Code créatif
Le code créatif (en anglais creative coding), ou programmation créative, consiste à utiliser la programmation informatique comme un moyen d'expression artistique (visuel, musical, littéraire, interactif, performatif...) à part entière.
Pour le livre de John Maeda, voir Creative Code.
Hors de la pure création artistique ou musicale, le code créatif peut trouver des applications concrètes dans les domaines de la recherche en informatique graphique, du design (design graphique/graphisme génératif[1], design numérique), des effets spéciaux, ou encore de la performance (Vjing, Live coding).
Histoire
Dès 1843, Ada Byron suppose que tout ce qui peut être décrit de manière abstraite pourrait être converti en actions programmées, et elle prend pour exemple la composition musicale :
« Supposing, for instance, that the fundamental relations of pitched sounds in the science of harmony and of musical composition were susceptible of such expression and adaptations, the engine might compose elaborate and scientific pieces of music of any degree of complexity or extent[2] »
— Ada Byron, notes au sujet de l'article Sketch of the Analytical Engine invented by Charles Babbage Esq de Luigi Menabrea
En 1962, A. Michael Noll, alors jeune ingénieur embauché par les laboratoires Bell pour perfectionner les techniques d'imagerie scientifique, publie un mémo intitulé Computer produced patterns, dans lequel il explique que la programmation informatique peut-être utilisée pour produire des créations visuelles à l'aide de l'ordinateur IBM 7090 et de l'imprimante à microfilms Carlson SC-4020. Il n'ose qualifier le résultat d'«œuvre» ni de «création artistique», préférant employer le mot patterns (modèles, motifs). Le document contient des exemples de code rédigés en langage Fortran, et le résultat visuel obtenu, qui consistait en des lignes reliant des points aléatoires[3],[4]. Dès cette époque, d'autres programmeurs, ingénieurs ou mathématiciens s'engageront dans la voie de la création visuelle programmée et repousseront les limites des possibilités graphiques de l'ordinateur, qui, lorsqu'ils ont commencé à s'y intéresser, n'était même pas encore relié à un moniteur. On peut mentionner Frieder Nake et Georg Nees (Noll, Nake et Nees ont par la suite été surnommés les 3N) ou encore John Whitney, Sr., Charles Csuri et Herbert Franke. À la même époque, des artistes liés à l'abstraction, et notamment à l'art optique et cinétique, se commencent à s'intéresser à la programmation comme outil de création artistique : François Morellet, Vera Molnár, Manfred Mohr, et bien d'autres.
En 1967, Seymour Papert et ses collaborateurs mettent au point le langage Logo, langage de programmation destiné à la pédagogie de la géométrie et de la programmation, qui repose sur les théories constructivistes de Jean Piaget pour qui c'est en créant que l’on apprend.
En 1968 à Londres, puis l'année suivante à Washington et à San Francisco, se tient Cybernetic Serendipity, première grande exposition collective d'art algorithmique, qui explore de nombreux domaines : image calculée, chorégraphie, musique, génération littéraire, etc.
En 1969, au Centre universitaire expérimental de Vincennes (désormais Université Paris VIII est fondé le Groupe Art et Informatique de Vincennes (GAIV, ou Gai Vincennes), où une poignée d'artistes-informaticiens[5] effectuent des recherches dans le domaine de la création visuelle ou de la musique algorithmique. Le groupe sera à l'origine du cursus Arts et technologies de l'image (A.T.I.) en 1983.[6]
Toujours en 1969, l'Association for Computing Machinery a vu la création d'un groupe dédié à la création visuelle, le SIGGRAPH), qui organise des conférences annuelles consacrées à l'informatique graphique depuis 1973.
La distinction entre ce qu'Abraham Moles nomme « art naturel » (produits de la Science et de la Technique réalisés pour une autre raison que la poursuite d'une forme artistique, mais qui de fait apparaissent comme séduisants à nos yeux, et donc pourvus d'une valeur esthétique) et « art intentionnel » (recherche d'une valeur esthétique qui affecte la sensibilité de celui qui la regarde) est alors parfois mince[7], comme en témoigne le destin de l'image 100 consecutive pulses from the pulsar CP 1919, créée par le radioastronome Harold Craft pour sa thèse en 1970, et utilisée par le directeur artistique Peter Saville en 1979 pour servir de visuel à la pochette du disque Unknown Pleasures, par le groupe Joy Division[8]. L'image, dont la destination première était didactique, est devenue une création visuelle à part entière en perdant sa légende et en changeant de support.
Au tout début des années 1970, Harold Cohen (1928-2016) commence à développer AARON, un programme écrit en langage C, puis en Lisp, qui produit des œuvres artistiques. L'artiste ne programme pas l'œuvre, il écrit le programme qui produit l'œuvre.
Au cours des années 1980, la popularité croissante de la micro-informatique a provoqué la naissance de la Scène démo, une sous-culture informatique au sein de laquelle des programmeurs produisent des créations visuelles et sonores, souvent dans le but de faire une démonstration de leur virtuosité de codeurs autant que de leur talent de créateurs.
