Théorie ancrée

La théorie ancrée [N 1](Grounded theory pour les anglophones) est une méthode systématique des sciences sociales, notamment l'ethnographie et la sociologie[2], dont la construction d'une théorie repose sur la collecte et l'analyse méthodique des informations[3],[4],[5]. C'est une méthodologie de recherche de type inductive, par opposition à la méthode hypothético-déductive. En effet, elle vise à construire des théories non pas à partir d'hypothèses prédéterminées mais à partir des données du terrain et de situation de terrain[6] que le chercheur a collecté ou peut collecter. Une étude utilisant la théorie ancrée commence habituellement par une question ou même par une collection de données qualitatives. Au fur et à mesure que le chercheur analyse les données collectées, il remarque que des idées, des concepts et des éléments se répètent. Il code alors ces répétitions, puis avec les analyses suivantes il groupe les codes en concepts, puis en catégories. Ces catégories peuvent devenir la base d'une nouvelle théorie.

Cette théorie est beaucoup utilisée en « recherche qualitative »[7],[8] (par rapport à la « recherche quantitative » qui s'appuie sur des modèles prédéterminés d'analyse de chiffres et statistique), mais peut aussi s'appliquer dans la recherche quantitative, avec une dimension « postmoderne »[9],[6]. Il existe de nombreuses variantes comme l'analyse par théorisation ancrée[10] ou la Méthodologie de la théorisation enracinée[11].

Histoire

Cette méthode a été théorisée par deux sociologues américains : Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss et présentée dans un livre intitulé The Discovery Of Grounded Theory ; Strategies for Qualitative Research publié à Chicago en 1967[7].

Principes

La théorie « ancrée » est une méthode de recherche qui fonctionne à l'inverse des méthodes plus « traditionnelles » de la recherche ; elle peut ainsi – à première vue – paraître en contradiction avec la méthode scientifique.

Au lieu de commencer par la construction d'une hypothèse dans un champ et un cadre théoriques déjà fixés pour ensuite appliquer ce modèle au phénomène étudié, le chercheur commence ici par la collecte de données, sans a priori (dans la mesure du possible) pour ensuite y chercher ce qui « a du sens »[12].

À partir des données recueillies (base de données quantitatives ou données plus littéraires et qualitatives) des éléments clés sont identifiés grâce à une série de « codes » extraits d'un corpus textuel, d'images, de films documentaires ou d'archives, etc.
Les différents codes sont ensuite regroupés en « concepts similaires » pour être plus faciles à utiliser.

Partant de ces concepts, des catégories sont formées. Elles seront à la base de la création d'une théorie ou s'intégreront dans la théorie existante qui semble la plus apte à expliquer les phénomènes observés et catégorisés.

Références méthodologiques

La théorie ancrée se réfère simultanément à une méthode d'enquête qualitative et à la production finale de cette enquête.

Elle repose sur un postulat qui est que les chercheurs peuvent et doivent développer certaines théories en commençant par exploiter les données de terrain.

Spécificités

La théorie ancrée se différencie d’autres approches de terrain telles que l’ethnographie, car son objectif n’est pas de produire une description dense et détaillée d’une situation particulière, mais au contraire de « découvrir » une théorie pouvant être transférée à d’autres configurations[13].
On parle de théorie de moyenne portée.

Méthode

Le travail du chercheur de terrain repose toujours sur la description, mais dans le cadre de la théorie ancrée, sa mission vise aussi l'abstraction.

En tant que méthode, la théorie ancrée s’appuie sur un ensemble de procédés systématiques.

L’analyse et la collecte des données se font en tandem ; et le chercheur effectue un aller-retour constant entre ces deux opérations.

