Shibumi
Shibumi est un roman paru en 1979, écrit par Trevanian, pseudonyme de Rodney William Whitaker, universitaire américain qui s'entoura longtemps de mystère. Forme élaborée de roman d'espionnage, parfois comparée aux œuvres modernes fameuses[note 1] traitant d'une dystopie, Shibumi décrit la lutte à mort qu'engagent une organisation secrète cherchant à dominer le monde - et un homme, sorte de samouraï moderne qui pensait pouvoir enfin atteindre l'état de shibui[note 2], et qui devra reprendre les armes pour défendre son honneur et ses amis.
Les adversaires
- L'homme, Nicholaï Hel, né en 1925 à Shanghai est hors-norme tant par ses origines ethniques (haute aristocratie russe, mais de sang Habsbourg, par sa mère et allemande par son père biologique qu'il ne connaît cependant pas), sa vaste culture, son intelligence, son cosmopolitisme, que par ses capacités physiques et intellectuelles. Polyglotte dès l'enfance grâce à sa mère et à ses nurses (il parle couramment le russe, l'anglais, le français, le chinois et le japonais), il apprend de plus au contact des domestiques chinois et dans les rues de la mégalopole la langue populaire et le peu de valeur de la vie humaine. Ces notions seront contrebalancées par l'acquisition des rudiments du shibui, et la pratique du jeu de go auprès du colonel Ishigawa, de l'armée impériale japonaise : la Chine est envahie en 1937 par les Japonais, et le colonel est logé chez Hel[note 3].
Ishigawa devient le père par substitution du jeune Nicholaï, et il l'envoie au Japon, dont le jeune homme adopte la culture, suivant les cours d'une école de jeu de go de haut niveau jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Quand le Japon s'effondre après le bombardement atomique de Hiroshima et de Nagasaki, Hel erre avec les masses de déracinés faméliques. Mais son polyglottisme lui ouvre des portes : il devient interprète des Forces d'Occupation Américaines au Japon, puis même décodeur des Services secrets alliés. Dans cette époque troublée, qui voit déjà se dessiner l'antagonisme entre l'URSS et l'Occident, grâce à sa solde, Hel peut louer une maison japonaise où s'agrège autour de lui une famille recomposée : une vieille dame qui devient son intendante, un vieux lettré, et deux jeunes et robustes sœurs chassées de la campagne par la famine, qui font office de servantes et partagent son futon. Hel occupe ses loisirs à découvrir les techniques érotiques japonaises, à pratiquer les arts martiaux (et en particulier la technique dite « Tueur à mains nues »), et à découvrir la spéléologie avec de jeunes intellectuels japonais qui servent de chauffeurs aux officiers de l'armée d'occupation.
Mais un jour il apprend que le colonel Ishigawa a été capturé par les Soviétiques, qui le détiennent en l'empêchant de commettre son seppuku afin de le faire figurer comme criminel de guerre dans un procès à grand spectacle. Hel parvient à rendre visite à son père spirituel, et, par pitié filiale, grâce à son habileté de « tueur aux mains nues », il offre au vieil homme une mort digne et instantanée. Hel est alors torturé par les hommes des forces d'occupation américaines : personne chez eux ne comprend ses motivations, et il est d'autant plus suspect que, apatride aux antécédents troubles, il a réussi à s'immiscer dans les Services secrets des États-Unis. Mis au secret en isolement total, Hel s'entretient grâce à une discipline physique et mentale stricte afin d'éviter de sombrer dans la folie. C'est dans cette prison qu'il se découvre et affûte son sixième sens, le « sens de la proximité », qui lui permet non seulement de savoir si un être s'approche de lui (et avec quelles intentions) ou l'observe, mais aussi de se guider dans l'obscurité absolue. Et pour s'occuper l'esprit il apprend empiriquement la langue basque dans les seuls livres auxquels il a accès, de vieilles méthodes abandonnées par un missionnaire. Un jour on vient le tirer de son cachot : les Américains, pour créer une dissension durable entre les Soviétiques et les Chinois, ont besoin d'un Européen qui soit un assassin froid, méprisant la vie et la mort, et parlant aussi bien le russe que le chinois. Seul Hel remplit ces conditions. Il accepte la mission suicidaire qui seule lui permettra de sortir de prison, la remplit cependant, sauve sa peau, touche une importante rétribution, et embrasse la carrière de sicaire. Ses dons lui permettent ensuite de se libérer de l'emprise des Américains, et de devenir son propre employeur.
