Politique documentaire
Dans le domaine des sciences de l'information et des bibliothèques, le concept de politique documentaire est défini par Bertrand Calenge comme la « conception et mise en œuvre de méthodes et d’outils permettant de répondre aux missions de la structure et aux attentes des usagers »[1].
La politique documentaire d'une bibliothèque met en cause des principes juridiques (Loi relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique, statuts des conservateurs, droits et obligations des fonctionnaires), scientifiques et techniques (maitrise des enjeux épistémologiques et capacité d'appréciation des ressources documentaires) et déontologiques (honnêteté intellectuelle dans l'exercice des choix et les rapports avec l'ensemble des parties prenantes)[2].
L'exercice de cette triple responsabilité appelle des choix explicites et transparents susceptibles de servir de cadre de référence et de dialogue exprimés dans un document de référence.
C'est pourquoi, la loi n° 2021-1717 du 21 décembre 2021 relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique, dispose dans son article 7, que « Les bibliothèques des collectivités territoriales ou de leurs groupements élaborent les orientations générales de leur politique documentaire, qu'elles présentent devant l'organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement et qu'elles actualisent régulièrement », cette présentation pouvant être « suivie d'un vote de l'organe délibérant. »[3]
Collection et politique documentaire
La politique documentaire est indissociable de la notion de « collection » qui est la marque de toute bibliothèque. Le premier article du chapitre I de la loi, dispose ainsi que dans les "bibliothèques des collectivités territoriales ou de leurs groupements ont pour missions de garantir l'égal accès de tous à la culture, à l'information, à l'éducation, à la recherche, aux savoirs et aux loisirs ainsi que de favoriser le développement de la lecture" et qu'à ce titre, elles «Constituent, conservent et communiquent des collections de documents et d'objets" sous forme physique ou numérique , l'essentiel du principe de collection étant la cohérence et la qualité des contenus.
La formalisation des objectifs et règles qui président à la constitution d'une collection exigée par la loi est indispensable à la cohérence et à la continuité des acquisitions, des éliminations et des mesures de conservation physique et de numérisation. La responsabilité intellectuelle des collections est le fondement du statut de conservateur de bibliothèque comme le décrète le statut des conservateurs de bibliothèques des deux fonctions publiques « Les conservateurs territoriaux de bibliothèques constituent, organisent, enrichissent, évaluent et exploitent les collections de toute nature des bibliothèques. Ils sont responsables de ce patrimoine »[4], de même que « les membres du corps des conservateurs des bibliothèques constituent, organisent, enrichissent, évaluent et exploitent les collections de toute nature des bibliothèques »[5].
Dans les bibliothèques territoriales comme dans bibliothèques universitaires, cette formalisation constitue un outil de référence et de dialogue à la justification des choix de l'équipe professionnelle dont le directeur a la responsabilité. Car comme le rappelait le Conseil supérieur des bibliothèques toute politique documentaire exige une "’indispensable coordination visant à constituer une proposition intellectuelle réfléchie dont le chef d’établissement porte la responsabilité. Responsabilité qui bien sûr s’exerce tant pour les acquisitions que pour la conservation des documents. Lorsque le pluralisme des collections des bibliothèques est mis en cause, en appeler à la déontologie professionnelle ne peut être légitime que si existe un projet intellectuel d’ensemble, conscient, assumé et formalisé »[6].
Les pratiques empiriques
Les dispositions de la loi devraient mettre fin là des pratiques empiriques se bornant à la répartition des crédits d'acquisition entre les services, encore souvent par support. Les acquisitions suivent, plus ou moins selon les crédits, l'actualité de l'édition. Le désherbage (c'est-à-dire le retrait et le renouvellement de documents dans le fonds) est essentiellement effectué sur des critères physiques, trop souvent disjoints d'une vision globale de la cohérence intellectuelle de la collection.
Si on ne peut pas vraiment parler, en l’espèce, de politique documentaire, il n'en reste pas moins que l'analyse de la répartition des crédits et du profil des acquisitions et du désherbage révèle la conception du rôle de la bibliothèque que se font ceux qui en sont responsables, qu'ils en soient conscients ou non.
La qualité et la cohérence des collections partielle de tel ou tel segment de collection reposent entièrement sur l'initiative individuelle et les centres d'intérêt des acquéreurs. Partielle et aléatoire, elle ne peut être garantie lors de leur départ.
