Pas de l'ours

Le pas de l'ours (en anglais : Grizzly Bear Dance) est une danse du début du XXe siècle. Jouissant d'une relativement courte durée de popularité, elle trouve son origine à San Francisco.

Description

Articles de presse expliquant la danse.

La reconstitution des danses de ragtime, telles qu'elles étaient notamment pratiquées par un public populaire dans les années 1910-1912 est un sujet problématique auquel se sont intéressées plusieurs chercheurs, qui soulignent qu'il n'en existe généralement pas une version originaire unique et authentique, s'agissant plutôt de formes spontanées, changeantes et non savantes, caractérisées par un esprit de jeu, et, dès l'origine, d'hybridations, de transgressions croisées et d'amalgames entre des pratiques culturelles issues de la culture afro-américaine et d'autres provenant de cultures européennes[2],[3],[4]. Comme l'observe Richard Powers (en), « la terminologie de la danse n'a jamais été standardisée durant la période du ragtime. Un pas qui pouvait être appelé grizzly bear dans une ville était nommé turkey trot ou bunny hug dans une autre ville et les trois termes pouvaient être des appellation alternatives pour le one-step »[5]. En outre, si des variantes ultérieures, codifiées par des professionnels, ont fait l'objet de présentations prescriptives, les formes populaires antérieures sont surtout connues par des témoignages critiques, souvent formulés par des non spécialistes. Le pas de l'ours est ainsi caractérisé de manière dépréciative par plusieurs sources de presse entre 1911 et 1912 :

  • Selon un article publié par le Saint Louis Post Dispatch en décembre 1911, qui y voit une forme de hoochie coochie (en) (danse du ventre), le pas de l'ours a trois caractéristiques évocatrices du mouvement d'un plantigrade : le balancement des hanches, l'exécution des pas avec les pieds tournés vers l'extérieur et « l'étreinte d'ours » (bear-like embrace)[6].
  • Un article publié le même mois par Marguerite Moers Marshall dans The Evening World, tout en considérant qu'il est possible de danser le grizzly bear de manière socialement acceptable, en souligne deux traits particulièrement critiquables : la proximité « indigne et inappropriée » des danseurs quand ils sont étroitement enlacés et certains mouvements du corps, en particulier le balancement latéral des hanches, la projection en avant du torse ou de l'abdomen « au delà d'une position normale » ou un « tortillement vigoureux » (vigorous wriggling) du tronc qui confèrent à cette danse un caractère « obscène et dépravé », quand bien même elle serait exécutée par des danseurs du meilleur monde[7].
  • Un article du Chicago Inter Ocean de 1912 estime qu'il s'agit d'un pas de danse réduit à sa plus simple expression : « tout ce que les danseurs ont à faire est de s'étreindre, de tournoyer et de se trémousser corps-à-corps, en suivant le tempo et en s'imaginant être un pauvre ours grizzly [de foire] »[8].
  • Selon un article publié par le Baltimore Sun en 1912, le grizzly bear n'est « pas une danse après tout » mais ressemble plutôt à un assaut de catch où chacun des deux partenaires essaie de « manœuvrer » pour contrôler l'autre, en tentant diverses prises[9].

Histoire

Une danse animalière

Caricatures publiées dans Puck et dans La Vie parisienne en 1912 [N 1] sur l'aspect « zoologique » de la vogue du grizzly bear,

Le grizzly bear, attesté dans la presse française dès 1909[10], fait partie d'un ensemble de danses populaires aux États-Unis dans les vingt premières années du XXe siècle, souvent difficiles à distinguer entre elles, et collectivement appelées les animal dances (danses animalières) en raison des noms d'animal qui leur ont été données, telles que le turkey trot (en)[N 2] (dinde), le bunny hug (lapin)[N 3], le monkey glide (singe), le horse trot[N 2] (cheval), le crab step (crabe), le possum trot[N 2] (opossum), le bull frog hop (grenouille-taureau), le fish walk (poisson), le snake dip (serpent), l'eagle rock (aigle), le chicken scratch (poulet), le kangaroo kant (kangourou), le wiggle worm (ver) ou le fox trot[N 2] (renard)[11],[14]. Bien que l'hypothèse d'une origine africaine de la danse de l'ours soit acceptée par la plupart des spécialistes, l'historien français Léon La Farge la fait remonter à une danse de l'ours de la Grèce antique, pratiquée à Brauron pour le culte d'Artémis. Selon cet auteur, cette danse rituelle était pratiquée pour apaiser la colère de la déesse et exécutée par de jeunes femmes, dont certaines déguisées en ourses[15]. Un article du New York Times de 1913 qui rapporte cette théorie ajoute : « La découverte de cette ascendance illustre d'une danse qu'on croyait d'origine américaine conduit le public à la considérer avec un respect et un intérêt accrus. On espère désormais trouver des traces du turkey trot dans les inscriptions égyptionnes et du bunny hug sur les tablettes de brique de l'Assyrie[16] ».

Selon Marshall Stearns (en), plusieurs caractéristiques attestent de la lointaine origine africaine du grizzly bear et des autres animal dances : dérivées de danses exécutées nu-pied, le son des souliers sur le sol n'y joue pas un rôle important ; elles comportent fréquemment une phase d'accroupissement, genoux pliés, à l'opposé des danses européennes qui mettent l'accent sur la verticalité du buste, imitent souvent de manière réaliste des traits de comportement animal, valorisent l'improvisation, exécutent un mouvement centrifuge à partir des hanches et sont exécutées sur un rythme propulsif[17].

Danses afro-américaines à San Francisco vers 1910 et scène de Sunny Africa de Billy Bitzer (1907)[18].

Le passage entre les danses communautaires des plantations du sud des États-Unis, réputé descendre des danses africaines, et les danses « progressistes » du début du XXe siècle est généralement appréhendé comme étant le produit d'une double évolution.