Lorsque l'action de Shibumi débute[note 4], Hel, qui a cessé ses rémunératrices activités d'assassin à gages (qu'il ne pratiquait d'ailleurs qu'avec dilettantisme et discernement), réside dans un château dominant un village perdu de la Haute-Soule, au Pays basque.
Il est non seulement admis, mais protégé par la population, et a pour ami une figure locale, Beñat Le Cagot, un barde basque, truculent indépendantiste[note 5] avec qui il pratique la spéléologie. Hel, âgé au début de l'intrigue de plus de 50 ans[note 6], pensant maintenant être détaché des contingences terrestres, se consacre à son jardin japonais, pratique une sexualité de haut niveau avec sa concubine, et cherche à atteindre l'état de shibui que Trevanian rapproche d'un épicurisme teinté de repliement sur soi et de discrétion extrême-orientales[note 7]. Mais une jeune américaine rousse et court-vêtue (short de sport et chemise ouverte), hagarde mais attirante, sonne à la grille du château. C'est Hannah Stern, qui vient demander son aide à Nicholaï Hel : elle est l'unique survivante d'un commando juif anti-terroriste qui a été décimé par la Mother Company alors qu'il allait liquider les derniers responsables du massacre de Munich, perpétré par Septembre noir lors des JO de 1972.
- L'organisation secrète, dénommée Mother Company par ses affidés, est du type « pieuvre » captant les ressources énergétiques planétaires« Mother Company: réminiscence du Big Brother de 1984. ». Elle coiffe même la CIA et le NSA, et est dotée de moyens technologiques ultra-modernes (le super-ordinateur Fat Boy en particulier), qui lui permettent de pénétrer la vie de tous les terriens, et d'influer sur leurs besoins, leur consommation, et leur vie en général. Dénuée de tous scrupules, la Mother Company dont la politique présente est de flatter et manipuler les dirigeants des pays producteurs de pétrole, cherche à éliminer préventivement Nicholaï Hel : pour des raisons d'honneur et de respect d'une amitié ancienne, il entre dès lors en conflit ouvert avec elle.
L'œuvre
Le roman connut un grand succès et fut un best-seller tant aux États-Unis qu'en Europe, comme plusieurs autres livres de Trevanian.
- Il est divisé en six chapitres d'inégales longueurs, chaque titre appartenant au lexique du jeu de go[note 8] :
- Fuseki : début de partie
- Sabaki : suite de coups légers permettant d'obtenir une forme légère et souple dans un environnement où l'adversaire a l'avantage numérique
- Seki : situation de vie mutuelle entre les deux joueurs
- Uttegae : un gambit pierre mis en prise, pour pouvoir au coup suivant reprendre non seulement la pierre qui a capturé mais aussi les pierres connexes
- Shichō : attaque en escalier qui constitue un chemin à 1 liberté
- Tsuru no Sugomori : les grues sont acculées dans leur nid, figure imagée où 3 pierres (les grues) sont capturés dans une forme ressemblant au nid de l'adversaire.
- Le livre diffère des habituels « romans d'espionnage » par la densité des références - et par leur variété. En particulier la théorie de la captation des ressources énergétiques de la planète par une « supranationale » est minutieusement détaillée et devient même plausible[note 9]. Certaines descriptions sont lyriques : ainsi le sombre tableau de Tokyo écrasé par les tapis de bombes américaines, qui contraste avec la peinture des cerisiers en fleurs du Japon éternel… Quant à la description du Shanghai des années 1930, elle est d'une telle acuité que le lecteur pourrait penser que l'auteur y a vraiment vécu son enfance[note 10].
- Par ailleurs les longs chapitres décrivant des parties de jeu de go et des explorations en spéléologie arrivent à ne pas laisser indifférents ceux qui ignorent ces sports, tout en intéressant les spécialistes.
Et l'analyse de la psychologie française, et plus particulièrement des mœurs pyrénéennes, est associée à une étude du climat[note 11] et de la géologie locales poussée, qui débouche sur un intéressant retour de la théorie des climats. Les pages de Shibumi sur la France mettent même ce livre à un niveau très honorable parmi les analyses socio-humoristico-ethnologiques écrites par des intellectuels anglo-saxons installés chez nous.
