Proto-roumain
Proto-roumain est le nom donné par les linguistes roumains à la langue des Thraces romanisés, ancêtres linguistiques des Aroumains et des Roumains d'aujourd'hui. D'autres linguistes préfèrent « roman oriental », « Thraco-roman » ou « proto-roman oriental » (PRO), plus neutres.
Spécificités
Les propriétés de cette langue ne peuvent qu'être déduites de l'étude de ses langues-filles, les langues romanes orientales, car, en dehors d'une citation dans Théophylacte Simocatta et dans Théophane le Confesseur, de quelques noms propres et de quelques termes passés en albanais, en grec, dans les langues slaves méridionales et en magyar, on n'en connaît aucun texte. C'était, en tout cas, la langue des populations romanes de l'Empire romain d'Orient entre le VIIe siècle et le IXe siècle, et définie par la plupart des linguistes roumains comme româna comună : le « roumain commun » (terme contesté par certains linguistes comme Alexandru Niculescu, qui le considèrent anachronique, et préfèrent le terme de romană orientală : « roman oriental »). À partir du IXe siècle (dans Georges Cédrène), ces populations apparaissent sous le nom de « Valaques » ; auparavant, elles étaient comptées parmi les Ῥωμαίοι - Romaioi ou « Romées » : les citoyens de l'Empire, et étaient parfois distinguées comme « Besses »[1].
De leur langue dérivent le Daco-Roumain (dit Roumain en Roumanie et aussi Moldave en Moldavie), l'Aroumain, le Moglenite et l'Istrien qui forment l'actuel Diasystème roman de l'Est, dont les traits structurels et lexicaux permettent de déduire que le proto-roumain avait déjà une structure très différente des autres langues romanes dans sa grammaire, sa morphologie et sa phonologie, et faisait déjà partie, avec l'albanais et le grec, de l’union balkanique linguistique définie par Kristian Sandfeld-Jensen dans son livre Linguistique Balkanique[2]. Le proto-roumain, déjà porteur d'emprunts au grec ancien via le latin vulgaire, s'est ensuite enrichi d'emprunts au slavon ancien. Ces nombreux traits caractéristiques se retrouvent aujourd'hui dans les langues romanes orientales.
Évolution
L'étendue du territoire où cette langue a été parlée est sujet à controverses. La plupart des historiens le situent au nord de la ligne Jireček, c'est-à-dire dans les régions de Dacie (Banat, Olténie et Transylvanie en Roumanie actuelle), de Mésie (Serbie orientale et Bulgarie du nord) et de Dobrogée (voir Origine du peuple roumain et Dacie aurélienne). C'est la thèse « sédentariste » de Theodor Capidan, A.D. Xenopol et Nicolae Iorga, qui pensent que la différenciation des « langues-filles » s'est effectuée sur place, par séparation des Thraco-Romains/Proto-Roumains depuis l'installation des Slaves, sans autres migrations que les transhumances pastorales. Les historiens qui défendent la thèse « sédentariste », tels Florin Constantiniu, soulignent que les seules migrations de romanophones historiquement attestées sont celles liées aux suites de la longue et sanglante guerre opposant l'empereur byzantin Basile II à la Bulgarie entre 975 et 1018. Il s'agit :
- d'une part, d'un échange de populations qui, selon le chroniqueur byzantin Ioannis Skylitzès, aurait eu lieu entre l'Empire byzantin et le royaume slave de Grande-Moravie en 976 (une partie des Serbes de la Serbie blanche, dont les descendants actuels sont les Sorabes de l'Allemagne orientale, vinrent alors s'installer dans le bassin d'un affluent du Danube, le Margos, qu'ils nommèrent Morava, tandis que les « Valaques » de cette région, ayant résisté à la conquête byzantine de l'empereur Basile II qui avait confisqué leurs terres, seraient partis s'installer en Moravie septentrionale, où se trouve la « Valachie morave »[3] ;
- et d'autre part, de la fuite des Valaques de Bulgarie occidentale vers l'Épire, la Thessalie et l'Acarnanie qui sont alors appelées, pour un temps, « Grande Valachie » (Μεγάλη Βλαχία) ou « Petite Valachie » (Μικρή βλαχία) par les auteurs byzantins [4].
Mais il existe aussi deux thèses « migrationnistes » antagonistes. L'historiographie hongroise et germanique, qui conteste l'ancienneté des Roumains en Transylvanie, et l'historiographie soviétique et russe, qui conteste l'ancienneté des roumanophones en République de Moldavie, affirment que le Proto-Roumain n'était parlé initialement qu'au « sud du Danube », d'où les ancêtres des Roumains auraient immigré tardivement en Transylvanie et en Moldavie (théories de Johann Christian von Engel et d'Edouard Rössler).
En réaction contre cette thèse, certains historiens roumains, mais aussi la majorité des historiens serbes et bulgares (qui n'admettent pas que des populations romanes aient pu vivre dans leurs pays avant l'arrivée des Slaves), affirment que ce sont au contraire les « Valaques » des Balkans qui ont migré tardivement depuis la Roumanie actuelle vers le sud, et que par conséquent, le Proto-Roumain n'a pu être parlé qu'au « nord du Danube ».
