Personnalisme
Le personnalisme, ou personnalisme communautaire, est un courant d'idées spiritualiste. En France, Emmanuel Mounier fonde autour de la revue Esprit un mouvement recherchant une troisième voie humaniste entre le capitalisme libéral et les fascismes. Le personnalisme « post-Mounier » est une philosophie éthique dont la valeur fondamentale est le respect de la personne. Le principe moral fondamental du personnalisme peut se formuler ainsi : « Une action est bonne dans la mesure où elle respecte la personne humaine et contribue à son épanouissement ; dans le cas contraire, elle est mauvaise »[1]. Le personnalisme post-mounier perd sa dimension spirituelle et privilégie la dimension éthique.
Ne doit pas être confondu avec Personnalisme américain.
Il a eu une influence importante sur les milieux intellectuels et politiques français des années 1930 aux années 1950. Il a influencé, entre autres, les milieux de l'éducation populaire et plus tard de l'éducation spécialisée[2], et les libéraux-chrétiens notamment conservateurs dont Chantal Delsol.
Naissance du personnalisme avant 1930
Le terme personnalisme a été inventé par un pasteur de l'Église réformée de France, Albin Mazel, dans le cadre d'une étude intitulée « Solidarisme, individualisme et socialisme ». Le terme a été repris ensuite par Charles Renouvier dans une optique kantienne en 1903[3]. Kant pourrait donc passer pour le vrai fondateur du personnalisme. En effet, Kant, en mettant le sujet au centre de l'expérience en général, et de l'expérience morale en particulier, met en pleine lumière la personne capable d'être à elle-même sa propre fin. La philosophie personnaliste doit aussi beaucoup à Nicolas Berdiaev, philosophe orthodoxe russe arrivé à Paris en 1924 avec lequel Mounier collabore dès les premiers numéro d'Esprit. Mounier lui emprunte le concept de personnalisme communautaire et son insistance sur la liberté et la créativité comme fondement de la personne, comme fondement de la spiritualité. Le philosophie Günther Anders estime quant à lui que le personnalisme est un néologisme forgé par son père William Stern en 1903 ou 1904[4]. Il confirme qu'il s'agissait d'une référence explicite à Kant. Günther Anders sut directement de Max Scheler que ce dernier s'appropria la notion avant que Mounier la lui récupère ; « c’est Mounier lui-même qui me l’a raconté sur le Boul’Mich, début 1933, peu après que j’ai réussi à fuir l’Allemagne[4]. »
Le Personnalisme au cours des années 1930
À partir des années 1930, le personnalisme est devenu un mouvement intellectuel de réaction à la crise économique profonde de cette décennie, que la jeunesse intellectuelle française percevait comme une crise de civilisation plutôt que comme une crise essentiellement économique. Cette crise, ces jeunes la caractérisent en opposant l'« individu » et la « personne », opposition empruntée d'ailleurs à Charles Péguy, pour manifester leur refus de l'ordre établi exacerbé par la crise économique mondiale qui sévit. Daniel-Rops écrira à ce propos :
- « Est-il besoin de répéter […] que la personne n'a rien de commun avec l'être schématique mû par des passions élémentaires et sordides, qu'est l'individu. Un personnalisme conscient s'oppose même à l'individualisme dont s'est grisé le XIXe siècle. La personne, c'est l'être tout entier, chair et âme, l'une de l'autre responsable, et tendant au total accomplissement »[5].
L'individu, c'est ce qui, en bout de piste, apparaît comme le rejeton des tendances aliénantes du monde moderne. C'est celui qui a sacrifié sa dimension spirituelle et son potentiel d'énergies créatrices et de liberté, au profit d'un idéal petit-bourgeois qui ne vise qu'au bien-être. Pour Emmanuel Mounier : « l'individu, c'est la dissolution de la personne dans la matière. […] Dispersion, avarice, voilà les deux marques de l'individualité ». Aussi, la personne ne peut croître « qu'en se purifiant de l'individu qui est en elle »[6].
Autant la notion d'individu veut exprimer la faillite de la société occidentale que met en relief la crise économique des années 1930, autant celle de personne renferme « comme une absence, un besoin, une tâche et une tension continuellement créatrice »[7]. Contre le gigantisme des mécanismes sociaux, politiques et économiques qui président aux destinées des hommes ; contre l'idéalisme et le rationalisme abstraits qui ont détaché l'homme de la nature et de ses communautés immédiates, tous les mouvements de la jeunesse française se rejoignent en une même aspiration : celle de renouer avec ce qu'ils appellent l'homme « concret » pour en faire un être responsable, c'est-à-dire capable « de réponse »[8].
