en accord avec les règles de la comédie, sa pugnacité est habituellement déviée ou déjouée.

Pellesini

Pedrolino apparaît pour la première fois dans la commedia dell'arte en 1576, quand son interprète Giovanni Pellesini (c. 1526-1616) se présenta à Florence, apparemment à la tête de sa propre troupe appelée Pedrolino[12]. Membre de certaines des compagnies théâtrales les plus illustres du XVIe et du XVIIe siècle — les Confidenti, Uniti, Fideli, Gelosi et Accessi[13] – Pellesini était de toute évidence « une guest star très recherchée et grassement payée[14]. » Son statut est souligné par le fait que Pedrolino figure de façon prédominante dans les canevas de Scala, puisque, comme l'expose K.M. Lea, celui-ci les a compilés en songeant « aux principaux acteurs de son temps... sans considérer la composition des troupes à une période particulière[15]. » Pedrolino — et Pellesini — faisaient donc partie des étoiles les plus brillantes des débuts de la Commedia dell'Arte. Malheureusement pour lui, Pellesini joua trop longtemps pour conserver ce lustre : lorsqu'il parut en 1613 — à 87 ans — avec la compagnie du duc de Mantoue au Château de Fontainebleau et au Palais du Louvre, Malherbe écrivit à ce sujet :

« Arlequin est certainement bien différent de ce qu'il a été, et aussi est Petrolin : le premier a cinquante-six ans et le dernier quatre-vingts et sept ; ce ne sont plus âges propres au théâtre : il y faut des humeurs gaies et des esprits délibérés, ce qui ne se trouve guère en de si vieux corps comme les leurs[16]. »

Pedrolino et Pierrot

Puisque leurs noms ont le même sens (Petit Pierre) et qu'ils ont le même statut dramatique et social de serviteurs comiques, de nombreux auteurs ont conclu que Pedrolino est soit « l'équivalent italien » soit l'ancêtre direct du Pierrot français du XVIIe siècle[17]. Mais il n'existe pas de textes du XVIIe siècle établissant un lien entre les deux types. « Dominique » Biancolelli, Arlequin de la première troupe du Théâtre italien de Paris dans laquelle Pierrot apparait sous ce nom, affirme que celui-ci avait été conçu comme un Polichinelle, et non comme un Pedrolino : « La nature du rôle », écrit-il,

« est celle d'un Polichinelle napolitain un peu modifié. En fait, le canevas napolitain admet, au lieu d'Arlequin et Scapin, deux Polichinelles, l'un un voyou intrigant, l'autre un imbécile. Ce dernier est le rôle de Pierot[18]. »

 (sic)

Une source plus directe est le Pierrot du Don Juan de Molière, un paysan patoisant et amoureux (1665). Huit ans après l'énorme succès de sa première représentation, les comédiens italiens parodièrent la comédie de Molière avec un Addendum au Festin de pierre où Pierrot apparait pour la première fois sous ce nom parmi les autres masques[19]. Il était joué par un certain Giuseppe Giaratone, un acteur qui serait identifié avec le personnage pour le quart de siècle suivant[20]. Comme celui de Molière, le Pierrot de Giaratone était amoureux, une maladie dont n'était pas atteint Pedrolino[21]. Et, bien que Giaratone jouât habituellement Pierrot comme un zanni italien, ce n'est probablement pas par accident que, dans plusieurs des pièces laissées par la troupe, Pierrot est dépeint comme un paysan patoisant à la mode française[22].

Pedrolino et Pierrot se distinguent clairement par leurs fonctions respectives dans les intrigues. Pedrolino, premier zanni, est comme le note Mic, l'élément dynamique des pièces ; Pierrot est un second zanni, statique. Il apparait, comme écrit Storey, « comparativement isolé de ses compagnons masques dans toutes les pièces du Théâtre italien, à de rares exceptions, restant à la périphérie de l'action pour commenter, conseiller, réprimander, mais prenant rarement part au mouvement qui l'entoure[23]. » Le personnage de Pedrolino, par contraste, n'est pas du genre à se tenir tranquille.