L’ensemble des matériaux de recherche est codifié selon une procédure standardisée à la fois inductive et comparative.
Une première phase de codage (codage primaire) dégage des catégories à partir des matériaux bruts récoltés sur le terrain. On cherche ensuite à « raffiner » ces catégories en identifiant leurs propriétés.
Quand ces propriétés sont précisées et que les relations entre les différentes catégories sont identifiées, le chercheur passe à un niveau d’abstraction supérieur, celui de la conceptualisation[14]. Les catégories primairement enracinées dans les données de terrain deviendront progressivement des concepts abstraits. Ce processus est identifié comme étant celui du « codage axial ». Il s’agit d’explorer les propriétés des concepts et les relations pouvant exister avec d’autres concepts, en d’autres termes, le chercheur naviguera autour de l’axe des concepts. Dans la dernière phase de raffinement, le chercheur passe d’un stade conceptuel à un stade théorique. Le niveau d’abstraction s’accroît jusqu’à saturation.

L’objectif final du chercheur est de découvrir une catégorie « centrale » (pouvant être reliée à l’ensemble des concepts et catégories qui se sont jusqu’à présent dégagés). Elle sera le fil conducteur autour duquel se construira la théorie finale. On parle alors de codage sélectif.

Utilisations dans d'autres méthodes de recherche

La théorie enracinée est en partie incorporée dans la méthodologie de percolation des données. Selon cette dernière, le chercheur s'immerge dans son champ pratique de recherche avec un minimum d'idées préconçues ou de biais cognitifs tout en acceptant la formulation d'hypothèses à venir. Une série de mesures sont proposées qui permettent au chercheur d'obtenir des données aussi pertinentes que possible en percolant la masse des données. Plus particulièrement, la méthodologie de percolation des données, en contraste avec la théorie enracinée, accepte la création d'un modèle émergent sur lequel des hypothèses sont apposées et qui sont ensuite testées sur le terrain puis dont les résultats sont eux aussi validés sur le terrain. Cette boucle de recherche permet d'obtenir des résultats souvent concluants et a trouvé des applications dans les sciences sociales, tout comme la théorie enracinée, notamment dans l'analyse de la psychopathologie dite fonctionnelle[15],[16].

Notes et références

Notes

  1. Également appelée théorie enracinée, théorie enracinée dans des données empiriques, théorie ancrée dans la pratique, théorie enracinée dans la pratique, théorie ancrée dans les données issues du terrain, théorie enracinée dans les données issues du terrain, théorie à base empirique.[1]

Références

  1. Health Technology Assessment Glossary
  2. Charmaz, K., & Mitchell, R. (2001). Grounded Theory in Ethnography. In P. Atkinson, S. Coffey, J. Delamont, & L. Lofland (Eds.), Handbook of Ethnography (pp. 160-174). London.
  3. Patricia Yancey Martin & Barry A. Turner, "Grounded Theory and Organizational Research," The Journal of Applied Behavioural Science, vol. 22, no. 2 (1986), 141.
  4. (it) Chiara Faggiolani, « Perceived Identity: applying Grounded Theory in Libraries », JLIS.it, vol. 2, no 1, (ISSN 2038-1026, DOI 10.4403/jlis.it-4592, lire en ligne, consulté le )
  5. Strauss, A., & Juliet, C. (1994)). Grounded Theory Methodology: An Overview. In N. Denzin & Y. Lincoln Handbook of Qualitative Research. 1st ed. (pp. 273–284).
  6. Clarke A (2005) Situational Analysis: Grounded Theory After the Postmodern Turn. Thousand Oaks, CA: Sage. Dey, I. (1999). Grounding Grounded Theory. Social Work. Academic Press.
  7. Glaser B & Strauss A (1967) The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative Research. Chicago: Aldine de Gruyter.
  8. Strauss, A. (1987). Qualitative Analysis for Social Scientist. Cambridge: Cambridge University Press.
  9. Annells M (1996) Grounded theory method : Philosophical perspectives, paradigm of inquiry, and postmodernism. Qualitative Health Research, 6(3), 379. Source : http://search.ebscohost.com/login.aspx?direct=true&db=aph&AN=9609226919&lang=fr&site=ehost-live
  10. Pierre Paillé, « L’analyse par théorisation ancrée », Cahiers de recherche sociologique, no 23, (ISSN 0831-1048 et 1923-5771, DOI 10.7202/1002253ar, lire en ligne, consulté le )
  11. Luckerhoff, J. & Guillemette, F. (Éds). (2012). Méthodologie de la théorisation enracinée : Fondements, procédures et usages. Québec : Presses de l'Université du Québec.
  12. Strauss A & Corbin J (1990) Basics of qualitative research : grounded theory procedures and techniques. Newbury Park, Calif.: Sage Publications (lien Google Books)
  13. Aldiabat, K., & Le Navenec, C.-L. (2011). Clarification of the Blurred Boundaries between Grounded Theory and Ethnography: Differences and Similarities. Turkish Online Journal of Qualitative Inquiry, 2(3).
  14. Glaser B (2001) The grounded theory perspective: conceptualization contrasted with description. Mill Valley, Calif. : Sociology Press.
  15. Mesly, Olivier (2015). Creating Models in Psychological Research. États-Unis. Springer Psychology, pages 126. (ISBN 978-3-319-15752-8).
  16. Mesly, Olivier (2011) Une façon différente de faire de la recherche en vente et marketing. Presses de l'Université du Québec. Québec : Presses de l'Université du Québec : 202 pages.