  • D'une part, l'urbanisation et la migration vers le nord-est des États-Unis de la communauté afro-américaine et l'évolution consécutive des lieux de socialisation, entraînant une verticalisation de la posture des danseurs, l'abandon de la danse nu-pied, ainsi qu'une individualisation des mouvements et une association plus forte des gestes à des connotations sexuelles[19]. Selon Nadine George-Graves (en), en conséquence de l'urbanisation, les danses afro-américaines évoluent au contact des danses européennes, notamment la valse, entraînant une importance moindre du contact avec le sol et un raidissement du tronc, mais aussi une place plus importante donnée à l'improvisation dans les versions adaptées[20].
  • D'autre part, « l'appropriation » de certaines caractéristiques de ces danses par des danseurs blancs[21], notamment par la vogue de « l'encanaillement » (slumming), qui transforme les lieux de danse afro-américains en destination de divertissement pour des visiteurs blancs et conduit en retour les propriétaires de ces lieux à adapter leur offre aux attentes de cette clientèle[22]. Katrina Hazzard-Gordon note à cet égard qu'entre 1877 et 1920 « les Afro-Américains ont vu leur musique et leur danse (mal) adoptée par le théâtre blanc, l'industrie du disque, et l'industrie de la culture populaire nouvellement émergente, tout en souffrant d'une exclusion systématique de ces marchés »[19]. Nadine George-Graves relève également que les « professeurs » blancs qui ont introduit et codifié les danses animalières, ou qui les ont « blanchies » en en retirant les aspects « disgracieux » ont été crédités de la création de ces danses, mais que les danseurs noirs qui les leur avaient apprises sont restés oubliés[21].
Photographies vers 1910 du quartier chaud de Barbary Coast, où serait né le pas de l'ours, et de « touristes » (slummers) s'y encanaillant[23],[24].

La plupart des historiens, suivant en cela l'opinion des spécialistes contemporains de la danse, tel Al Jolson[25],[N 4], estiment que le grizzly bear et les premières animal dances ont été créées dans les salles de danse, les bouges ou les bordels de San Francisco entre 1908 et 1910, dans le quartier de Barbary Coast, où les bars et les salles de danse se sont développés après l'incendie de 1906[27]. Herbert Asbury (en) note ainsi en 1933 :

« Les salles de danse de Barbary Coast attiraient non seulement des foules énormes, mais elles ont en outre exercé une influence très importante sur les habitudes de toute l'Amérique en matière de danse. C'est dans ces bouges que naquirent les pas de danse que presque tous les jeunes Américains s'appliquèrent à maîtriser. Car le turkey trot, le bunny hug, le Texas Tommy, le chicken glide, le pony prance, le grizzly bear et beaucoup d'autres variétés de danses de contact et semi-acrobatiques qui ont déferlé sur le pays dans la demi-douzaine d'années précédant la Première Guerre mondiale, malgré les grondements scandalisés des pasteurs de la nation, ont été exécutés pour la première fois dans les salles de danse de Barbary Coast de San Francisco pour la délectation des visiteurs à la recherche d'encanaillement (slummers)[28]. »

Marshall Stearns relève à cet égard le rôle important joué par le So Different Club, un établissement ouvert peu après l'incendie de 1906 par Lew Purcell sur Pacific Street, qui était « le seul cabaret noir de Barbary Coast »[29], qui accueillait les meilleurs artistes noirs de tout le pays, tels les musiciens Jerry Roll Morton ou King Oliver, dont l'orchestre a été le premier à utiliser le mot « jazz » dans son nom, et où plusieurs danses, dont le turkey trot et le Texas tommy auraient été créés[30],[N 5].

Cette thèse majoritaire est toutefois contestée par le musicologue Lawrence Gushee (en). Selon ce dernier, les danses animalières seraient originaires de la Nouvelle-Orléans, ce dont témoigne un article de journal local évoquant leur apparition avant 1908 dans les quartiers de Milneburg (en) et Bucktown (en) et surtout un article de Variety en 1911 selon lequel la Nouvelle-Orléans est le lieu de naissance des « danses érotiques » comme le grizzly bear, qui y seraient apparues vers 1896 dans le quartier de Storyville[32],[33]. Selon Julie Malnig, le pas de l'ours; de même que le turkey trot aurait été « introduit » entre 1908 et 1910 à Chicago, au Ray Jones Café, par le danseur professionnel Jack Jarrott et sa partenaire, Louise Greuning[34]. Cette affirmation est toutefois mise en doute par Jay Weissberg, qui note qu'elle s'appuie sur des sources erronées[35].

Une danse dure

Illustration sur le dancing comme lieu de perdition (1910) et caricature d'un dancing « dur » (tough) tenu par le vice (1912).

Plusieurs auteurs, à la suite de Kathy Peiss (en), inscrivent les danses animalières en général et le grizzly bear en particulier dans le contexte des modifications du contexte de la danse aux États-Unis à partir de la fin du XIXe siècle, marqué par un développement d'une « culture du dancing » (dance-hall) qui offre aux jeunes femmes salariées de nouvelles formes de socialisation, détachées des cercles de la famille et du voisinage, en « renforçant des valeurs émergentes et des attitudes « modernes » à l'égard des loisirs, de la sexualité et de l'accomplissement personnel »[36].

Ces nouvelles modalités de divertissement, déconnectées des relations de parentèle et des formes traditionnelles de supervision, sont favorisées par l'habitat collectif (tenements) et l'apparition des « rackets », des clubs ou sociétés d'amusement à visée lucrative, notamment par la vente d'alcool, avec peu de supervision des admissions[37]. Leur vogue suscite le développement de dancings de plus en plus nombreux et grands, souvent organisés en académies de danse le jour, avec des « réceptions » le soir et le dimanche, qui ne donnent plus lieu à une intégration intergénérationnelle et où des « professeurs » montrent les nouveaux pas à la mode[38].

Illustrations d'un manuel de danse publié par Allen Dodsworth en 1885 et réédité en 1900, stipulant soigneusement les positions que les partenaires doivent éviter dans la valse[39].Dans la première, la tête de la femme, trop proche, les bras étendus et le la manière de tenir le bras de l'homme sont « très contestables » ; la seconde est « extrêmement vulgaire »[40].

Le développement de tels dancings, où des jeunes femmes au revenu modeste sont admises à prix réduit et où le relâchement des mœurs est encouragé, est perçu par des observateurs d'une classe sociale plus élevé comme une incitation à la prostitution, dans un contexte « d'hystérie » [41] médiatique sur le thème de l'esclavage des Blanches, qui mène à la promulgation en 1910 de la loi Mann contre leur traite[42],[43].

