Agnotologie

L’agnotologie est l'étude de la production culturelle de l'ignorance[1], du doute ou de la désinformation[2].

Dans une acception plus générale, « agnotologie » peut désigner l'étude de l'ignorance au sens large.

L'agnotologie est une discipline aux confins de la philosophie, de la sociologie et de l'histoire des sciences dont l'objet est l'étude des moyens mis en œuvre pour produire, préserver et propager l'ignorance, mais aussi l'étude de l'ignorance elle-même[3].

Étymologie

Le terme est inspiré du mot grec ἀγνῶσις / agnôsis, « ne pas savoir »[4]. Il a été inventé par l'historien des sciences Robert Proctor en 1992[3],[5] et d'abord publié en 1995[6]. Il a donné une visibilité nouvelle à un courant d'histoire des sciences, qui fait de l'ignorance elle-même un sujet d'étude[4],[7].

Étude de la production de l'ignorance

Concept

Plutôt que de demander, de manière classique, ce qu'est la science (question classique de l'épistémologie) ou quelles sont les conditions sociales et historiques de notre connaissance (question classique pour la sociologie et l'histoire des sciences), Robert Proctor, historien du tabac, auteur de Cancer Wars: How Politics Shapes What we Know and Don't Know About Cancer de 1995[8], de Golden Holocaust[9],[10] et éditeur de l’ouvrage collectif Agnotology[11], demande comment et pourquoi « nous ne savons pas ce que nous ne savons pas », alors même qu'une connaissance fiable et attestée est disponible. Selon cet auteur, l'agnotologie, étude de l'ignorance, explore aussi les pratiques qui permettent de produire le non-savoir :

« Cette notion englobe aussi la production culturelle d'ignorance — tout comme la biologie recouvre à la fois l'étude de la vie et la vie elle-même. Nous devons prendre conscience que l'ignorance n'est pas seulement un vide où verser du savoir, ni une frontière que la science n'a pas encore franchie. Il existe une sociologie de l'ignorance, une politique de l'ignorance ; elle a une histoire et une géographie — et elle a surtout des origines et des alliés puissants. La fabrication de l'ignorance a joué un rôle important dans le succès de nombreuses industries ; car l'ignorance, c'est le pouvoir[12]. »

Il s'agit de voir l'ignorance non pas seulement comme une fatalité, ou comme une conséquence nécessaire des priorités de nos programmes de recherche, ou encore comme un échec partiel du système éducatif, comme le veut le modèle du « déficit » (deficit model), mais bien comme ignorance produite, que cette production soit intentionnelle ou non. Selon le premier volet, l'ignorance peut être créée de toutes pièces, par des stratégies de désinformation, de censure, ou bien entretenue par des stratégies de décrédibilisation de la science ou d'institutions scientifiques, par des acteurs individuels ou collectifs, qu'il s'agisse d'États, de fondations ou de groupes de pression.

Épistémologie féministe

Robert Proctor s'est aussi entièrement « engagé en faveur de l’épistémologie féministe, notamment sur la question de savoir comment l’on pouvait à ce point exclure les femmes de la science » rappelé dans un entretien de 2013, et publié dans Critique, décembre 2013, dans le numéro « Fauteurs de doutes »[13].

L'épistémologie féministe de l'ignorance, conceptualisée par Nancy Tuana est très proche de l'agnotologie[14], les deux notions étant parfois confondues[15]. Elle étudie la production de l'ignorance relative aux femmes (par exemple, concernant la sexualité féminine), et touche de nombreuses disciplines ; l'agnotologie est plus spécifiquement centrée sur l'ignorance dans le domaine des sciences et techniques[16].

Autres perspectives

On assiste depuis les dernières décennies du 20e siècle à une tentative d’instrumentalisation de la science par certaines industries. Selon le médecin américain Stanton Glantz, « Plus les industries empêchent l’émergence d’un consensus scientifique, plus il leur est facile de lutter contre les poursuites judiciaires et contre la réglementation »[2]. Selon le philosophe Mathias Girel, enseignant à l’École Normale Supérieure (ENS), certains s’appuient « sur la science de diversion »[17]. D'autres promeuvent une stratégie du doute[3].

Formuler la question de la production de l'ignorance ouvre des perspectives inédites partant d'un historique revisité dans des domaines aussi divers que la migration des savoirs des colonies vers les métropoles[18], l’industrie du tabac[5], l'industrie de l'amiante[19], les industries contribuant au réchauffement climatique[20],[21],[22], l’utilisation de certains plastiques en particulier alimentaires[23],[24], la production et l'utilisation des phytosanitaires en agriculture par exemple le Glyphosate[25],[26],[27], les perturbateurs endocriniens[28],[5], [29]ou les cellules souches.

Étude de l'ignorance

L'agnotologie se réfère aussi à l'étude de l'ignorance dans un sens plus général. Dans son ouvrage, Robert Proctor distinguait deux autres catégories d'ignorance en plus de l'ignorance produite, à savoir l'ignorance comme une question posée et encore irrésolue, et l'ignorance qui résulte de l'absence d'étude d'un sujet. Dans le premier cas, l'ignorance peut être un moteur pour la recherche scientifique. Dans le second cas, elle n'est pas forcément due à une volonté délibérée d'ignorer mais peut découler de l'évolution des centres d'intérêt des chercheurs[6].