Voir aussi

Articles connexes

Bibliographie

  • Bryant, A., & Charmaz, K. (2007). The SAGE handbook of grounded theory. Los Angeles; London: SAGE (lien Google Books).
  • Charmaz, K. (2006). Constructing grounded theory : a practical guide through qualitative analysis. London; Thousand Oaks, Calif.: Sage Publications (lien Google Books).
  • Dubar, C., & Demazière, D. (1997). E. C. Hughes, initiateur et précurseur critique de la Grounded Theory. Sociétés contemporaines, 49-55. Centre d’études et de recherches internationales. Source : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/socco_1150-1944_1997_num_27_1_1457
  • Glaser, B. (1978). Theoretical sensitivity : advances in the methodology of grounded theory. Mill Valley, Calif.: Sociology Press.
  • Glaser, B. (1992). Emergence vs forcing : basics of grounded theory analysis. Mill Valley, CA: Sociology Press.
  • Glaser, B., & Holton, J. (2004). Remodeling Grounded Theory. Forum: Qualitative Social Research, 5(2), 1-17. Forum Qualitative Social Research. Source http://search.ebscohost.com/login.aspx?direct=true&db=sih&AN=14616446&lang=fr&site=ehost-live
  • Glaser, B., & Strauss, A. (1965). Awareness of Dying. Chicago: Aldine.
  • Guillemette, F. (2006). L ’approche de la Grounded Theory pour innover ? Recherches Qualitatives, 26(1), 32-50. Recherches qualitatives. doi:10.4074/S0003503306003058
  • Luckerhoff, J. & Guillemette, F. (Éds). (2012). Méthodologie de la théorisation enracinée : Fondements, procédures et usages. Québec : Presses de l'Université du Québec.
  • Morse, J. M., Stern, P. N., Corbin, J. M., Charmaz, K., Bowers, B., & Clarke, A. (2009). Developing Grounded Theory: The Second Generation. (J. Morse, P. Noerager Stern, J. Corbin, B. Bowers, K. Charmaz, & E. Clarke, Eds.) (pp. 127-149). Left Coast Press. Source : https://www.amazon.co.uk/dp/1598741934
  • Paillé, P. (1994). L'analyse par théorisation ancrée. Cahiers de recherche sociologique, 23, 147-181 en ligne.
  • Paillé, P. (2010). Une «enquête de théorisation ancrée» : les racines et les innovations de l’approche méthodologique de Glaser et Strauss. In B. G. Glaser et A. L. Strauss, La découverte de la théorie ancrée (p. 23-77). Paris : Armand Colin.
  • Strauss, A., & Corbin, J. (1994). Grounded Theory Methodology: An Overview. In N. Denzin & Y. Lincoln (Eds.), The Handbook of Qualitative Research. Thousand Oaks, CA: Sage.
  • Strauss A, Corbin JM (1997) Grounded Theory in Practice SAGE Publications, - 280 pages (lien Google books)
  • Tavory, I., & Timmermans, S. (2009). Two cases of ethnography: Grounded theory and the extended case method. Ethnography. Source : 10.1177/1466138109339042
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