Pendant les années 1990, les outils numériques se diffusent largement parmi les professionnels du design graphique ou de la création musicale. Dans la foulée de la philosophie open-source, de nombreux créateurs cherchent à s'affranchir des logiciels du commerce. Dans cet esprit, au Aesthetics + Computation Group du Massachusetts Institute of Technology, John Maeda et ses étudiants (Ben Fry, Casey Reas, Golan Levin, Peter Cho,...) mettent au point leurs propres outils.
Les NFTs, qui permettent aux artistes numériques d'établir des certificats de propriété et d'authenticité pour des œuvres numériques, et de commercialiser celles-ci en dehors des circuits traditionnels, ont offert une visibilité nouvelle aux artistes qui utilisent la programmation informatique comme outil de création, et suscité un regain d'intérêt pour cette pratique[9]. Selon le journaliste Dean Kissick, de Spike Art Magazine, les séries NFT les plus populaires sont des œuvres réalisées algorithmiquement : « The most popular series of NFT collectibles are algorithmically generated. »[10].
De nombreuses écoles d'art et de design du monde entier dispensent désormais des cours de programmation informatique au même titre que des disciplines plus attendues telles que le dessin, la perspective ou le modelage.
Outils dédiés au code créatif
Outils logiciels
La notion de code créatif est plus une philosophie qu'une technique et n'est attachée à aucun langage de programmation en particulier, même si plusieurs langages ou systèmes ont été conçus pour cet usage. Par exemple :
- Logo, créé en 1969 et dédié à la pédagogie de la programmation par le dessin procédural.
- vvvv, créé en 1998, qui permet de manipuler en temps réel du son et de l'image.
- Design by numbers, langage procédural dédié à la création visuelle créé en 1999 par John Maeda et ses étudiants.
- Processing, langage de programmation créé en 2001 par Casey Reas et Ben Fry. Il s'appuie sur le langage Java. Il inspirera P5js (web) mais aussi Arduino (prototypage électronique).
- OpenFrameworks, un outil performant, qui s'appuie sur C++.
- Cinder, un framework pour le langage C++.
- PureData, un logiciel libre de programmation graphique pour la création musicale et multimédia en temps réel.
- Sonic Pi, un environnement de live coding sous licence libre.
- SuperCollider, un environnement et un langage de programmation pour la synthèse audio en temps réel et la composition algorithmique
- Scriptographer, (2006), une extension créée par Jürg Lehni et permettant d'interagir en JavaScript dans le logiciel Adobe Illustrator.
- Adobe Flash, un logiciel permettant le dessin vectoriel, l'animation, l'interaction (pointeur, clavier, microphone et webcam) et le code.
Les navigateurs web, bien que conçus principalement pour afficher des pages web, sont des outils appréciés par de nombreux artistes[11], notamment grâce aux standards web (HTML, CSS) et aux langages comme JavaScript, qui permettent de créer des œuvres picturales, vidéos, sonores et textuelles ou hybrides. Ces œuvres sont souvent apparentées à l’art en ligne, aussi appelé « art Internet » ou « netart ».
Il existe par ailleurs des langages de programmation qui, du fait de leur inutilité fonctionnelle, peuvent être considérés comme des créations artistiques par eux-mêmes : Whitespace, Brainfuck, et autres langages de programmation exotiques.
Création plastique
Avant la généralisation du moniteur informatique et autres afficheurs (vidéo-projecteur, rampes de leds,...), les premiers périphériques de sortie pour des œuvres réalisées par programmation ont été l'impression papier (impression à impact, impression matricielle, impression à marguerite, impression sur microfilm, traceur), la visualisation sur un oscilloscope, ou encore la réalisation manuelle d'œuvres en suivant les indications fournies par l'ordinateur sur une carte perforée, voire même en utilisant les cartes-perforées elles-mêmes, comme dans le cas de la technique dite du pixel à la main, mise au point par le Groupe Art et informatique de Vincennes dans les années 1970 : les perforations des cartes, obtenues par programme, sont ensuite utilisées comme pochoirs pour de la peinture[6].
De nombreux créateurs d'œuvres programmées donnent une existence tangible à leur production à l'aide de traceurs, et notamment de traceurs réalisés par eux-mêmes («Do it yourself»). Cette technologie permet de maîtriser la nature des stylets (crayon, stylo bille, tout est possible) ainsi que le support employé. La brodeuse numérique, la tricoteuse numérique, la découpeuse laser, l'imprimante 3D ou la Machine-outil à commande numérique sont d'autres technologies liées à la culture maker qui peuvent être utilisées.
Les tortues de Bristol, des dispositifs robotiques rudimentaires inventés en 1947, ont été remises à la mode avec la création du langage Logo, à la fin des années 1960, non seulement parce que c'est le nom que prend le traceur sur l'écran dans ce langage, mais aussi parce que des tortues robotiques ont été employées comme traceurs mobiles obéissant à un programme écrit en Logo. D'autres robots ont été détournés de leur usage pour servir d'outils de dessin : robots industriels ou drones[12].