Bien que la valse, censée symboliser la respectabilité[44] et nettement codifiée, fasse partie des danses enseignées dans ces « académies » et bien que les danses effectivement pratiquées dans les dancings par les jeunes danseuses des classes populaires en soient dérivées[45], elles en diffèrent souvent sensiblement.

The Spielers, un tableau de George Luks (1905) et placnche du Yellow Kid de Richard Felton Outcault qui l'a vraisemblablement inspiré (1895)[46].

Les jeunes danseuses des dancings n'adhèrent pas aux valeurs esthétiques de la valse (grâce, élégance et raffinement[47]) et lui préfèrent le spiel[48], un terme argotique désignant le fait, pour le couple, étroitement enlacé, de se tortiller et de tournoyer en petits cercles[49]. Les postures des danseurs de spiel ne sont pas gracieuses, comme cherchent à l'être celles des valseurs, mais rigides, notamment le bras directeur qui pointe en avant[50]. Les danseuses de spiel sont appelées des spielers, un terme attesté dès la fin du XIXe siècle et désignant à l'origine une danse de rue au son d'un orgue de Barbarie[51],[52]. Selon Julia Schoen (en), qui mène en 1908 une enquête dans les dancings de New York à la demande de Belle Moskowitz (en), le spiel est une forme de « danse vulgaire » qui demande « beaucoup de tortillements et de virevoltes » et qui crée une « excitation sexuelle »[53]. Les partenaires masculins des danseuses de spiel sont qualifiés de toughs[54],[55],[N 6]. Le spiel connaît une variante, le pivoting, qui est lui aussi une parodie de la valse, bien qu'il procède d'une intention diamétralement opposée : dépourvu de toute retenue, il consiste en un tournoiement rapide qui fait souvent perdre à la partenaire le contact avec le sol[58],[59] et donne à voir ses chevilles et parfois ses jambes[50]. C'est une danse plus difficile que le simple spiel, mais qui procure plus d'excitation aux partenaires[60].

A Tough Dance on the Bowery (1902), un court-métrage de Robert K. Bonine ; et une scène de pivoting dans Lifting the Lid (1907), un court métrage de Billy Bitzer sur une virée de slummers à New York[61].

Après l'apparition du spieling et du pivoting les danses pratiquées dans les dancings, appelées collectivement tough dances (par référence au terme employé pour le danseur) évoluent au gré de l'imagination des pratiquants, en incorporant des emprunts à la valse, à la polka et au cancan[62]. Le court-métrage documentaire A Tough Dance on the Bowery, tourné en 1902, corrobore des comptes-rendus d'époque sur le tough dancing des premières années du XXe siècle, marqué, selon Dave Cockrell, par « une intimité des corps rapprochés qui conduit les couples à s'enlacer et à jeter au vent la retenue des danses traditionnelles en se déhanchant, se dandinant et en tortillant leur corps », ces mouvements étant improvisés et exprimant un rejet implicite des formes de danse pratiquées par la classe moyenne[63],[N 7]. Si le film précède l'apparition des danses animalières, la danse représentée semble anticiper certains aspects de ces dernières, notamment la parité entre les danseurs des deux sexes[67], leur autonomie[60] et leur tourbillonnement[68]. Christopher Tremewan Martin relève de son côté deux éléments d'anticipation des danses animalières, « l'étreinte d'ours » (bear-hug) des partenaires et le fait que leurs mouvements ne sont pas toujours spéculaires mais parfois en rupture (breakaway), en estimant qu'ils attestent d'une influence précoce des danses afro-américaines sur les pratiques des classes populaires blanches[69],[N 8].

Le lien entre les danses dites nègres et celles dites dures ne se fait pas qu'aux États-Unis. Après la première présentation à Paris d'un cake-walk par les Elks, en novembre 1902, cette danse reposant sur le « principe du déhanchement »[71] y fait fureur[72]. Le cake-walk parisien ou cake-walk des barrières, prédécesseur de la danse des apaches, créé par Mistinguett en 1903, en est un succédané[73],[N 9].

À partir de 1905, l'expression tough dances évolue encore et finit par avoir le même sens que celle de danses animalières[59], la première formulation mettant l'accent sur l'identité sociale des pratiquants et la seconde, sur la dénomination de leurs danses. Selon Christopher Tremewan Martin, la « dureté » imputée à ces danses comporte une connotation raciste et constitue une manière « codée » de rappeler leur origine afro-américaine présumée[75]. De son côté, Danielle Robinson, s'inspirant de différentes recherches sur le minstrel show[N 10] et des travaux de Kathy Peiss, propose une grille de lecture différente selon laquelle ces danses  qu'elle préfère qualifier de danses de ragtime  offraient aux jeunes immigrants, de par leur esthétique et leur marge d'improvisation, une modalité performative d'affirmation d'une personnalité américaine, par opposition à la reproduction de valeurs culturelles traditionnelles qui les auraient maintenus dans une forme d'isolement en tant qu'immigrés. Elle qualifie pour cette raison les danses de ragtime de « minstrel show participatif » pour souligner le fait qu'en imitant les Noirs ces jeunes immigrés revendiquaient une identité raciale de Blancs américains qui venait prendre le pas sur leur identité d'immigrés[80] :

« Ces mouvements de danse conféraient une identité de classe supérieure, blanche et moderne à une époque où les définitions de classe et de race prévalentes tendaient à isoler la jeunesse immigrée en tant « qu'étrangère » [...] De cette manière la négritude (blackness) du ragtime rendait possible une affirmation performative de personnalité et par conséquent de blanchitude (whiteness). Faire preuve de blanchitude à travers le comportement et l'apparence était un enjeu de la plus haute importance pour la jeunesse immigrée qui revendiquait une identité américaine[81]. »

Lewis Erenberg observe que la principale attraction des danses animalières reposait dans l'ajout aux pas de danse de mouvements corporels tels que lancer les épaules en l'air, claquer des doigts ou se pencher comme un ours au rythme de la musique, donnant aux danseurs un plaisir immédiat et contrastant avec la répétitivité des gestes professionnels[82]. Il note qu'en « incorporant des mouvements jusqu'alors interdits, ces danses modernes contribuaient à façonner une nouvelle identité féminine [...,] exprimaient une décontraction inédite entre partenaires, permettaient un plus grand choix d'options de contact et de distance, et symbolisaient la valeur accordéée à l'activité hétérosexuelle mutuelle »[83]. Développant les analyses d'Erenberg, Holly Maples estime que la gaucherie même du grizzly bear permettait aux femmes d'effectuer des actes de rupture « transformant la danse sociale en affirmations publiques de résistance genrée »[84].