Cette opposition entre individu et personne, assez répandue au début des années 1930, est donc à la fois un jugement sur la situation et un projet pour la modifier. Ce projet pourrait se formuler de la manière suivante. Le bourgeois, cet être incapable d'élévation spirituelle a, par ses visées égoïstes, inversé l'ordre des valeurs mettant ainsi en péril les possibilités d'épanouissement de la personne et de la civilisation occidentale. Pour mettre un terme à la crise de notre civilisation, la transformation des structures sociales et économiques doit inévitablement s'accompagner d'une révolution spirituelle. Dès 1927, Jacques Maritain soutenait cette Primauté du spirituel. À sa suite, des revues comme la Jeune Droite, l'Ordre Nouveau et Esprit reprendront cette exigence. Ainsi, en , l'un des premiers manifestes de l'Ordre Nouveau lançait ce slogan promis à un succès durable : « Spirituel d'abord, économique, ensuite, politique à leur service ». Emmanuel Mounier écrira quelque temps plus tard : « Le spirituel commande le politique et l'économique. L'esprit doit garder l'initiative et la maîtrise de ses buts, qui vont à l'homme par-dessus l'homme, et non au bien-être »[9].
Selon ces jeunes intellectuels français, redonner la « primauté à la personne », c'est retrouver la voie de la vraie hiérarchie des valeurs ; c'est réunir ce que le monde moderne a eu tendance à séparer. Cette volonté est surtout le souci de la revue Esprit et, dans une moindre mesure, celui de l'Ordre nouveau, revues qui possèdent quelques collaborateurs communs. Toutefois, puisqu'il n'est personne pour croire que cette nouvelle civilisation s'édifiera seulement à coup d'idéal, on a aussi pensé à organiser ce qui relève du matériel sur une base concrète qui puisse permettre d'atteindre la réalisation de cet objectif. Il faut savoir que pour cette génération, Proudhon sera, en ce qui a trait à l'organisation de la dimension matérielle, ce que Charles Péguy représenta pour la dimension spirituelle. Esprit, qui est avant tout Emmanuel Mounier, approfondira surtout la réalité de la personne alors que l'Ordre Nouveau s'attachera plutôt, en s'inspirant plus directement de Proudhon, à définir le cadre organisationnel qui va permettre à l'humanité nouvelle d'émerger.
Nébuleuse de groupements
Le personnalisme se constitue en France dans les années 1930-1934 avec l'apparition d'une nébuleuse de groupes et de revues que l'historiographie du XXe siècle rassemble sous le terme de non-conformistes des années 30, en se référant à l'ouvrage éponyme de Jean-Louis Loubet del Bayle.
Au sein de cette mouvance, animée par de jeunes intellectuels qui avaient la volonté de situer leur « engagement » en marge des mouvements d'idées établis, on pouvait distinguer trois courants :
- Tout d'abord celui de la revue Esprit qui se crée à partir de 1932 autour d'Emmanuel Mounier (avec Georges Izard et Denis de Rougemont), et auquel on tend parfois aujourd'hui à réduire le personnalisme des années 1930.
- Le second courant est celui de L'Ordre nouveau, qui s'organise sous l'impulsion d'Alexandre Marc à partir d'une base théorique fondée particulièrement sur la réflexion de Robert Aron, de Denis de Rougemont et d'Arnaud Dandieu, l'œuvre de ce dernier étant brutalement interrompue par sa mort en 1933.
- Le « personnalisme gascon », à l'initiative de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, identifié par Patrick Chastenet comme courant fondateur de l'écologie politique[10],[11].
- Enfin, ce que Mounier appellera la Jeune Droite rassemblait de jeunes intellectuels plus ou moins dissidents de l'Action française (parmi eux Jean de Fabrègues, Jean-Pierre Maxence et Thierry Maulnier) autour de revues comme Les Cahiers, Réaction, La Revue française, La Revue du siècle.
Les grandes idées du personnalisme
Face à ce qu'ils percevaient comme une « crise de civilisation », ces jeunes intellectuels présentaient, malgré certaines divergences, un « front commun » :
- Le refus du libéralisme : les personnalistes se posaient en rupture avec le « désordre établi », c'est-à-dire la subversion des valeurs humanistes héritées de la raison grecque, du judaïsme et du christianisme, que leur semblaient, particulièrement durant la crise des années 1930, représenter les institutions capitalistes et parlementaires d'une société libérale et individualiste, dont les fondements institutionnels leur paraissaient aussi fragiles et « inhumains » que les fondements culturels en proie à un « matérialisme » et un « nihilisme » destructeurs.