- L'humour « pince sans rire » de certaines pages laisse même loin derrière lui celui de Ian Fleming, et mériterait de les faire figurer dans une anthologie. Est notable en particulier la description humoristique des relations de Hel avec sa voiture Volvo : il a voulu en faire le symbole de sa nouvelle vie de retraité, et, extrêmement déçu par le caractère du véhicule, devient finalement l'initiateur de la mode du volvo-bashing (tabassage de Volvo), rejoignant ainsi la haine des Trois hommes dans un bateau pour leur théière récalcitrante…
- Un autre type d'humour : les clins d'œil égrillards au lecteur attentif. Ainsi, un des shills (homme de paille) de l'organigramme de la C.I.A. est le Deputy International Liaison Duty Officer, « qui est couramment appelé par son acronyme »… Mais Trevenian se garde d'écrire l'acronyme « D.I.L.D.O. »[note 12]. Autre clin d'œil : à Shangaï, en 1937, lorsque les Européens doivent fuir devant les Japonais, ils s'embarquent, dit Trevanian, sur leurs canonnières. Ainsi les Allemands s'entassent sur l'Oldenbourg, les Américains sur le Président Mac Kinley, et les Britanniques sur la Raj Putana[note 13]…
- Par ailleurs les passages où Trevanian, en vieux sage retiré dans ses Pyrénées, laisse transparaître sa misanthropie ne manquent pas d'éclat et de mordant. Ses compatriotes d'Amérique du Nord sont souvent pris pour cible mais Trevanian ne traite pas mieux les Français, Anglais, Italiens et Arabes que les Américains…(les numéros des pages citées sont ceux de l'édition Ballantine Books) :
- « cette jeune femme américaine de la classe moyenne, intelligente et cultivée, aurait été une libérale quand cela était encore à la mode… Elle était du genre qui cherche la « pertinence » en tout et qui appelle « absence de préjugés » son manque de sens critique. Quand elle milite sur les campus contre la faim dans le monde, elle traîne avec elle un gros chien qui démontre son amour des bêtes, mais dévore une énorme ration protéique… » p. 26
- les masses molles des démocraties occidentales (« the wad ») : p. 106
- les États-Unis p. 119 et p. 130. Entre autres : « l'attachement des américains à l'honneur est inversement proportionnel à leur besoin en chauffage… Ils savent faire face au danger, pas à l'inconfort… Ils polluent l'air pour tuer les moustiques… Ils épuisent leurs ressources d'énergie pour faire fonctionner leurs couteaux électriques… ».
- les Britanniques et les Australiens p. 129
- les accents British et US p. 129
- les Services secrets britanniques (MI5 et MI6) p. 217
- les Français p. 272
- la diction particulière sur BBC World Service p. 285
- la cuisine p. 295
- la sociologie p. 297
- la mode du Volvo-bashing (tabassage de Volvo) p. 308, 309, 310
- New York City p. 311 et 312
- les universitaires américains en Europe p. 320 et 321
- les conducteurs aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Italie et en France p. 341
Critiques
On peut lire sur la couverture arrière du paper-cover no 28585 édité en 1980 par Ballantine Books :
- « combines the cleverness (l'intelligence) of John le Carré and Frederick Forsyth, and the broad canvas (la large vision littéraire) of James A. Michener and James Clavell, to produce a totally grandiose, exciting work »…
Douglas Martin, journaliste au New-York Times, annonçant la mort de Trevanian dans le numéro du , a même été encore plus dithyrambique : il saluait la mémoire « du seul auteur de livres d'aéroport comparable à Émile Zola, Ian Fleming, Edgar Allan Poe, et Geoffrey Chaucer… ».
L'énigmatique Trevanian, connu pour être particulièrement rétif aux interviews, dévoilait-il un peu de sa personnalité ou lançait-il une boutade, lorsqu'il répondit par écrit à la journaliste Judy Quinn, du Publishers' Monthly[1], à propos de Shibumi (en 1988, soit 9 ans après la publication de l'ouvrage) : « J'étais obligé de donner à mon éditeur un nouveau livre. Un autre « Trevanian ». J'ai avalé cette pilule amère, et décidé d'écrire encore un livre dans le genre « super-espionnage »… Ce serait un vrai roman, dissimulé dans un genre populaire… J'ai fouillé dans mes souvenirs de jeunesse au Japon[note 14], me suis crée un écrivain pour Shibumi, un livre à la limite des conventions du roman d'espionnage « boum-boum », mais qui offre au lecteur un style viril d'excellence qui n'a rien à voir avec le style bravache à tous crins, ou la violence, il associe une bonne intrigue à une philosophie de la vie, et a été tout de suite un succès international. Après ce livre -un best-seller mondial, même en finnois, hébreu, turc et polonais- j'avais abandonné le genre super-espionnage. Après l'exercice définitif du genre, il n'y avait pas nécessité pour moi de continuer à écrire dans ce genre…ni pour personne, d'ailleurs… »[note 15].
