Regard masculin

Le regard masculin, également appelé vision masculine ou male gaze, est un concept désignant le fait que la culture visuelle dominante (magazines, photographie, cinéma, publicité, jeu vidéo, bande dessinée, etc.) imposerait une perspective d'homme hétérosexuel[2].

Le costume d'esclave de Leia Organa dans Star Wars, épisode VI : Le Retour du Jedi est considéré comme un exemple de regard masculin[1].

Ce concept, qui a été proposé par la réalisatrice et critique de cinéma Laura Mulvey dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema (Plaisir visuel et cinéma narratif) publié en 1975, a une forte influence sur la théorie féministe du cinéma et sur les études des médias.

On parle de male gaze lorsque la caméra s'attarde, par exemple, sur les formes d'un corps féminin[3],[4]. Ce concept est considéré comme le signe d'un pouvoir asymétrique.

Origine

Selon Laura Mulvey, militante engagée du Women's Lib à Londres, les violences exercées sur les femmes par le patriarcat et le capitalisme sont véhiculées dans les images produites par le cinéma. S'appuyant sur les théories de Sigmund Freud et du marxisme[5],[6] elle introduit le concept de regard masculin (proche du voyeurisme, de la scopophilie et du narcissisme) qui comprend le regard du réalisateur, des personnages masculins et du spectateur[7].

Elle postule que, dans les films produit par Hollywood, l'image sexualisée des actrices est le sujet central du film afin de satisfaire le plaisir de l'homme. D’après Laura Mulvey, les personnages masculins sont actifs, les personnages féminins sont façonnés pour être regardés et sexualisés[8],[7].

Concepts

Laura Mulvey distingue deux types de regard. Le premier, de type « sadique », démystifie le personnage féminin par la narration, car « le sadisme a besoin d'une histoire ». Le second est la scopophilie (concept freudien) qui peut atteindre le voyeurisme : une forme d'érotisme fondée uniquement sur le regard et non sur la narration, qui survalorise la beauté de la femme et dont l'exemple est le culte des stars de cinéma. Les deux déshumanisent la femme observée. Pour le public, ces regards impliquent souvent, consciemment ou non, l'engagement dans les rôles traditionnels féminins et masculins[9],[10].

Un film peut ainsi avoir trois niveaux de lecture et trois différents regards : celui de la caméra enregistrant les évènements du film, celui du public invité à trouver les scènes voyeuristes, et celui des personnages interagissant entre eux. Tous assimilent le regard donc l'actif au masculin et l'objet du regard, le passif au féminin. De fait, les actes des personnages féminins, ont peu d'intérêt en eux-mêmes pour le scénario et servent surtout de support aux actes des personnages masculins. Apprécier une telle œuvre pour un public féminin revient ainsi à s'identifier au protagoniste masculin.

D'après la critique et professeure de cinéma Wendy Aron, le regard masculin, en se focalisant sur le corps, diminue l'impact des personnages féminins violents de films d'action[11].

Dans Voir le voir (1972), John Berger montre que les rôles assignés aux hommes et aux femmes n'ont pas fondamentalement évolué malgré l'apparition de la photographie et de la vidéo[10]. En peinture et photographie les femmes constituent l’objet du regard et les hommes sont représentés agissant. D'après Giovanna Zapperi, « Les regards se distribuent et s’organisent selon une ligne de démarcation sexuée qui distingue l’objet du regard du sujet qui regarde, et le ou la regardé·e du regardeur[10] ».

Le male gaze opère également dans la presse destinée à un public féminin. Des chercheurs de l'université du Vermont ont observé que la pose des mannequins dans les publicités suggère qu’elles savent qu’on les regarde, mais aussi qu’elles contrôlent ce regard. Elles proposent aux femmes un pouvoir qui ne passe que par le contrôle qu’elles exercent sur le regard masculin, toujours sous-entendu[12].

Réception

L'article publié en 1975 suscite une polémique dans le monde anglo-saxon. De nombreux spécialistes étudient le concept, le développent et le complexifient. En 1975, Laura Mulvey n'avait envisagé que le point de vue du spectateur masculin. En 1981, elle développe le point de vue de la spectatrice[8].