Les « chartes documentaires »
Le vote de la loi devrait mettre fin à l'édiction de "chartes documentaires" définissant des principes et des règles destinées à encadrer les activités d'acquisition, et parfois celles de conservation et de désherbage.Ces chartes documentaires peuvent se décliner comme autant d'activités distinctes en politique d'acquisition et politique de conservation/élimination (ou désherbage). Ce qui revient à considérer chacune de ces composantes comme indépendante, compromettant ainsi la cohérence d'une collection pour laquelle la perte ou l'ajout d'un titre devrait pourtant, en toute logique, relever de la même démarche.
Les exclusions d'ordre moral, voire politiques sont en effet contradictoire avec le quatrième alinéa du premier article du chapitre I de la loi sur les bibliothèques « Les bibliothèques transmettent également aux générations futures le patrimoine qu'elles conservent", et qu'à ce titre, elles contribuent aux progrès de la connaissance et de la recherche ainsi qu'à leur diffusion", ce qui exclut la proscription d’œuvres scientifiques et technique, et d'ouvrages scolaires, universitaire, et que « Ces missions s'exercent dans le respect des principes de pluralisme des courants d'idées et d'opinions, d'égalité d'accès au service public et de mutabilité et de neutralité du service public. », ce qui exclut toute motif de censure propre à la bibliothèque d'une collectivité donnée.
Les plans de développement des collections
Les plans de développement des collections sont des outils de programmation recouvrant la politique d’acquisition, la politique de conservation et le désherbage comme autant de composantes de représentation d'un niveau d'information. Selon Bonita Bryant, l'une des spécialistes de leur mise en œuvre dans les bibliothèques publiques des États-Unis : « Le but de toute organisation du développement d'une collection doit être de fournir à la bibliothèque des ressources documentaires qui répondent de façon appropriée aux besoins de la population qu'elle a pour mission de desservir dans le cadre de ses ressources budgétaires et humaines. Pour atteindre ce but, chaque segment de la collection doit être développé avec un usage proportionnel à son importance au regard des missions de la bibliothèque et des besoins de ses usagers »[7].
Cette fonction s'entend tous supports confondus, chacun d'entre eux contribuant à atteindre le niveau visé en fonction du paysage documentaire, du domaine, et du public.
La planification peut se présenter sous la forme de fiches domaines développées par Jérôme Pouchol fixant les objectifs et les règles d'acquisition des différents segments de la collection[8]. Ces fiches domaines peuvent prendre la forme d'une gestion automatisée sous forme de logiciel d'aide à la décision.
Tel fut le cas du Conspectus (du latin coup d’œil d'ensemble), un outil de planification du développement des collections permettant de représenter de façon synthétique le niveau de développement de la collection sur une période de programmation déterminée. Cet outil a été développé aux États-Unis par le RLG (Research Library Group), créé par quatre bibliothèques américaines - Harvard, Yale, Columbia, New York Public Library et l'ARL (Association of Research Libraries).
Le Western Library Network a développé une application applicable aux bibliothèques publiques. Le Conspectus est aujourd'hui repris par l'Online Computer Library Center et permet une estimation du niveau de chaque segment documentaire par comparaison à partir d'une table d'indices dérivée de la classification de la Bibliothèque du Congrès, ce qui rend son application difficile pour toutes les bibliothèques n'utilisant pas systématiquement cette classification.
Le Conspectus a cependant fait l'objet d'applications en Europe, notamment aux Pays-Bas dans le cadre du réseau PICA[9]. Il a fait également l'objet d'applications en France, où Thierry Giappiconi s'est fondé sur sa dimension stratégique pour le relier à des objectifs de politiques publiques[10],[11]. La programmation du Conspectus est alors associée, pour chaque segment documentaire à :
- des missions explicitement définies (pour quoi ?) ;
- la prise en compte des besoins de la population à desservir au regard de ces missions (pour qui ?) ;
- une segmentation intellectuellement cohérente par classes CDD regroupées en divisions inspirée de la LCC ou des codes de regroupement RAMEAU, tous supports inclus (en quel domaine ?)[12].
Les symboles alphanumériques du Conspectus, adaptés au contexte français, permettent alors de représenter l'évolution des objectifs de chaque domaine[12].
Le principal obstacle à la généralisation de ce mode de planification est que l'évaluation ne peut, faute de segmentation commune, s'appuyer comme aux États-Unis, sur une évaluation comparée.
Il convient donc de suivre avec attention ce que l'offre des fournisseurs pourra fournir de nouveau en ce domaine compte tenu des évolutions techniques et du mouvement de transition bibliographique.
