État profond
L’État profond, calque de l’anglais deep state, lui-même un calque du turc derin devlet[1],[2], aussi appelé État souterrain[3], est une théorie du complot politique désignant au sein d'un État, une hiérarchie parallèle ou une entité informelle détenant secrètement le pouvoir décisionnel sur la société et toutes les décisions politiques d'une démocratie[4]. En effet, il serait « un pouvoir institutionnel pérenne qui survivrait aux alternances politiques et se maintiendrait supposément de façon cohérente »[5]. Elle est supposément constituée soit par un noyau de la classe dominante, soit par des représentants d'intérêts mais surtout comme la composante la plus agissante et la plus secrète de l'establishment.
Histoire
Un mot issu de l'élite militaro-laïque
Selon l'historien Tancrède Josseran, la paternité de la locution « État profond » (derin devlet) revient au Premier ministre turc Bülent Ecevit. Au départ, le terme est utilisé dans un sens différent du sens actuel. Il désigne la contre-guérilla (Kontrgerilla), à savoir un réseau clandestin chargé de lutter contre une éventuelle invasion soviétique, et dont l'organisation est gérée par le ministère de la Défense[1]. Ce réseau demeure inconnu des pouvoirs publics jusqu'en 1973[1]. Le derin devlet est le bras armé de l'élite militaro-laïque. Kenan Evren qui dirige le coup d'État en 1980 déclare ainsi : « L'État profond, c'est nous. À chaque fois que l'État s'affaiblit, nous le reprenons en main[1]. » La nécessité d'une organisation occulte s'explique par le fait que la République turque laïque et moderniste se construit au détriment d'une société attachée à l'islam. À l'État profond revient la mission de lutter contre le séparatisme ethnique du PKK, les groupes gauchistes ou la réaction religieuse[1].
Glissements sémantiques
Le terme effectue un glissement sémantique dans les années 1990. Selon Jean-Paul Burdy et Jean Marcou, le terme est utilisé en Turquie à partir de ce moment-là pour désigner « un pouvoir invisible, non détectable parmi les institutions légales et légitimes de la République, mais qui pèse sur les grandes décisions politiques et le fonctionnement sociétal ». Il est censé reposer « sur une fraction de la bureaucratie civile et militaire [...] le corps des magistrats ; le corps diplomatique ; les écoles formant les élites administratives »[6].
Il est aussi utilisé par les islamistes pour désigner les forces au sein de l’État « qui veille[nt] sur la république indivisible et laïque léguée par Mustafa Kemal Atatürk »[7].
Le terme est notamment réutilisé en lien avec l'affaire de Susurluk pour désigner cette fois les services secrets[8],[9]. Quand le Parti de la justice et du développement de Recep Tayyip Erdoğan parvient au pouvoir en 2002, le Service de renseignement national (MIT) reste loyal au nouveau pouvoir[1],[10], l'armée turque n'incarnant plus « l’État profond »[11].
Le terme apparaît à nouveau à partir de dans des interviews, toujours dans le cadre de la Turquie[12]. Démirel, ancien Président de Turquie, déclare ainsi qu'« il y a un État profond et un autre État [...]. L'État qui devrait être véritable est celui de secours, celui qui devrait être de secours est le véritable »[13].
Le terme est repris par le président Recep Tayyip Erdoğan, qui déclare en 2012 que « Chaque État a son propre État profond; c'est comme un virus; il réapparaît lorsque les conditions sont favorables. Nous continuons la lutte contre ces structures. Nous ne pouvons pas bien sûr prétendre que nous l'avons complètement éliminé et détruit parce qu'en tant que politicien, je ne crois pas qu'un État dans le monde a été capable de le faire complètement »[14].
Des utilisations ultérieures
Le terme essaime par la suite pour désigner tout type de réseaux occultes. Le terme est notamment utilisé pour désigner, dans l’Italie des années 1970, la « loge P2 », puis en Algérie, la prépondérance du pouvoir des militaires, ou enfin le noyau sécuritaire de l’État d’Israël[15].