Rôle d'Irving Berlin

The Dance of the Grizzly Bear interprété par Stella Mayhew [N 11] et couverture de partition représentant Sophie Tucker (1910). Tout en reconnaissant le succès de la chanson, le journal Show World la décrit comme « salace » et « à ignorer ».

En 1910, le compositeur George Botsford publie le Grizzly Bear Rag et son éditeur, Ted Snyder, demande à Irving Berlin de composer des paroles pour une version chantée et très légèrement modifiée sur le plan de la mélodie[86], intitulée The Dance of the Grizzly Bear, dont la partition est mise en vente en même temps que celle de la version pour piano seul[87]. La version chantée connaît un très grand succès, atteignant le million d'exemplaires vendus[88]. Les paroles de cette chanson, qui évoque sur le mode comique le transport « quasi-hystérique »[85] suscité par le grizzly bear, attestent de la notoriété de la danse dès cette date : ses premiers vers en rappellent l'origine franciscanaise et son refrain, quelques traits essentiels : tenir son partenaire embrassé (hugged up), lancer les épaules vers le ciel[89].

Les paroles d'Irving Berlin jouent sur la polysémie de l'ours dans le contexte de la mode des teddy bears[90].

La chanson est immédiatement incorporée par Sophie Tucker[91]  brièvement arrêtée à Portland pour son interprétation de la chanson, jugée immorale par une responsable la sécurité des jeunes femmes[92],[93]  et Maud Raymond[94] dans leur répertoire de vaudeville, puis reprise pour les Ziegfeld Follies par Fanny Brice[95],[96],[97] et enregistrée en juillet 1910 par Stella Mayhew pour Edison[98]. Plusieurs auteurs ont relevé que ces interprètes étaient toutes des femmes juives, collectivement désignées par le terme de « coon-shouters » (beugleuses de chansons nègres)[N 12], qui « brisaient les frontières de race et de genre » et palliaient un manque de formation musicale par un « bricolage de styles vocaux et de postures physiques, faisant recours à des costumes excentriques, l'imitation de traits attribués aux noirs, des tournures de langage « noires » et des pas de danse dérivés du cakewalk »[100],[101],[N 13].

Exemple d'inspecteur de danse dans le film d'Harold Lloyd Pour le cœur de Jenny (1920) et article du St. Louis Star dénonçant la censure des nouvelles formes de loisirs (1910).

Tandis qu'à San Francisco, la socialite réputée Theresa Oelrichs (en), incitée par les propos élogieux tenus par la danseuse Anna Pavlova à propos des danses animalières, se fait initier au grizzly bear dans un dancing de Barbary Coast[106],[107], la danse du grizzly bear est introduite sous l'égide de Cathleen Vanderbilt[108] et diffusée par le chef d'orchestre Henri Conrad[109] auprès de la haute société de la côte Est en villégiature à Newport. Elle est présentée comme une danse de ragtime, constituée d'un mélange de cakewalk et de valse[110], un « chahut » (rowdy dance)[N 14] qui n'est pas aussi « féroce » (fierce) qu'il le semble, mais qui est plutôt une version édulcorée et gracieuse, bien que déhanchée, de la danse apache[114]. Conrad note toutefois qu'il est vraisemblable que, lorsque cette nouvelle mode des « Quatre Cents »[N 15] attirera un public plus large, beaucoup trouveront à y redire, « car les gens ordinaires ne peuvent pas imiter impunément ceux à la mode »[116]. Parllèlement, en août 1910, la ville de Kansas City impose la présence d'inspecteurs de danse dans les dancings[117], avec notamment pour mission d'imposer une proscription du grizzly bear, en particulier du « mouvement des hanches »[118],[119] et des étreintes de danseurs qui prendraient trop à la lettre les paroles de la chanson d'Irving Berlin[120], leur enjoignant s'ils dépassaient les « limites de la décence », de « laisser passer la lumière entre eux »[121]. En revanche, un article du St. Louis Star d'octobre 1910, tout en relevant l'émergence de danses « bizarres » et l'évolution des modes de socialisation des jeunes danseurs, s'inquiète des perspectives de censure et des attaques des « forces organisées de la droiture civique » contre le Grizzly Bear Rag et « d'autres mélodies qui ne sont pas exactement classiques »[122].

Couverture de la partition d'Everybody's Doin' It Now (1911) montrant « l'étreinte d'ours » (bear hug) et de celle de That Society Bear (1912) illustrant la pénétration de la danse au sein de la haute société américaine[123].

En 1911, capitalisant sur le succès des animal dances, Irving Berlin publie la chanson Everybody's Doin' It Now qui « cristallise » la vogue de ces danses ainsi que leur vitalité et la liberté de mœurs qu'elles expriment[124]. Le dernier vers du refrain, « c'est un ours » (It's a bear), répété trois fois et inspiré de la danse éponyme, lui est soufflé par la jeune sœur du parolier E. Ray Goetz (en), présente lors de la composition et qui assortit cette proposition d'un pas de danse[125].

La chanson d'Irving Berlin devient « l'hymne » des pratiquants des nouvelles danses[126],[127]. Elle sert d'accompagnement[128] à un numéo de danse interpolé, selon une pratique courante à l'époque, dans la comédie musicale Over the River, donnée au Gobe Theatre de New York au début de l'année 1912[129]. Quand au refrain « It's a bear! » (c'est un ours) est répété trois fois, les danseurs imitent le vacillement d'un ours[130]. À la suite de Marshall Stearns[131], plusieurs historiens affirment que c'est la première présentation théâtrale du pas de l'ours[132],[133], mais cette affirmation est douteuse, Stearns situant la représentation en 1910 et non en 1912 et une adaptation de la danse ayant été intégrée à un numéro présenté aux Folies Bergère de New York en 1911[134],[135].