Un besoin accru de compétences intellectuelles
Le choix des acquisitions, le désherbage et les options de conservation et de numérisation requièrent des compétences intellectuelles et des connaissances bibliographiques propres à chaque domaine ; ce que les formations de l'ENSSIB désignent sous le nom d'épistémologie et paysage documentaire. Ces connaissances sont non seulement nécessaires à la constitution d'un fonds cohérent, mais aussi à la mise en œuvre du respect de la diversité des approches scientifiques. On ne peut en effet constituer un fonds de sociologie, d'économie politique, de géographie, etc. sans connaître l'histoire, les enjeux et les débats qui concernent ces différentes disciplines. On ne peut de même supprimer un titre sans mesurer sa place dans l'équilibre et la cohérence de la collection.
Ce besoin est encore plus grand que par le passé du fait de l'extension de l'information en ligne qui exige plus que jamais de ce savoir formuler une question, sélectionner les réponses et évaluer la pertinence des résultats.
Cette compétence ne s'oppose pas à la médiation directe ou numérique des connaissances mais en est partie prenante - les compétences acquises par la veille documentaire et l’évaluation continue des ressources documentaires sont indispensables à la mise en relation entre les connaissances et le public - et la complète par l'accompagnement des usagers dans leur recherche documentaire.
Indicateurs de suivi de la politique documentaire
Une politique documentaire suppose un suivi des collections à travers des indicateurs d'évaluation des collections.
Tout critère de tri issu des métadonnées bibliographiques et d'autorité produites par la BnF (notices d'autorités, codes de zone de tri, etc.), enrichissements de contenu créés ou importés (niveaux d’âge, thème, etc.), est susceptible d’être combiné et associé à d’autres données pour fournir des statistiques d’évaluation sous forme de diagrammes, histogrammes, cartes dynamiques, etc.
Ces données peuvent être associées à données d'usage comme le profil statistique des usagers, la part qu'ils représentent par rapport au profil de la population à desservir fournie par l'INSEE et leur localisation géographique dans des cartes dynamiques. Les données sont produites automatiquement et instantanément par les systèmes d'information et de gestion des bibliothèques de nouvelle génération[13].
L’évolution de la structure des données des catalogues sur le modèle IFLA LRM (Modèle de référence pour les bibliothèques) ouvre des possibilités d’interrelations dont il conviendra d'étudier les ressources pour la construction de nouveaux indicateurs d'évaluation des collections et notamment de leur place complémentaire dans l'univers des ressources du WEB.
Les indicateurs « les plus utiles se repèrent toujours parce qu'ils mettent en relation efficacement un paramètre de publics et un paramètre de contenu. »[14] Tel est par exemple le cas de la projection de l'emprunt de tel ou tel domaine de la collection par une catégorie déterminée d'emprunteurs (âge,genre, CSP) dans une zone géographique à partir des Îlots regroupés pour l'information statistique.
Les indicateurs les plus connus sont :
- Le nombre d’auteurs ou de titres ;
- L’âge (mode, médian) des collections (l’interprétation se faisant à partir des particularités du domaine : le curseur d'une médiane devra par exemple se situer à une date récente pour l’informatique et sur une date plus ancienne pour la philosophie, domaine pour laquelle la date de publication des titres incontournables est plus ancienne et comporte de nombreuses publications épuisées) ;
- Le facteur d'activité : pourcentage de prêts du segment par rapport à l'ensemble de la collection sur le pourcentage des documents empruntables du segment par rapport à l'ensemble des documents empruntables de la collection ;
- Le ratio prêts sur usagers ;
- Le taux d'érosion ;
- Le taux de recouvrement ;
- Le taux de renouvellement ;
- Le taux de rotation : nombre de prêts sur le nombre de documents empruntables ;
- Le taux de sortie : pourcentage de documents sortis à un instant T sur le pourcentage de documents disponibles à ce instant T dans un segment de cote par rapport à la collection ;
- Le budget.
S'agissant de l'usage des collections, il convient de ne pas se laisser tromper par l'importance prise par l'usage des ressources à succès. Selon les domaines et en fonction de la cohérence et de la largeur du fonds, l'effet longue traine fait que la somme des prêts de 1 à 2 peut s'avérer plus important que celui de la somme des documents les plus empruntés. Tel est souvent le cas dans des domaines comme la littérature, la philosophie, les beaux-arts, etc.