Notes et références
Notes
- Comme Brave new world (Le Meilleur des mondes) ; ou 1984 ; ou Fahrenheit 451…)
- Trevanian entend par shibumi une calme euphorie dans le détachement du monde.
- Selon Trevanian, l'invasion de Shanghaï fut plutôt bénéfique pour les Chinois, dont la qualité de vie, dit-il, s'améliora plutôt après le départ des colonialistes européens. Il est vrai, concède-t-il, qu'on eut à déplorer en ville « quelques petits actes de brutalité »… Apparemment l'admiration de Trevanian pour la culture japonaise lui ferme les yeux sur certains aspects négatifs de cette culture.
- Entre 1972 (année des JO de Munich) - et 1975 (année de la mort de Franco).
- Avec Hel (et Hana, sa concubine), Le Cagot est dans Shibumi la seule figure qui trouve grâce devant la plume acérée de Trevanian. Du reste, l'écrivain l'inclut dans la liste de ses dédicaces et il fit paraître un ouvrage sous ce nom. Le Cagot est trop bien dessiné pour ne pas avoir eu un modèle local.[réf. nécessaire] Ainsi il répond souvent à une question par une autre question, qui pour lui ne peut avoir comme réponse que « oui » ou « non » : par exemple quand Hel, faisant l'inventaire du matériel nécessaire à une exploration souterraine lui demande s'il a emporté la fluorescéine, Le Cagot lui répond par « Est-ce que Franco est un « trou-du-cul » ? ». Son répertoire de jurons bibliques est mémorable : « par les couilles épistolaires de St-Paul ! » ; « par les couilles perfides de Judas ! » ; « par les couilles humides de St-Jean-le-Baptiste ! ». Cependant, il est capable de faire preuve de bonnes manières, et lors d'un grand dîner, sur le point de dire « par les couilles ridées de Mathusalem ! », il remplace instantanément « wrinkled balls » par « wrinkled brow » (front ridé). Par ailleurs, Le Cagot ne perd jamais une occasion d'exprimer sa haine du dictateur espagnol Franco et de sa milice, témoin la déclaration (certainement entendue in vivo et notée par Trevanian) qu'il fait lors du même dîner : « Il y a des années que nous les Basques avons perdu l'habitude de chier le long des routes. Mais on a ainsi privé la Phalange de sa principale source de nourriture… ». À l'opposé de Hel, qui est froid et réservé, le truculent Le Cagot a créé chez les lecteurs anglo-saxons l'association mentale entre Trevanian et Geoffrey Chaucer (cf. le chapitre « Citations ») , alors que pour les lecteurs francophones, il fait penser plutôt à un personnage de François Rabelais, voire du Commissaire San Antonio.
- Mais il bénéficie par sa mère d'un trait (caractère génétique) familial favorable : il parait nettement plus jeune que son âge…
- La densité et le contexte historico-culturel fouillé de la biographie de Nicholaï Hel font paraître très pâles les personnalités de James Bond 007 et de S.A.S. Malko Linge…
- On peut remarquer que Trevanian détourne assez largement les termes employés de leur sens traditionnel.
- Alors que l'origine de l'énergie reste floue dans certaines descriptions de dystopies. On peut penser que si Trevanian avait écrit Shibumi 25 ans plus tard, il aurait aussi décrit l'accaparement des ressources alimentaires et hydriques de la planète par Mother…
- Alors que (pour autant que son curriculum vitæ nous soit exactement connu…) Trevanian n'a eu de contact personnel avec l'Orient que pendant la Guerre de Corée, alors qu'il servait dans l' US Navy…
- En particulier la description lyrique de l'alternance des quatre vents, et du white-out ("jour blanc" en jargon de montagnard).
- dildo: jouet sexuel en anglais
- En fait les canonnières britanniques portaient des noms d'élégants et rapides oiseaux aquatiques, comme la Teal (Sarcelle)…
- « Jeunesse au Japon » : peut-être Trevanian a-t-il fait escale au Japon, ou l'a-t-il visité pendant une permission, alors qu'il était dans l'US Navy, au cours de la Guerre de Corée… Ses antécédents sont très mal connus…
- Révélations, ou mystification de Trevanian ? Quoi qu'il en soit, cet extrait ressemble plus par le style à un monologue retranscrit à partir d'une cassette de magnétophone qu'à une réponse écrite par l'écrivain précis et même parfois précieux que l'on rencontre au long des pages de Shibumi…
Références
- (en) « Index of books », sur trevanian.com
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