Cible des réformistes

La vogue de la chanson d'Irving Berlin et sa reprise dans des numéros de music-hall favorise le développement de la pratique par le public des danses de ragtime, en particulier le grizzly bear et le turkey trot, cette vogue entraînant à son tour des réactions de crainte ou de rejet de la part des élites[136]. En décembre 1911, le New York Times rapporte que le turkey trot est adopté par la haute société de Philadelphie et cite à ce sujet un propos de la millionaire Cornelia Drexel Biddle (en) à propos du turkey trot : « tout le monde le fait (everybody is doing it) cette saison et je fais de mon mieux pour l'apprendre »[137]. Trois semaines plus tard, le même journal annonce que « la grande prêtresse de la haute société »[138] de Philadelphie, Mme Thurston Mason, a prononcé un « oukase » contre le turkey trot et le grizzly bear qui sont désormais bannis dans la haute société[139]. Une proscription similaire est mise en place pour les bals de l'hôtel Astor à New York[140], à New Haven[141], puis commence à se répandre dans des dancings à New York[142] et dans d'autres villes, tandis que d'autres dancings essaient d'empêcher l'accès d'observateurs extérieurs[143].

Photographies de Lewis Hine illustrant un article de Belle Moskowitz (en) sur le « problème de la danse » (1910) et caricature de Gordon Ross dans Puck en 1912.

Le mouvement d'opposition au grizzly bear et aux autres danses animalières est en grande partie le résultat d'une campagne visant à mettre les jeunes femmes pratiquant les nouvelles danses des dangers liés à la consommation d'alcool et au risque de prostitution[144], menée par la militante sociale Belle Moskowitz (en), qui deviendra dans les années 1920 « la femme la plus puissante du pays »[145]. Cette campagne avait commencé en 1908, avec une étude commissionnée par Moskowitz et menée par Julia Schoenfeld (en) à New York[N 16]. À la suite de cette étude, entre 1909 et 1912, Moskowitz organise des conférences de presse, écrit des articles et tient des discours[147] pour alerter le public sur la nécessité d'organiser des « dancings modèles »[57], sans incitation à l'alcoolisme et à la prostitution, et contrôler les pratiques des autres dancings par un mécanisme de licence[148]. En janvier 1912, le comité présidé par Moskowitz publie un rapport sur la décence dans la danse qui traite notamment des questions suivantes : Le grizzly bear et le turkey trot sont-ils dangereux pour la morale publique ? Existe-t-il une différence nette entre le grizzly bear « original », tel qu'il aurait été dansé « dans les bouges de Barbary Coast à San Francisco et les maisons de prostitution », d'une part, et d'autre part les variantes dansés dans les salons de la haute société new yorkaise[149] ? En soulevant ces questions, Moskowitz et son comité font valoir qu'ils ne ciblent que des « bouffonneries indécentes » et qu'il convient de faire la distinction entre « cette perversion hideuse et la danse légitime »[150].

Pour étayer leurs reproches, les comités de Moskowitz poursuivent leurs enquêtes, tant dans les salles de bal de la haute société[151] que dans les dancings populaires. Un enquêteur relève que les couples des « hôtels » qu'il visite s'adonnent, au son d'un piano mécanique interprétant un air qu'il appelle « the everybody doing it/grizzly bear dance »[152], à une danse caractérisée par le fait que « les danseurs étirent leurs « griffes » et dansent agressivement et provocativement », quand bien même toutes sortes de variations des pas sont possibles[153]. Le même enquêteur remarque en particulier deux femmes dansant sur la chanson de Berlin, qui « se frottent l'une contre l'autre, en se trémoussant et en grognant »[153]. Un autre enquêteur du même comité consigne que deux personnes dansent « le G[rizzly] B[ear] etc. de la manière la plus brutale qui soit » (in the toughest way) tandis que des personnes de l'assistance chantent « everybody is doing it etc. »[127]. Un autre encore, qu'au Mandarin Café tenu par Jimmy Kelly (en) dans Chinatown, la danse, au son d'Everyboy's doin' it, est « aussi mauvaise que cela puisse être », une entraîneuse (woman entertainer) pressant, par exemple, son partenaire contre un pilier et se frottant contre son corps[127].

En janvier 1912, Moskowitz organise une conférence réunissant 600 personnes dans un hôtel de New York sur la question des « critères de décence » dans la danse. Des danseurs professionnels tels Oscar Duryea et Al Jolson montrent au public comment les danses de ragtime « débutent innocemment et conduisent à des embrassades passionnées »[154], font valoir qu'il convient de se débarrasser même des formes les plus policées de grizzly bear telles que pratiquées dans la haute société[155], puis donnent des contre-exemples de danses « gracieuses », inspirées de danses classiques ou populaires[156]. Jolson en particulier explique au public que le grizzly bear était à l'origine la manière dont des marins inexperts en matière de danse essayaient maladroitement de danser le two-step avec des danseuses professionnelles dans les bouges de San Francisco[157],[158].

Ces efforts convergent avec ceux de professionnels tels Vernon et Irene Castle ou Maurice Mouvet et Florence Walton (en) pour « purifier » et « raffiner » ces danses et sont relayés par des articles didactiques illustrés dans les journaux, des manuels de danse, des partitions et des spectacles musicaux itinérants[159],[160]. Outre le soutien des danseurs professionnels, celui des propriétaires de dancing est également recherché : ceux qui veulent être considérés parmi les meilleurs en figurant sur une liste d'établissements approuvés acceptent d'afficher des pancartes interdisant les danses « immorales » et d'insérer dans les contrats des musiciens des clauses interdisant certaines musiques syncopées[159].

Danses modernes contre danses de ragtime

Deux extraits du film The Whirl of Life (1915), une biographie romancée de Vernon et Irene Castle.