Politique documentaire en bibliothèque universitaire
Dans les universités, la politique documentaire est plus largement considérée comme l’ensemble des objectifs et des processus de la gestion de l’information, incluant non seulement les activités des bibliothèques, mais également, la formation des étudiants à la maîtrise de l’information et les flux des ressources documentaires de l’université.
Politique documentaire en établissement scolaire
Dans le rapport Les politiques documentaires des établissements scolaires de Jean-Louis Durpaire publié en , la notion de politique documentaire est introduite en milieu scolaire[15].
Notes et références
- Bertrand Calenge, Conduire une politique documentaire, Electre-Editions du Cercle de la librairie, , 386 p. (ISBN 9782765407171)
- Manager une bibliothèque territoriale, Voiron, Territorial, publication régulièrement mise à jour, Partie 3 - Fonctions managériales / Chapitre II - B – 3 Responsabilité documentaire
- « LOI n° 2021-1717 du 21 décembre 2021 relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique »
- « Décret n°91-841 du 2 septembre 1991 portant statut particulier du cadre d'emplois des conservateurs territoriaux de bibliothèques »
- « Décret n°92-26 du 9 janvier 1992 portant statut particulier du corps des conservateurs des bibliothèques et du corps des conservateurs généraux des bibliothèques », https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006078555,
- « Conseil supérieur des bibliothèques, Rapport pour les années 1996-1997. Paris : Association du Conseil supérieur des bibliothèques, 1998. ISSN 1157-3600 »
- (en) Bonita Bryant, « The Organizational Structure of Collection Development », Library Resources and Technical Services, v31 n2 p111-22 apr-jun 1987
- Jérôme Pouchol, « Pratiques et politiques d'acquisition : naissance d'outils, renaissance des acteurs, », BBF, t. 51, n°1 ; dossier : "Acquérir aujourd'hui",
- Trix Bakker, « La bibliothèque virtuelle :conséquences sur le développement des collections aux Pays-Bas », BBF, N°3,
- Michel Sineux, « Thierry Giappiconi, Pierre Carbone : Management des bibliothèques, programmer, organiser, conduire et évaluer la politique documentaire et les services des bibliothèques de service public », Bulletin des bibliothèques de France, no 6, septembre 1997, p. 111-112
- Claire Vayssade, « Thierry Giappiconi, Manuel théorique et pratique d'évaluation des bibliothèques et centres de documentation », Bulletin des bibliothèques de France, no 5, septembre 2001
- Collectif sous la direction de Thierry Giappiconi, Manager une bibliothèque_médiathèque territoriale, Voiron, Territorial, depuis 2012, Publication sous forme de feuillets mobiles mis à jour trois fois par an et sous forme électronique (BNF 42758185)
- Manager une bibliothèque-médiathèque territoriale, Voiron, Territorial, depuis 2012, avec trois mise à jour annuelles sur feuillets mobiles ou électronique
- Bertrand Calenge, Bibliothèques et politiques documentaires à l'heure d'Internet, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2008 ; p. 93
- Les politiques documentaires des établissements scolaires, Jean-Louis Durpaire, 2004
Bibliographie
- Calenge, Bertrand, Conduire une politique documentaire, coll. « Bibliothèques », Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 1999. 386 p.
- Calenge, Bertrand, Bibliothèques et politiques documentaires à l'heure d'Internet, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2008 ; 264 p. (ISBN 978-2-7654-0962-5) (BNF 41275904)
- Manager une bibliothèque médiathèque territoriale, publication trimestrielle, Voiron,Territorial, depuis 2012 (voir tout particulièrement les parties régulièrement mises à jour relatives au cadre légal de la constitution des collections, à la définition de l'offre documentaire par rapport aux besoins par rapport aux politiques publiques et au cadre déontologique, et celles à la conduite des politiques documentaires).
- Galaup (Xavier, sous la dir. de), Développer la médiation documentaire numérique, Presses de l'ENSSIB coll. "la Boite à outils, vol. 25", 2012
- Giappiconi, Thierry et Carbone, Pierre, Management des bibliothèques : programmer, organiser, conduire et évaluer la politique documentaire et les services des bibliothèques de service public, ed. du Cercle de la librairie, 1997
- Pouchol, Jérôme, « Indispensable politique documentaire », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2016, n° 9, p. 70
- Pouchol Jérôme, «Pratiques et politiques d'acquisition : naissance d'outils, renaissance des acteurs », Bulletin des bibliothèques de France (BBF) 2006, t. 51, n°1 ; dossier : "Acquérir aujourd'hui"