Le concept est très utilisé dans les sphères complotistes étasuniennes. Il connait un regain de popularité avec l'élection présidentielle américaine de 2016 puis avec la présidence de Donald Trump dont certains sympathisants, notamment de l'alt-right, ainsi que le gouvernement lui-même, laissent entendre l'idée qu'un « État profond » entrave son pouvoir[16],[17],[15].
Définitions
Une désignation de boucs-émissaires
Le terme est très utilisé dans les années 2010 par les médias d'extrême-droite à des fins polémiques[18]. L'homme politique Newt Gingrich, partisan du président Donald Trump, prétend ainsi que « le sommet du deep state » a pour objectif « de détruire ou au minimum de bloquer la présidence de Trump ». Le présentateur télévisé Sean Hannity laisse entendre que « les familles du crime du Deep State essaient d'abattre le président », et attaque les adversaires politiques de Trump de l'époque, à savoir Hillary Clinton, James Comey et Robert Mueller[19],[20],[21].
Le terme, utilisé par des militants ou par le personnel politique afin d'acculer ses adversaires politiques, est proche de l'idée de cabinet noir ou de bouc émissaire[22][source insuffisante].
Une désignation des influences politiques exercées sur le décideur politique
L'expression « politique profonde » (deep politics) a été forgée par le Pr Peter Dale Scott, professeur émérite de littérature anglaise à l'Université de Berkeley. La première mention dans un ouvrage remonte à l’année 1993[23]. Dans ce livre figurent aussi l'expression « système politique profond » (deep political system) et celle qui désigne son étude (deep political analysis).
Dans un entretien accordé en au magazine Diplomatie, Peter Dale Scott prétend que l'influence du “supramonde” s'exerce sur le gouvernement des États-Unis grâce à un groupe confidentiel et restreint qu'il désigne en reprenant l'expression « État profond ». Il précise : « Ce [que j'] appelle “État profond” aux États-Unis n'est pas une institution formelle, ni une équipe secrète, mais plutôt un cercle de contacts de haut niveau, souvent personnels, où le pouvoir politique est susceptible d'être dirigé par des gens très riches [...]. J'appelle ces gens, dont la plupart se connaît un minimum sans nécessairement avoir les mêmes intérêts, le “supramonde”. Le résultat de leur influence, à travers le milieu de l'État profond, est ce que j'appelle la “politique profonde”, c’est-à-dire “l’ensemble des pratiques et des dispositions politiques, intentionnelles ou non, qui sont habituellement refoulées dans le discours public plus qu’elles ne sont admises” »[24].
Dans un article publié le , Andrew Korybko tente de dégager le concept de sa gangue conspirationniste : « Pour commencer, disons que “l’État profond” n’est pas une sorte de concept conspirationniste comme les auteurs réactionnaires l’allèguent souvent, mais une autre façon de désigner les bureaucraties permanentes militaires, du renseignement et de la diplomatie de n’importe quelle nation… »[25].
Un outil inapproprié dans les États de droit
Pour Gérald Bronner, le terme d’État profond n'est pas approprié dans les États démocratiques. Il remarque que, s'il y a bien « d’autres sources de pouvoir dans la démocratie que des individus légalement élus : il y a les lobbies, le pouvoir universitaire, le pouvoir médiatique : toutes sortes de pouvoirs qui ne sont pas assujettis au rythme de la démocratie », « la naïveté de la théorie conspirationniste de l’État profond est de supposer, par une lecture monocausale, que ces contre-pouvoirs vont tous dans le même sens, qu’ils se concertent. C’est le biais d’intentionnalité : attribuer quelque chose à des groupes non constitués »[26].
Pour Rudy Reichstadt, si le concept peut être valable pour « rendre compte imparfaitement mais sûrement d'une partie bien tangible de la réalité dans le contexte de régimes semi-démocratiques ou autoritaires comme en Turquie et en Égypte », il serait plus difficilement applicable pour les démocraties libérales, « garantissant les libertés publiques fondamentales, dotées de contre-pouvoirs efficients, d'une presse plurale et d'un État de droit authentique ». Si l'on s'en tient à cette opinion, le concept relève alors d'une théorie du complot[27]. On peut néanmoins établir des différences entre la recherche sur les crimes d’État contre la démocratie et la théorie du complot[28].