L'opposition ainsi construite entre les danses de ragtime, en particulier le grizzly bear, et la « danse moderne »[N 17]. Comme le relève Danielle Robinson, cette opposition portait sur la plupart des traits caractéristiques des danses de ragtime :

  • Les danses de ragtime mobilisaient une esthétique de la rupture alors que celles modernes célébraient la retenue. Les premières mettaient l'accent sur le changement, la différence, la discontinuité et la rupture. Au contraire, la danse moderne valorisait l'unisson, tant du couple que de celui-ci avec la structure rythmique de la musique
  • Les danses de ragtime encourageaient les danseurs à utiliser la totalité de leur corps, en mobilisant leurs épaules et leurs hanches et en animant leur visage et leurs membres. Cette activation de nombreuses parties du corps avait pour conséquence que les danses de ragtime étaient plus lourdes et laborieuses que celles modernes. Elles donnaient au torse et aux membres la liberté d'exprimer le plaisir sexuel et le désir, tandis que l'esthétique de retenue des danses modernes inhibait le torse et supprimait la sexualité tout en conférant aux danseurs une apparence d'espièglerie.
  • En raison de la forme flexible de la danse, les danseurs de ragtime pouvaient improviser leurs pas ou se livrer à des variations en solo, alors que le discours de la danse moderne sur l'idée qu'il convenait au suiveur (le plus souvent la femme) de suivre le leader (le plus souvent l'homme) et plus généralement aux « étudiants » de suivre les formes « correctes » enseignées par les danseurs professionnels.
  • Les ruptures et les improvisations étaient plus nombreuses dans les danses de ragtime, qui mettaient en avant l'expression individuelle et la variété, tandis que les danses modernes soulignaient un équilibre du plaisir et du contrôle, de l'expression sexualisée et de celle correcte, du rôle de l'homme et de celui de la femme, y compris dans des passages transgressifs immédiatement suivis d'un retour à la retenue[164].

Plus généralement, comme le relève également Danielle Robinson, les danses de ragtime étaient fortement influencées par les danses afro-américaines, quand bien même il s'agissait d'une forme d'hybridation et d'intégration entre des pratiques culturelles de différents milieux, y compris celles d'immigrants européens. Le « raffinement » mis en œuvre par les professionnels de la danse avait, selon Robinson, pour objet d'ôter à ces danses les aspects « négroïdes dégénérés »[165] tels que les mouvements de hanche, les connotations sexuelles ou les imitations d'animaux[166].

Diffusion en France

Ethel Levey dansant le pas de l'ours à Londres et à Paris (1911-1912).

Le grizzly bear traverse l'Atlantique dès l'année 1911. Sa présence est attestée à Londres durant l'été, à l'occasion d'une tournée d'Irving Berlin[167] qui donne lieu à une reprise du Grizzly Bear Rag dans une comédie musicale[168], mais surtout, à compter du mois de juillet, avec le spectacle de l'actrice américaine Ethel Levey à l'Alhambra. Son numéro de danse intitulé Grizzly Bear suscite l'enthousiasme de la critique pour sa « bizarre beauté »[169] et son « charme fantastique »[170]. Le même étonnement admiratif saluera l'artiste américaine lorsqu'elle se produira un an plus tard à Paris, accompagnée d'un « orchestre nègre venu spécialement de New York »[171],[N 18], les critiques comparant favorablement son interprétation de la danse de l'ours à celle qu'en en avait entretemps donnée Gaby Deslys, estimant qu'elle met cette dernière « dans sa poche »[173] : « les ours se suivent mais ne se ressemblent pas du tout », écrit par exemple le critique du Journal amusant, « d'autres revues mirent en scène ce pas monotone et obsédant, disgracieux, lourd et morose. Et voici que miss Ethel Levey en fait une chose bondissante, ardente, pittoresque et furibonde [...] Et cela est d'une beauté curieuse et saisissante »[174].

Au printemps 1912, plusieurs spectacles de music-hall présentent la danse de l'ours aux Parisiens, à commencer par Jane Marnac et Gaston Silvestre, dont l'interprétation remporte un grand succès[175],[176],[177], quand bien même l'effort des artistes est si grand et la danse si fatigante qu'ils ont parfois de la difficulté à bisser[178],[179].

Couverture de partition et démonstration de la danse de l'ours en 1912 par Gaby Deslys et Harry Pilcer (en).

Nonobstant ces précédents, c'est l'artiste Gaby Deslys qui joue un rôle déterminant dans la vogue parisienne de la danse de l'ours, au point que son introduction à Paris lui reste attribuée[180],[181]. Deslys est à l'époque une star de réputation internationale, rendue célèbre par sa liaison avec le roi du Portugal et son train de vie fastueux. Elle signe en 1911 un contrat pour se produire dans Vera Violetta, une opérette donnée au Winter Garden de New York. Le chorégraphe de cette dernière, Ned Wayburn, conçoit avec le danseur Harry Pilcer (en) un numéro spécial, nommé le Gaby Glide en l'honneur de l'artiste française. Il s'agit d'une « glissade » (glide), où la danseuse est la plupart du temps devant son partenaire[182], qui, selon le style développé par Wayburn, incorpore des mouvements de danses sociales populaires, comme le pas de l'ours ou le tango, en les « théâtralisant » par des poses exagérées[183]. Deslys revendique dès le mois de janvier le statut d'introductrice en France du grizzly bear[N 19], qu'elle ne distingue pas au demeurant des autres danses de ragtime, comme l'atteste cet échange avec le journaliste Louis Handler pour Comœdia:
Deslys : J'ai pris part [aux États-Unis] à toutes sortes [de] spectacles, les minstrels-show  [sic] par exemple, et qui sont, en quelque sorte des concerts de nègres. J'ai dansé le Ray-time  [sic].
Handler : ???
Deslys : C'est la danse de l'ours. Je la créerai à Paris.
Le propos est suivi de la démonstration d'un « déhanchement à la fois burlesque et gracieux, une sorte de désarticulation des épaules, un piétinement très doux, un peu lourd »[186].