Notes et références

  1. Katritzky, p. 248.
  2. C'est ce qu'indique Bartolomeo Rossi dans l'avant-propos de sa pastorale Fiamella de 1584, p. 3. Voir aussi Andrews, p. xxiv.
  3. Andrews, pp. xxv–xvi.
  4. Les canevas de Scala ont été traduits en anglais par Salerno ; les intrigues des pièces « Corsini » ont été résumées par Pandolfi (V, 252-76). Comme le note Storey (1978), au moins un des résumés de Pandolfi indique que le personnage de [Pedrolino] peut y bénéficier de nuances différentes de celles du zanni de Scala : « dans Il Granchio (Le Crabe), il est un père sur le même pied que Pantalon » (p. 15, n. 23).
  5. Storey (1996), pp. 170, 171.
  6. Mic, p. 47; tr. Storey (1978), p. 13 (mis en relief par Storey).
  7. Storey (1978), p. 13.
  8. Storey (1978), pp. 15-16.
  9. Ces exemples se trouvent dans deux pièces de la collection Scala, La Fortunata Isabella (La Chanceuse Isabelle) et Il Pedante (Le Pédant).
  10. Andrews, pp. xix, xx.
  11. Rudlin, p. 136.
  12. Pour les déplacements de cette troupe et de Pellesini lui-même, voir Lea, I, 265-92.
  13. Un relevé détaillé de ces troupes et de la carrière de Pellesini avec elles est donné par Rudlin et Crick, pp. 1-53.
  14. Katritzky, p. 249.
  15. Lea, I, 293.
  16. Œuvres de Malherbe. Tome 3 / recueillies et annotées par M. L. Lalanne p. 337
  17. L'« équivalent italien » est de Nicoll ([1963], p. 88) ; Mic écrit que le rapport historique entre Pedrolino et Pierrot est « absolument évident » (p. 211). Sand et Duchartre observent une étroite parenté entre les deux personnages, ainsi qu'Oreglia ; Storey (1978) considère Pedrolino et Hamlet comme deux « pôles » comportementaux entre lesquels oscille Pierrot tout au long de son histoire (pp. 73-74). En 1994, Rudlin (pp. 137-38) renomme encore Pierrot « Pedrolino » dans sa traduction d'une scène d’Arlequin, Empereur dans la lune, créé en 1684 par la Comédie-Italienne et publié dans la collection Gherardi, vol. 1, p. 179.
  18. MS 13736, Bibliothèque de l'Opéra, Paris, I, 113; cited and tr. Nicoll (1931), p. 294.
  19. Les acteurs de la Commedia dell'arte, masqués ou non, sont appelés « masques » ; voir Andrews, p. xix.
  20. Storey (1978), pp. 17-18.
  21. « L'amour de Pedrolino pour Franceschina fournit parfois l'occasion d'un affrontement farcesque entre Arlequin et lui (Li Duo vecchi gemelli, Les Deux Vieux Jumeaux) et d'une explosion de colère jalouse lorsqu'il est cocufié par le Docteur Gratiano (La Fortunata Isabella, La Chanceuse Isabelle). Mais il ne suscite pas la tendresse, à la fois comique et pathétique, qui imprègne La Coquette de Jean-François Regnard (1691), où Pierrot reste muet d'amour devant la fille de son maître, Colombine. » Storey (1978), pp. 25-26. Pour cette scène, voir Gherardi, vol. 3, pp. 100-102.
  22. Voir par exemple, l'acte III, scène iii d’Arlequin-Esope d'Eustache Le Noble (1691) dans la collection Gherardi
  23. Storey (1978), pp. 27-28. « Le Théâtre italien » cité est la collection Gherardi.

Références

  • (en) Andrews, Richard (2008). The Commedia dell'Arte of Flaminio Scala: A Translation and Analysis of 30 Scenarios. Lanham, Maryland: The Scarecrow Press. (ISBN 978-0-8108-6207-4).
  • Duchartre, Pierre-Louis (1929; Dover reprint 1966). The Italian Comedy, translated by Randolph T. Weaver. London: George G. Harrap and Co., Ltd. (ISBN 0-486-21679-9).
  • Gherardi, Evaristo, editor (1721). Le Théâtre Italien de Gherardi ou le Recueil général de toutes les comédies et scènes françoises jouées par les Comédiens Italiens du Roy ... 6 vols. Amsterdam: Michel Charles le Cène. Vols. 1, 2, 3, 4, 5, and 6 at Google Books.
  • (en) Katritzky, M.A., The art of commedia : a study in the "Commedia dell'arte" 1560-1620 with special reference to the visual records, Amsterdam, N.Y, Editions Rodopi B.V, , 625 p. (ISBN 90-420-1798-8)
  • Lalanne, Ludovic, éditeur (1862). Œuvres de Malherbe, vol. 3. Paris: Hachette. Copy sur Gallica.
  • (en) Lea, K.M. (1934). Italian popular comedy: a study in the Commedia dell'Arte, 1560-1620, with special reference to the English stage. 2 vols. Oxford: Oxford University Press.
  • Mic, Constant (1927). La Commedia dell'Arte, ou le théâtre des comédiens italiens des XVIe, XVIIe & XVIIIe siècles. Paris: J. Schiffrin.
  • (en) Nicoll, Allardyce (en) (1931). Masks, mimes and miracles. London: Harrap & Co.
  • (en) Nicoll, Allardyce (1963). The World of Harlequin: a critical study of the commedia dell'arte. Cambridge, England: Cambridge University Press.
  • Oreglia, Giacomo (1968). The Commedia dell'Arte, translated by Lovett F. Edwards. New York: Hill and Wang. First published in Italian in 1961, revised in 1964. (ISBN 978-0-8090-0545-1).
  • Pandolfi, Vito (1957–1969). La Commedia dell’Arte, storia e testo. 6 vols. Florence: Sansoni Antiquariato.
  • Rossi, Bartolomeo (1584). Fiammella pastorale. Paris: Abel L'Angelier.
  • (en) Rudlin, John, Commedia dell'Arte : an actor's handbook, Londres, Routledge, , 282 p. (ISBN 0-415-04770-6)
  • (en) Rudlin, John, and Olly Crick, Commedia dell'Arte : a handbook for troupes, Londres, Routledge, , 251 p. (ISBN 0-415-20409-7)
  • Salerno, Henry F., translator (1967). Scenarios of the Commedia dell’Arte: Flaminio Scala's Il teatro delle favole rappresentative. New York: New York University Press.
  • Sand, Maurice (Jean-François-Maurice-Arnauld, Baron Dudevant, dit) (1915). The History of the harlequinade [orig. Masques et bouffons. 2 vols. Paris: Michel Lévy Frères, 1860]. Philadelphia: Lippincott.
  • (en) Storey, Robert F., Pierrot : a critical history of a mask, Princeton, N.J., Princeton University Press, , 224 p. (ISBN 0-691-06374-5)
  • (en) Storey, Robert, Mimesis and the human animal : on the biogenetic foundations of literary representation, Evanston, Il., Northwestern University Press, (ISBN 0-8101-1458-5)
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