Lors de la première procédure de destitution visant Donald Trump, le terme d'État profond est utilisé par l'extrême-droite américaine pour le défendre. James Comey, ancien directeur du FBI, renvoyé par Donald Trump alors qu'il menait une enquête sur les liens éventuels entre l'équipe de campagne de l'ex-candidat républicain et la Russie[29], considère que le concept relève du fantasme, et que l'adhésion des fonctionnaires américains aux valeurs républicaines régies par la Constitution bloquerait toute tentative d'ingérence d'un petit groupe dans les décisions politiques[19].
Une mutation du concept pour désigner l'inertie bureaucratique
Pour Jon D. Michaels (UCLA), le terme d'État profond peut désigner la fonction publique dans son ensemble, avec ses inerties et, parfois, ses blocages. Le terme d'État profond dans son acception complotiste peut être approprié dans les pays dont les institutions sont capturées par une élite non-contrôlée, comme le Pakistan ou l'Égypte, « où des élites de l'ombre, appartenant à l'armée ou aux ministères, sont connues pour bloquer les décisions des autorités démocratiquement élues », plutôt qu'aux États-Unis, où le pouvoir et ses administrations sont connues et presque entièrement transparentes[30]. Steve Bannon, une des figures de proue du complotisme américain, a pu estimer que « la théorie du complot au sujet de l’État profond, c'est pour les imbéciles. Les États-Unis ne sont ni la Turquie, ni l’Égypte », et que la fonction publique bureaucratisée peut parfois créer des blocages dans l'appareil d’État, mais que « la bureaucratie n'a rien de 'profond', elle est là, sous nos yeux »[19].
Le concept d'État profond est également utilisé en France par certains hommes politiques. En , Emmanuel Macron y recourt à deux reprises à propos des obstacles que rencontre sa politique de rapprochement avec la Russie, et la rédaction de communiqués du sommet du G7, ajoutant qu’il ne voulait pas être « l’otage de gens qui négocient pour moi »[15]. De même, l'ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine emploie le concept tout en l'émoussant, affirmant que « la grande force de l’État profond, c'est l'inertie, pas le complot »[18].
Maryvonne Le Brignonen, ancienne directrice de Tracfin, utilise le terme d’État profond pour désigner les activités confidentielles de l'État, telles que la lutte contre le blanchiment d'argent et la lutte contre le financement du terrorisme, qui ne peuvent être opérées que de manière souterraine[31].
Dans la culture populaire
Dans la fiction, la présence de petits groupes d'individus tirant les ficelles derrière les décideurs politiques est un ressort scénaristique courant. L'utilisation du terme de deep state aux États-Unis après l'élection de Donald Trump connaît une augmentation, et le terme fait l'objet de romans et de séries télévisées[32]. Une série télévisée britannique intitulée Deep State (en) est lancée en 2018, elle est consacrée au monde du renseignement[15].
Notes et références
- Tancrède Josseran, « L'État profond : le pouvoir derrière le pouvoir », Conflits : histoire, géopolitique, relations internationales, no 16, janv.-mars 2018 [lire en ligne (page consultée le 27 juillet 2022)].
- https://www.merriam-webster.com/dictionary/deep+state
- Commission d’enrichissement de la langue française, « État profond », FranceTerme, Ministère de la Culture (consulté le ).
- Serge Halimi, « L’État profond », Le Monde diplomatique, (lire en ligne)
- « Gérald Bronner: «L’Etat profond, c’est la stigmatisation du caractère illusoire supposé du monde, et du pouvoir en particulier» », sur L'Opinion, (consulté le )
- Jean-Paul Burdy et Jean Marcou, Les mots de la Turquie, Presses Univ. du Mirail, (ISBN 978-2-85816-870-5, lire en ligne)
- Jeune Afrique L'intelligent, Groupe Jeune Afrique, (lire en ligne)
- Probablement il s'agit d'une traduction du turc derin devlet (le terme a été d'abord utilisé en référence à la Turquie). Voir English Oxford Dictionaries: deep state.
- Alexandra Saviana, « Découvrez le concept "d’Etat profond", nouvelle marotte du FN soufflée par Trump », sur marianne.net, (consulté le ).