Si le Gaby Glide présenté à New York en 1911 n'a pas été dansé par Deslys elle-même, il semble bien que le numéro présenté en février 1912 à Paris par Deslys et Pilcer sous le nom de Deedle-dum-dee en était proche[187], quand bien même il était décrit comme une sorte de « danse de l'ours »[188] et comportait probablement les oscillations latérales caractéristiques de cette danse. Selon la description qu'en donne le New York Times, les deux danseurs se poursuivent sur la scène à pas glissés tout en chantant, puis Pilcer fait tournoyer sa partenaire et la soutient dans l'air au dessus de sa tête[189].

Les deux couples gagnants, M. Manzano et Lola Horra, ainsi que Mado Minty et Régine Flory.

En juillet 1912, un gala mondain du pas de l'Ours, du tango et autres danses d'Amérique est organisé au théâtre Femina sous le patronage de Gaby Deslys[190],[191]. Le rapprochement entre le pas de l'ours et le tango est caractéristique de la période. Un journal parle de « burlesque américanisme »[192] et la danseuse Cléo de Mérode réprouve les deux danses d'un même élan d'indignation comme des « chorégraphies indécentes », des « regrettables excentricités qui, amusantes au music-hall, sont déplorables dans un salon »[193]. Sophie Jacotot souligne à cet égard les aspects de confusion, d'amalgame voire de « méconnaissance patente », notant que « le mot Amérique (au singulier), alors synonyme de rythmes musico-chorégraphiques à succès, joue comme facteur d’indifférenciation, gommant les distinctions entre les différents pays et les différentes cultures dont les danses proviennent »[194].

Le pas de l'ours serait ainsi une « fantaisie du Far-West »[195] ou des Montagnes Rocheuses[196] ; ou bien une danse inventée par les trappeurs « qui, dans les forêts de l'Amérique boréale, suivent les pistes des bêtes à fourrure »[197] ; ou bien, selon André de Fouquières, un succédané d'une mode américaine, celle des ours en peluche évocateurs du président Theodore Roosevelt, « Teddy, comme les yankees familiers interpellent l'ancien colonel des rough-riders »[198] ; ou encore, selon Georges Goursat, qui garde néanmoins ses critiques les plus violentes pour le tango, de simples « gambades de nègres en goguette, innocente rage de mouvement, les explosions de la gaieté trépidante, presque électrique de cette race yankee qui dégage son excès de fluide et détend ses nerfs par des réflexes cadencés, tantôt se dandinant cocassement à la façon des ours, tantôt martelant le sol avec des battements précipités de semelles colophanées qui crissent et trépident en tic-tac pressé de typewriter »[199],[N 20]

Caricatures de Polaire (actrice) (1914) et de Joséphine Baker (1927) par Sem.

La dimension d'altérité de ces danses exotiques est également associée à une valeur positive d'attraction et non de répulsion, sous forme de poncifs s'inscrivant dans le contexte plus général de la vision des colonisés et plus particulièrement des Noirs qui passe successivement, de la Belle Époque aux années trente, de la peur du sauvage à une vision bienveillante puis xénophobe[72],[201], le point commun restant « une configuration de rapport à l’autre caractéristique du phénomène colonial, bien que les danses en vogue ne soient pas issues [...] de territoires dominés par la France, mais au contraire de pays indépendants (Argentine, Brésil, Cuba), voire d’une grande puissance politique et économique (États-Unis) »[202].

Le succès du pas de l'ours inspire dès 1912 plusieurs imitations d'Irving Berlin (couvertures de partition de Léon Pousthomis).

Sophie Jacotot propose d'appréhender la mode du pas de l'ours en France comme un moment d'un processus d'appropriation, faisant suite à l'introduction du cakewalk et précédant l'arrivée du jazz et du fox-trot, durant lequel les danses de ragtime « restent confinées à de petits cercles de la société française et parisienne : surtout des scènes de music-hall et d'une manière très burlesque, quelques salons mondains, c'est-à-dire des bals destinés à la haute société »[203]. Le pas de l'ours est dansé dès 1911 à Paris au Bal Bullier où, comme le note la journaliste américaine aucune ségrégation n'est pratiquée[204]. Le peintre norvégien Per Krohg et son épouse Lucy y sont admirés pour leur maîtrise des danses nouvelles qu'ils pratiquent aussi de manière professionnelle durant l'été en Scandinavie[205],[206].

Per Krohg et Lucy Krohg dansant le pas de l'ours, photographiés en 1911 pour un almanach danois.

Il est aussi dansé dans des bals populaires comme le bal du bal du Moulin de la galette dès 1912 et à Magic-City dès 1913. Nonobstant ces exemples d'appropriation par les danseurs des bals, qui anticipent le développement des dancings après la première guerre, le pas de l'ours reste selon Sophie Jacotot avant la guerre, tout comme les autres ragtimes animaliers, une « parenthèse médiatique peu suivie dans la pratique »[207], quand bien même sa brève popularité témoigne d'un « basculement » entre la pratique « assez moribonde »[208] de la danse publique durant la Belle Époque et la « dansomanie » de l'après-guerre.

Le pas de l'ours est dansé au bal du Moulin de la galette en 1912 et à Magic-city en 1913.

Aspects « théoriques »

Analysant le développement important de la pratique de la danse sociale aux États-Unis durant les années 1910, Danielle Robinson estime qu'il résulte en partie d'une marchandisation de cette dernière par les professionnels de la danse, ces derniers mettant en application des technique de production de masse et de rationalisation de la production inspirées du taylorisme[209]. Selon cette chercheuse, le caractère initialement improvisé du pas de l'ours faisait obstacle à cette marchandisation, notamment dans le cadre de cours de danse, cette dernière imposant en revanche une codification chorégraphique, ainsi qu'une représentation textuelle détaillée et un enseignement, qui imposaient à leur tour une modification radicale de la danse, assortie d'une critique des pratiques improvisées antérieures, récurrente dans les manuels de l'époque[210]. Ces modifications se traduisaient notamment par une simplification de la structure des danses, une réduction de leur nombre pour en rendre l'apprentissage plus efficient et la réutilisation d'éléments dans plusieurs variantes[211]. Cette analyse rejoint celle de Felicia McCarren, selon le taylorisme se concentrait sur deux aspects centraux pour les professionnels de la danse, la recherche du geste « essentiel », permettant au travailleur d'atteindre la « vitesse optimale », et celle de la coordination du groupe, ces deux aspects étant liés à une subsomption du rythme et de la créativité individuels des partenaires à l'effet d'ensemble et conduisant à une forme d'intériorisation du mouvement de la machine[212],[N 21].