Pour l’historien de l'art André Gunthert, le male gaze rencontre une forte résistance en France. Les milieux cinéphiles français rejettent ce concept par son aspect moralisateur, au nom de l'autonomie de l'art. L'article de Laura Mulvey est traduit partiellement en français en 1993 dans la revue CinémAction. Les textes de Laura Mulvey ne sont traduits partiellement en français qu'en 2018 avec une introduction de Teresa Castro[8].

Depuis 2017 et le mouvement MeToo de dénonciation des violences faites aux femmes, le point de vue féministe développé par Laura Mulvey se diffuse dans le monde audiovisuel. Les films sont analysés pour révéler le male gaze qui réduit les femmes à un objet de désir et de plaisir[8].

Développements

Matrixial Gaze

La psychologue clinicienne Bracha Ettinger propose le matrixial gaze (en) (fondé sur l'image de la matrice) contre le regard phallique de Lacan, en développant la trans-subjectivité[13]. Elle critique Lacan dans sa conception du sujet et préfère ne pas opposer « regard masculin » et female gaze mais développe un « regard » fondé sur la matrice et l'empathie tout en renouvelant la relation sujet/objet.

Regard oppositionnel

Dans son article « The Oppositional Gaze : Black female spectators », bell hooks[14] applique ce concept aux femmes noires comme objets de regard, à la suite de la lecture de l'essai de Laura Mulvey. Sa théorie s'applique aux femmes en général (globalisation), en rapport avec Lacan et sa théorie du miroir, où l'enfant développe un Idéal du Moi : le regard porté sur les femmes noires serait antérieur à ce développement (contrairement à celui sur les femmes blanches) ; il y a bien regard masculin, mais sans idéalisation[14].

Cinéma d'avant-garde

Iris Brey et Sellier appliquent cette approche féministe au cinéma d'avant-garde (par ex. la nouvelle vague) et n'observent pas sur ce point de différence avec le cinéma hollywoodien[10].

Notes et références

  1. (en) Mary C. King et Jessica L. Ridgway, « Costume evolution during the development of romantic relationships and its impact on the positions of power in the Star Wars prequel and original trilogies », Fashion and Textiles, no 6, (lire en ligne).
  2. Cecile Daumas, « Male Gaze : Bad Fiction », Libération, (lire en ligne).
  3. (en) « Male Gaze in TV and film », sur tvtropes.org.
  4. Audrey Fournier, « « Pause séries » : retour de bâton pour « Euphoria » et ses personnages dévêtus », Le Monde.fr, (lire en ligne, consulté le ).
  5. Hélène Breda, « La critique féministe profane en ligne de films et de séries télévisées », Réseaux, vol. no 201, no 1, , p. 87 (ISSN 0751-7971 et 1777-5809, DOI 10.3917/res.201.0087, lire en ligne, consulté le ).
  6. « Laura Mulvey, Fétichisme et curiosité ».
  7. « Laura Mulvey : « Aujourd’hui encore, je ne comprends pas le destin qu’a eu mon article sur le “male gaze » », Le Monde.fr, (lire en ligne, consulté le ).
  8. « Le “male gaze”, bad fiction », sur Libération.fr, (consulté le ).
  9. (en) Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen (en), (DOI 10.1093/screen/16.3.6), p. 6–18.
  10. Giovanna Zapperi, « Regard et culture visuelle », dans Encyclopédie critique du genre, La Découverte, (DOI 10.3917/dec.renne.2021.01.0654, lire en ligne), p. 654–664.
  11. (en) Annette Pritchard et Nigel J. Morgan, « Privileging the Male Gaze: Gendered Tourism Landscapes », Annals of Tourism Research (en), (DOI 10.1016/S0160-7383(99)00113-9), p. 884–905.
  12. (en) Thomas Streeter, Nicole Hintlian, Samantha Chipetz, et Susanna Callender, « This is not Sex: A Web Essay on the Male Gaze, Fashion Advertising, and the Pose ».
    Description en français : A.-C. Husson, « Le male gaze (regard masculin) », sur Genre!, .
  13. (en) Bracha Ettinger, The matrixial gaze, Leeds, UK, Feminist Arts and Histories Network, Department of Fine Art, University of Leeds, , 51 p. (ISBN 978-0-9524899-0-0).
  14. (en) bell hooks, The Feminism and Visual Cultural Reader, Amelia Jones, 94–105 p., « The Oppositional Gaze: Black female spectators ».

Voir aussi

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