- un traceur Zuse Z64 (1956), le modèle qu'utilisait le pionnier de l'art algorithmique Georg Nees.
- La tortue Logo Valiant, créée en 1983
- l'artiste Aaron Musalski et son traceur pour tableau noir «Otto». L'appareil dessine à la craie.
- «Sketchy», un robot qui effectue les portraits de personnes qui se trouvent face à sa caméra.
- Un robot artisanal qui dessine en fonction d'un programme
- Un aspirateur Roomba détourné pour servir de Spirographe.
Outils intégrés à la création
Que sa destination soit matérielle, sonore ou encore textuelle, le code créatif peut recourir à des périphériques de saisie qui seront utilisés pour altérer l'œuvre en fonction d'interactions ou d'injection d'information diverses : microphone, caméra, souris, clavier, ou capteurs divers (mouvement, température, etc.).
Bibliographie
- Abraham Moles, Art et ordinateur, Casterman, puis Blusson, (1re éd. 1971) (ISBN 978-2907784030)
- (en) John Maeda, Creative Code : Aesthetics + Computation, Thames & Hudson, (ISBN 0500285179)
- Jean-Paul Delahaye, Dessins géométriques et artistiques avec votre micro-ordinateur, Eyrolles, et sa suite, Jean-Paul Delahaye, Nouveaux dessins géométriques et artistiques avec votre micro-ordinateur, Eyrolles,
- (en) Dominic McIver Lopes, A Philosophy of Computer Art, Routledged, (ISBN 978-0415547628)
- (en) Casey Reas, Chandler McWilliams et Lust, Form + Code in Design, Art and Architecture, Princeton Architectural Press, (ISBN 9781568989372)
- (en) Ira Greenberg, Processing : Creative Coding and Computational Art, friends of ED, (ISBN 1-59059-617-X)
- (en) Daniel Shiffman, The Nature of code : Simulating Natural Systems with Processing, (ISBN 978-0985930806)
- (en) Christiane Paul (direction), A Companion to Digital Art, Wiley-Blackwell, (ISBN 978-1-118-47520-1)
- Frédéric Migayrou (direction), Coder le monde : Mutations Création, éditions du Centre Pompidou/éditions HYX,
- (en) Golan Levin et Tega Brain, Code as creative medium : A Handbook for Computational Art and Design, MIT Press, (ISBN 9780262542043, lire en ligne)
Voir aussi
Notes et références
- Graphisme en France : code<> outils <> design, Centre national des arts plastiques, (lire en ligne)
- Tentative de traduction : En supposant, par exemple, que les relations fondamentales des sons accordés dans la science de l'harmonie et de la composition musicale soient susceptibles de telles expressions et adaptations, la machine pourrait composer des morceaux de musique élaborés et scientifiques de n'importe quel degré de complexité ou d'étendue.
- Jean-Noël Lafargue, « Quand la machine dessine », Étapes, no 265, , p. 89-95
- (en) A Michael Noll, « Computer-produced patterns » [PDF], (consulté le )
- citons Edmond Couchot, Michel Bret, Monique Nahas, Hervé Huitric, Marie-Hélène Tramus
- Lisa Eymet, Les débuts de l’art informatique en France ou la constitution d’un champ artistique autonome par le milieu universitaire : l’exemple de l’Université de Paris-VIII et de la formation Arts et Technologies de l’Image (Mémoire de recherche en Muséologie), École du Louvre, (lire en ligne [PDF])
- Abraham Moles, « À l'origine de l'art à l'ordinateur : le traitement d'images scientifiques », dans Art et Ordinateur,
- (en) Jen Christiansen, « Pop Culture Pulsar: Origin Story of Joy Division’s Unknown Pleasures Album Cover », (consulté le )
- (en) Brian Droitcour, « Generative art and NFTs », Art in America, (lire en ligne)
- Dean Kissick, « The downward spiral: popular things », Spike art magazine, (lire en ligne)
- Clémentine Mercier, « Les codes informatifs de Raphaël Bastide », sur Libération (consulté le )
- (en) « Dot-drawing with drones », sur Université McGill, (consulté le ).
Liens externes
- « Iterations », Symposium en anglais sur le Creative Coding, 2021.
- « ReCode Project » (consulté le ), un projet collaboratif initié à la School for Poetic Computation (New York) et consistant à re-programmer avec des outils récents (Processing, OpenFrameWorks) des œuvres produites par les pionniers de l'art numérique et issues du magazine Computer Graphics and Art entre 1976 et 1978.
- La lycéenne et la programmation créative. Conversation avec Ariane Eljam, Jean-Louis Fréchin, Angelo Chiacchio, Ariane Eljam, dans Le design parmi les gens sur nodesign.net (, 44 minutes) Consulté le .
- « Open Processing » (consulté le ) un dépôt de programmes artistiques réalisés avec Processing ou P5js.
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