Une conceptualisation des ignorances et de leur gestion intellectuelle a été entreprise dans Les ignorances des savants, par Roger Lenglet et Théodore Ivainer[30].

Notes et références

  1. Mathias Girel, « Agnotologie : mode d'emploi », Critique, vol. no 799, , p. 964–977 (ISSN 0011-1600, lire en ligne, consulté le ).
  2. Olivier Monod, « «La Fabrique de l’ignorance», la science à l’épreuve de la triche industrielle », Libération, (consulté le )
  3. Stéphane Foucart, « L'ignorance : des recettes pour la produire, l'entretenir, la diffuser », sur Le Monde.fr, (consulté le ).
  4. Stéphane Horel, Lobbytomie : Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie, La Découverte, , 368 p. (ISBN 978-2-7071-9412-1), p. 36.
  5. Florent Lacaille-Albigès, « Industriels de l’ignorance », Le Monde diplomatique, .
  6. « Agnotologie », sur Encyclopædia Universalis (consulté le ).
  7. Mathias Girel, Science et territoires de l'ignorance, Paris, Quae, (ISBN 978-2-7592-2591-0 et 2-7592-2591-7, OCLC 1021307940, lire en ligne).
  8. (en) Robert N. Proctor, Cancer Wars: How Politics Shapes What We Know and Don't Know About Cancer, Basic Books, (ISBN 978-0-465-00859-9).
  9. (en) Robert N. Proctor, Golden Holocaust: Origins of the Cigarette Catastrophe and the Case for Abolition, University of California Press, , 779 p. (ISBN 978-0-520-27016-9).
  10. Robert N. Proctor (préf. Mathias Girel), Golden Holocaust : La Conspiration des industriels du tabac, Paris, Les Équateurs, , 750 p..
  11. (en) Agnotology: The Making and Unmaking of Ignorance, Stanford University Press,
  12. « L'Invention la plus dangereuse de l'histoire », sur CNRS Le journal (consulté le ).
  13. Mathias Girel entretien avec Robert Proctor, « Robert Proctor et la production de l’ignorance », (consulté le ).
  14. (en) Lukas M. Verburgt, « The History of Knowledge and the Future History of Ignorance », KNOW: A Journal on the Formation of Knowledge, vol. 4, no 1, , p. 1–24 (ISSN 2473-599X, DOI 10.1086/708341, lire en ligne, consulté le )
  15. (en) Linda Martín Alcoff, « Epistemologies of ignorance: Three types », In Shannon Sullivan, Nancy Tuana (ed.), Race and Epistemologies of Ignorance (2007), lire en ligne
  16. « Ignorance, pouvoir et santé : La production des savoirs médicaux au prisme des rapports de domination », Colloque à la MSH Paris Nord, 21-22 octobre 2019, lire en ligne.
  17. Didier Si Ammour, « "Pour les industries, il faut rentrer sur le terrain de la science pour faire pression sur la recherche" selon le philosophe Mathias Girel », sur Radio France, (consulté le ).
  18. (en) Londa Schiebinger, « Agnotology and Exotic Abortifacients: The Cultural Production of Ignorance in the Eighteenth-Century Atlantic World », Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 149, , p. 316–343 (lire en ligne, consulté le ).
  19. Annie Thébaud-Mony, La Science asservie, Paris, La Découverte, .
  20. Naomi Oreskes et Erik Conway (trad. Jacques Treiner), Les Marchands de doute, Paris, Le Pommier, .
  21. Audrey Garric, « Comment Total et Elf ont contribué à nourrir le doute sur la réalité du changement climatique », sur LeMonde.fr, (consulté le ).
  22. Mads Ellesøe, « Le lobby climatosceptique - Documentaire 2020 diffusé sur arte.tv » (consulté le ), les compagnies pétrolières ExxonMobil, Chevron, Shell, BP via des think tanks américains ont méthodiquement semé le doute sur ce qui faisait l'objet d'un consensus scientifique
  23. (en) Gerald E. Markowitz et David Rosner, Deceit and Denial: The Deadly Politics of Industrial Pollution, University of California Press, (ISBN 978-0-520-21749-2, lire en ligne).
  24. « La santé publique au risque de l'agnotologie », sur LeMonde.fr, (consulté le )
  25. Jacques Monin, « Glyphosate : les "Monsanto Papers" révèlent la désinformation », sur franceinter.fr, émission "Affaires sensibles", (consulté le )
  26. « Vidéo. Monsanto, la fabrique du doute », sur francetvinfo.fr, France 2 émission "Envoyé spécial", (consulté le )
  27. Nadia Gorbatko, « Une étude confirme la forte exposition des Français au glyphosate », sur actu-environnement.com, (consulté le )
  28. Stéphane Horel, Intoxication, La Découverte, (ISBN 978-2-7071-8637-9, lire en ligne)
  29. Anne-Katell Mousset, « Perturbateurs endocriniens, climat... L'appel d'une centaine de scientifiques contre la "manipulation de la science" », (consulté le )
  30. Théodore Ivainer et Roger Lenglet, Les ignorances des savants, Paris, Maisonneuve et Larose, , 193 p. (ISBN 2-7068-1250-4 (édité erroné)).

Voir aussi

Bibliographie

Articles connexes

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