- Le refus du communisme totalitaire et du fascisme : les personnalistes refusaient parallèlement les tentatives « étatistes » de réponses « totales » du communisme stalinien ou du fascisme, précisément pour ce qu'elles broyaient l'individu et niaient la primauté de la personne.
- Les solutions : les personnalistes avaient l'ambition, pour remédier à cette « crise de l'homme au XXe siècle », de susciter une « révolution spirituelle », transformant simultanément les choses et les hommes, qui devait trouver son inspiration philosophique dans une conception « personnaliste » de l'homme et de ses rapports avec la nature et la société, et se traduire par la construction d'un « ordre nouveau », au-delà de l'individualisme et du collectivisme, orienté vers une organisation « fédéraliste », « personnaliste et communautaire » des rapports sociaux.
Le personnalisme face au fascisme
Après 1934, face aux événements, les itinéraires de ces intellectuels divergeront. Pourtant leur influence ultérieure n'a pas été négligeable, même si elle s'est manifestée de manière quelque peu diffuse. Sur la lancée des débats intellectuels de l'avant guerre, les hommes et les idées des années 1930 apparaissent dans les années 1940 :
- dans certaines des expériences « communautaires » du régime de Vichy (politique de la jeunesse, Compagnons de France, Association Jeune France, École d'Uriage). Simple opportunisme alors que l'effondrement de la IIIe République laissait le champ « libre » (à condition d'ignorer l'occupation allemande) pour de nouvelles expériences politiques et sociales selon les uns, ou dérive naturelle d'une idéologie française anti-libérale selon les autres (l'historien Zeev Sternhell par exemple).
- dans certains programmes de la Résistance (Mouvement Combat, Défense de la France, l'OCM) désireux de faire de la Résistance le creuset de changements profonds par rapport aux mœurs politiques et sociales de l'avant-guerre, tenues pour responsables du désastre de 1940.
Le personnalisme après 1945
- Après la guerre, nombre de ces non-conformistes et conservateurs deviendront des militants des mouvements fédéralistes européens (Robert Aron, Daniel-Rops, Jean de Fabrègues, Alexandre Marc, Denis de Rougemont, Thierry Maulnier).
- La revue Esprit, tout en prenant ses distances avec une partie de son héritage, sera un temps tentée de faire un chemin aux côtés du communisme (toujours l'héritage anti-libéral qui appelle la recherche de solutions radicalement nouvelles parfois non exemptes de risques), puis contribuera aux débats de la IVe et de la Ve République sur l'avènement d'une « Nouvelle Gauche » et ne sera pas sans influence sur ce que dans les années 1980 on appellera la « deuxième gauche », notamment par la voix de Jacques Delors (cf. La Vie Nouvelle).
- Après 1968, certains courants écologistes se rattacheront à cet « esprit des années 30 » notamment les chrétiens-conservateurs dont Jacques Ellul. Il faut cependant noter qu'Ellul, avec Bernard Charbonneau, est déjà l'auteur du premier manifeste personnaliste dans les années 1930.
- Cette influence s'est aussi exercée sur le courant de la démocratie chrétienne, les libéraux-conservateurs avec Chantal Delsol, et dans la droite (Charles Millon, Hervé Mariton) et sur ses prolongements.
- Ngô Đình Diệm, président du Sud-Vietnam de 1955 à 1963, se réclamait du personnalisme.
- Au-delà des frontières de la France, le personnalisme des années 30 trouvera aussi une audience, par exemple au Québec dans les années 1930-1970 notamment auprès du futur premier ministre Trudeau. Cette présence au Canada provoquera là-bas une polémique philosophique d'envergure internationale en opposant le philosophe québécois d'origine belge Charles De Koninck aux personnalistes, et plus particulièrement à Jacques Maritain et à ses disciples. Le personnalisme se fera aussi connaître parmi les milieux de dissidents de l'Europe de l'Est, tandis qu'il ne sera pas étranger à l'évolution de la réflexion des milieux catholiques durant la seconde moitié du XXe siècle.
- Les aspects intellectuels et philosophiques du personnalisme ont été particulièrement approfondis par Esprit et son directeur, Emmanuel Mounier, auxquels la postérité tendra à identifier ce courant d'idées de façon un peu réductrice.
- Le père Teilhard de Chardin représente la version théologique du personnalisme[12].
- La Charte de l'environnement incluse dans la Constitution française en 2005 reprendra la notion d'épanouissement personnel parmi les valeurs à protéger.