Quoi qu'il en soit, l'installation des Slaves parmi les Thraces romanisés sépara ceux-ci en groupes évoluant à part, ce qui, à partir du Xe siècle, donna naissance aux langues modernes suivantes et à leurs dialectes[5] :
- le daco-roumain (appelé roumain en Roumanie, et moldave et République de Moldavie) ;
- l'aroumain ;
- le méglénite ou mégléno-roumain ;
- l'istrien ou istro-roumain.
Les premiers langages à se différencier au IXe siècle furent l'aroumain (proto-roman oriental du sud) et le roumain (proto-roman oriental du nord). Au XIe siècle, le méglénite ou mégléno-roumain se détacha de l'aroumain, tandis que l'istrien ou istro-roumain se sépara du roumain.
Sources bibliographiques
- (ro) Theodor Capidan, Meglenoromânii, vol. III, Dicționar meglenoromân [« Les Mégléno-roumains, tome III, Dictionnaire mégléno-roumain »], Bucarest, Monitorul Oficial și Imprimeriile Statului, Imprimeria Națională, Depozitul General Cartea Românească, 1935 (consulté le )
- (rup) Tiberiu Cunia, Dictsiunar a limbãljei armãneascã [« Dictionnaire de l'aroumain »], Editura Cartea Aromãnã, 2010 (consulté le )
- (hr) August Kovačec, Vlaško/Žejansko/Istrorumunjsko – hrvatski rječnik [« Dictionnaire valaque/de Žejane/istro-roumain–croate »], 2010, variante en ligne de Istrorumunjsko-Hrvatski Rječnik (s gramatikom i tekstovima) [« Dictionnaire istro-roumain–croate (avec une grammaire et des textes »], Pula, Znanstvena udruga Mediteran, 1998 (consulté le )
- (ru) B. P. Naroumov, Истрорумынский язык/диалект [« Istro-roumain »], I. I. Tchélychéva, B. P. Naroumov, O. I. Romanova (dir.), Языки мира. Романские языки [« Les langues du monde. Les langues romanes »], Moscou, Akademia, 2001, p. 656-671, (ISBN 5-87444-016-X)
- (en) Gabriela Pană-Dindelegan, The Grammar of Romanian [« Grammaire du roumain »], Oxford, Oxford University Press, 2013, (ISBN 978-0-19-964492-6) (consulté le )
- (ro) Marius Sala (dir.), Enciclopedia limbilor romanice [« Encyclopédie des langues romanes »], Bucarest, Editura Științifică și Enciclopedică, 1989, (ISBN 973-29-0043-1)
Notes
- Après la romanisation des Thraces, le nom des Besses sert aux chroniqueurs byzantins à distinguer les populations romanophones des Balkans parmi les Ῥωμαίοι - Rhômaíoi ou Romées, les « Romains » en grec (soit les citoyens de la Βασιλεία των Ῥωμαίων - Basileía tôn Rhômaíôn : « empire des Romains » en grec). Ainsi, en 570, le pèlerin Antonin de Plaisance en visite au monastère Sainte-Catherine du Sinaï décrit les langues les plus parlées par les moines : « Grec, Latin, Syriaque, Copte et Besse ». Au IXe siècle le nom de « Valaques » commence à supplanter celui de « Besses » : dans son Strategikon, Kékauménos précise au XIe siècle que les romanophones de Thessalie descendent des anciens Thraces et Daces et qu'on les appelle Besses ou Valaques : voir Paul Lemerle, Prolégomènes à une édition critique et commentée des « Conseils et Récits » de Kékauménos et (ro) Ion Barnea et Ștefan Ștefănescu, Byzantins, roumains et bulgares sur le Bas-Danube (résumé en français de l'article en roumain), vol. 3, Bucarest, Editura Academiei Republicii Socialiste România, coll. « Bibliotheca historica Romaniae / Etudes » (no 9), , 439 p. (OCLC 1113905).
- Kristian Sandfeld-Jensen : Linguistique Balkanique, Klincksieck, Paris, 1930
- T.J. Winnifruth : Badlands-Borderland, 2003, page 44, Romanized Illyrians & Thracians, ancestors of the modern Vlachs, (ISBN 0-7156-3201-9), mais sur place, en Moravie, il n'y a ni mention écrite, ni preuve archéologique de cet épisode, et sur le plan linguistique le dialecte aujourd'hui slave des Valaques de Moravie, également influencé par les langues slovaque et tchèque, comprend un lexique pastoral d'origine daco-roumaine plus récent, et c'est pourquoi les spécialistes tchèques supposent que des groupes de bergers roumains partis de l'actuelle Roumanie (Transylvanie, Banat) ou de l'actuelle Serbie orientale, se seraient installés en Moravie orientale plus tard, du XVe siècle au XVIIe siècle : voir Jan Pavelka, Jiří Trezner (dir.): Příroda Valašska, Vsetín 2001, (ISBN 80-238-7892-1).
- Théophane le Confesseur, Cédrène et Jean Apokaukos, in : Nicolae Iorga, Teodor Capidan, Constantin Giurescu : Histoire des Roumains, ed. de l'Académie Roumaine.
- Kristian Sandfeld : Linguistique balkanique, Klincksieck, Paris 1930 et Alexandre Rosetti : Histoire de la langue roumaine des origines au XVIIe siècle, Editura pentru Literatură, Bucarest 1968
Articles connexes
- Thraco-Romains
- Dacie aurélienne
- Mésie
- Origine des roumanophones
- Langues dans les Balkans
- Diasystème roman de l'Est
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