- Guillaume Perrier, « Turquie : "Les vieux démons ont resurgi sous de nouveaux traits" », L'Obs, (lire en ligne).
- Hassane Zerrouky, « Turquie, coup d’État avorté, l’armée turque n’est plus « L’État profond » », L'Humanité, (lire en ligne).
- (en) Dexter Filkins, « The deep state - The Prime Minister is revered as a moderate, but how far will he go to stay in power? », The New Yorker, (lire en ligne)
- (en) Jon Gorvett, « Turkey’s “Deep State” Surfaces in Former President’s Words, Deeds in Kurdish Town », Washington Report on Middle East Affairs, , p. 37-41 (lire en ligne)
- (en) Markar Esayan, « What is deep state », Todays zaman, (lire en ligne)
- Jean-Dominique Merchet, « «Etat profond», cette étonnante expression utilisée par Emmanuel Macron », sur L'Opinion.fr, (consulté le ).
- Enquête « russe » : Trump veut rendre public un rapport qui met en cause le travail du FBI. Le Monde, le 2 février 2018
- Michael J. Glennon, « Aux bons soins de la CIA... : Quand les démocrates s’en remettent à l’État profond », Le Monde diplomatique, (lire en ligne)
- « L’« Etat profond », ou le fantasme d’une administration parallèle », Le Monde.fr, (lire en ligne, consulté le )
- (en) James B. Stewart, Deep State : Trump, the FBI, and the Rule of Law, Penguin, , 384 p. (ISBN 978-0-525-55911-5, lire en ligne), p. 282
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- (en) Peter Dale Scott, Deep Politics and the Death of JFK, Berkeley and Los Angeles, University of California Press,
- L’État profond américain - La finance, le pétrole, et la guerre perpétuelle. Traduit de l’américain par Maxime Chaix. Éditions Demi-Lune. Collection Résistances, p. 42.
- « To start off, the “deep state” isn’t some sort of ‘conspiratorial’ concept like reactionary critics might allege, but is just another way of talking about any given country’s permanent military, intelligence, and diplomatic bureaucracies. » Voir Hillary and the FBI: The "Deep State" revolts. Par Andrew Korybko. Katehon.com, 31 octobre 2016
- « Gérald Bronner: «L’Etat profond, c’est la stigmatisation du caractère illusoire supposé du monde, et du pouvoir en particulier» », sur L'Opinion, (consulté le )
- Rudy Reichstadt, Voici la dernière théorie du complot des pro-Trump qui fait du chemin aux États-Unis, Huffington Post blogs, le 26 août 2017.
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- (en-US) Jon D. Michaels, « Trump and the “Deep State” », Foreign Affairs, (ISSN 0015-7120, lire en ligne, consulté le )
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- (en) Chris Hauty, Deep State : A Thriller, Simon and Schuster, , 288 p. (ISBN 978-1-9821-2660-5, lire en ligne)
Bibliographie
- Peter Dale Scott, L'État profond américain : la finance, le pétrole et la guerre perpétuelle, édition Demi-Lune, 2015 (ISBN 978-2-917112-27-4).
- (en) The American Deep State: Big Money, Big Oil, and the Struggle for U.S. Democracy. Rowman & Littlefield, 2017
- (en) Mehtap Söyler, The Turkish Deep State: State Consolidation, Civil-Military Relations and Democracy, Routledge, 2015.
- (en) Mike Lofgren, The Deep State: The Fall of the Constitution and the Rise of a Shadow Government. Penguin, 2016
Liens externes
- « Le « deep state » américain, fantasme d’une administration parallèle », sur France Culture.fr, (consulté le ).
- (en) Abdul-Azim Ahmed, « What is the Deep State? », sur On Religion, (consulté le )
- (en) Will Worley, « What is the 'Deep State' and how does it influence Donald Trump? », sur The Independent, (consulté le )
- Jean-Dominique Merchet, « Plongée dans l’Etat profond », sur lopinion.fr, (consulté le ).
Voir aussi
- Stay-behind
- Société de pensée
- Classe dominante
- Oligarchie
- État dans l'État
- Système des dépouilles (spoils system)
- QAnon, Pizzagate
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