- L’œuvre de Michel Freitag peut être considérée comme étant d'inspiration personnaliste dans la mesure où sa sociologie dialectique constitue une sociologique systématique et une philosophie critique des fondements de la civilisation occidentale (les trois tomes Dialectique et société, œuvre issue de sa thèse), laquelle a été prolongée dans une critique conjointe du totalitarisme (notamment dans l'article Totalitarismes : de la terreur au meilleur des mondes) et du libéralisme (son ouvrage testamentaire intitulé L'abîme de la liberté. Critique du libéralisme.). Sa thèse le rapproche notamment des travaux de la revue Économie et humanisme, laquelle tentait de promouvoir une alternative d’inspiration personnaliste aux théories néo-classiques du développement.
- Les travaux autour du développement du pouvoir d'agir des personnes et des collectivités de Christian Morel (Éducation populaire et puissance d'agir, 2014), du Québécois Yann Le Bossé (Sortir de l'impuissance, Invitation à soutenir le développement du pouvoir d'agir des personnes et des collectivités, 2012) ainsi que Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener (L'empowerment, une pratique émancipatrice ?, 2013) font référence à l'émancipation de la personne[réf. nécessaire].
- Les Droits culturels qui apparaissent en France, en 2015, par la loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République (Loi NOTRe) et par la loi relative à la liberté de création, à l'architecture et au patrimoine (LCAP, 2016) s'appliquent aux personnes et ont une filiation avec le personnalisme[13].
Références
- André Morazain et Salvatore Pucella. Éthique et Politique - Des valeurs personnelles à l'engagement social. ERPI, 1988, p. 30.
- Où l'on retrouve encore aujourd'hui sa trace (au sein de l’union française des centres de vacances et de loisirs).
- Charles Renouvier, Le personnalisme, 1903.
- Anders, Günther, (1902-1992), et Impr. Cogétéfi), Visite dans l'Hadès d'Auschwitz à Breslau, 1966, après "Holocauste", 1979, Le Bord de l'eau, (ISBN 978-2-35687-302-6 et 2-35687-302-3, OCLC 881573276), p. 135-136
- Daniel-Rops, Éléments de notre destin, Paris, Éd. Spes, 1934, p. 65, note 1.
- Cité par Jean-Marie Domenach, Emmanuel Mounier, Paris, Éd. du Seuil, Coll. Écrivains de toujours, 1972, p. 81.
- Ibid, p. 76.
- Ibid, p. 105.
- Cité par Jean-Marie Domenach, Les principes du choix politiques, Esprit, 18, 174 (décembre 1950), p. 820.
- Patrick Troude-Chastenet, « Jacques Ellul : une jeunesse personnaliste », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, no 9, 1er semestre 1999, p. 55-75.
- Christian Roy (auteur), « Aux sources de l'écologie politique:Le personnalisme "gascon" de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul », Canadian Journal of History, vol. 27, (ISSN 2292-8502, lire en ligne, consulté le ).
- Jean-Pierre Wagner, « Henri de Lubac et Pierre Teilhard de Chardin : le sens d'une hospitalité », Revue des sciences religieuses, vol. 77, no 2, , p. 199–214 (DOI 10.3406/rscir.2003.3669, lire en ligne, consulté le )
- Jean-Pierre Saez, « Les dessous des droits culturels », L'Observatoire, vol. 49, no 1, , p. 4-8 (ISSN 1165-2675 et 2553-615X, DOI 10.3917/lobs.049.0004, lire en ligne, consulté le )
Voir aussi
Bibliographie
- Emmanuel Mounier, Écrits sur le personnalisme, collection « Points Essais », éditions du Seuil, 2000 (390 pages)
- Emmanuel Mounier, Le Personnalisme, Que sais-je ?, P.U.F., 1949.
- Jean-Louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30, Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, « Points Histoire », Éditions du Seuil, 2001, (562 pages).
- Pierre de Senarclens, Le mouvement "Esprit" 1932-1941. Essai critique, Lausanne L'Age d'homme 1974
- Denis de Rougemont, Penser avec les mains, Albin Michel, Paris, 1936
- Denis de Rougemont, Politique de la personne, Éditions Je sers, Paris, 1934.
- Christian Roy, Alexandre Marc et la Jeune Europe (1904-1934), L'Ordre Nouveau aux origines du personnalisme, Presses d'Europe, Nice, 1998, suivi de : Thomas Keller, Le Personnalisme de l'entre-deux guerres entre l'Allemagne et la France.
- Alexandre Marc, Fondements du fédéralisme personnaliste, Presses d'Europe, 1995.
- Emmanuel Mounier, Anarchie et Personnalisme, 1937, extraits en ligne.
Articles connexes
Liens externes
- Notices dans des dictionnaires ou encyclopédies généralistes :
- Ressources relatives à la recherche :
- Personnalisme.org
- Manifeste au service du personnalisme par Emmanuel Mounier, collection Esprit, éditions Montaigne, 1936 (définition et positionnement).
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