Proscriptions dans les manuels d'Irène et Vernon Castle et de Leslie Clendenen, indiquant qu'en 1914 les pratiques initiales des danses de ragtime n'avaient pas disparu.

En France, les danses nouvelles, importées, font l'objet de processus nouveaux d'appropriation. Leur enesignement est effectué dans des cours de danse, en nombre croissant eu égard à la démocratisation de la pratique et où l'autorité est revendiquée par des « académies » concurrentes[215].

Deux « théories » du pas de l'ours dans le Journal de la danse et du bon ton en 1912.

Des supports matériels  auxquels les professeurs les mieux organisés attachent leur nom[216]  soutiennent en outre le développement de leur marché, en particulier, selon Sophie Jacotot, « des photographies de danseurs professionnels (souvent posées en studio et ne donnant aucune idée de la morphologie de la danse), la « théorie » (c'est-à-dire la méthode explicative pour apprendre à la danser), des schémas explicatifs et, parfois, une partition de la musique d'accompagnement) »[217]. L'utilisation de ces supports nouveaux, censés se substituer à la transmission directe et orale traditionnelle, est confrontée à la difficulté de restituer clairement ces pratiques au lecteur, celui de l'époque et a fortiori celui d’aujourd’hui, par le seul texte. Elles se limitent souvent au pas du cavalier, avec la précision que la femme fait la même chose « en partant du pied contraire », ou donnent parfois lieu, pour expliquer des pas simples, à des développements longs, mais souvent insuffisants[N 22], quand bien même assorties d'un système symbolique original à base d'empreintes de pas[221]. Pauline Chevalier estime que ces représentations schématiques n'ont pas pour objet de permettre à tout un chacun d'apprendre à danser seul, mais que leur intention est ailleurs, d'abord de contrôler, à titre moral, les distances entre les danseurs, puis de participer à la culture visuelle de l'époque qui promeut la rationalisation des gestes[222].

Illustrations d'articles d'André de Fouquières dans Femina en février 1913 et de Mistinguett dans Musica en mai 1913, avec dans les deux cas des photos de Max Rivera, et différents systèmes de représentation des pas.

Dans la culture populaire

  • Dans l'épisode 2, saison 1, du drame télévisé britannique Downton Abbey, le valet de pied Thomas Barrow apprend à l'employée des cuisines Daisy comment danser le Grizzly Bear[223].
  • Le groupe folk-rock The Youngbloods a sorti sa chanson « Grizzly Bear » en 1966, qui mentionne une femme dansant le Grizzly Bear, peut-être à San Francisco.

Bibliographie

Sources d'époque

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Notes et Références

Notes

  1. Cette caricature de Georges Léonnec reprise dans la presse américaine en 1913 pour souligner l'aspect international de cette vogue.
  2. Le terme anglais trot était une désignation alternative du one-step[11] et les dancings étaient appelés en argot américain des trotteries[12],[13].
  3. L'expression est attestée en 1901 dans les Love Sonnets to a Hoodlum de Wallace Irwin (en).
  4. Al Jolson affirme avoir appris le grizzly bear, ainsi que le turkey trot et le bunny hug qu'il considère être des variations d'une même danse, dans le quartier de Barbary coast où il était vendeur de journaux[26].
  5. Selon Marshall Stearns, l'établissement de Lew Purcell n'acceptait pas de clients noirs[29]. Selon d'autres auteurs en revanche, il s'agissait d'un club black and tan (en) qui accueillait une clientèle interraciale[31].
  6. Selon Belle Moskowitz, le terme de spieler est en outre un « terme générique pour désigner de nombreux jeunes gens qui n'ont pas d'autres sources de revenu apparentes que d'assister les professeurs de danse [dans leurs rapports] avec leurs élèves. Le rôle du spieler est d'attirer et d'intéresser des jeunes filles [...] Il n'est pas avéré que le spieler fasse partie d'un système organisé pour fournir des jeunes filles à des maisons de prostitution, mais il fait partie de ce milieu »[56]. Selon un article du New York Times de 1910, un 'spieler est un danseur professionnel dont la fonction apparente est de veiller à ce qu'aucune jeune femme ne fasse tapisserie et dont la fonction réelle « met en fureur les réformateurs »[57].
  7. La tough dance filmée en 1902 a parfois été rapprochée de la danse apache, mais cette dernière n'est apparue que quelques années plus tard[64],[65],[66].
  8. Martin s'appuie notamment sur un article publié dans le New York Times en 1904 et relatant les efforts de professeurs de danse pour mettre un terme aux « étreintes d'ours »[70].
  9. Rae Beth Gordon observe que les numéros des chanteuses dites épileptiques, telle Mistinguett, « exhibent des mouvements saccadés en apparence incontrôlés, excessifs et fortement sexualisés, et qui sont perçus de la même façon que les mouvements des danses africaines : comme primitifs et étranges »[74].
  10. Selon Michael Rogin (en), le minstrel show a été au XIXe siècle « la première et la plus populaire forme de culture de masse aux États-Unis », constitutive d'une « identité nationale à l'âge de l'esclavage » et déterminante de la « culture du melting pot durant la période [ultérieure] d'immigration européenne de masse »[76]. Ce type de spectacle a pour caractéristique le fait que des acteurs blancs se déguisent en Noirs d'une manière si outrancière qu'elle souligne le fait qu'ils sont Blancs, cette pratique étant qualifiée par Rogin de « pornographie d'une vie antérieure »[77], au sens où ce travestissement est l'affirmation d'une appartenance à un groupe social (Américains blancs assimilés) et la dénégation d'un statut antérieur (Européen misérable, d'abord irlandais puis juif). David Roediger (en) note dans le même sens que « le simple déguisement physique [consistant à] se noircir [le visage] servait à souligner que ceux qui étaient sur la scène étaient blancs »[78] et Richard Dyer, que « la fonction de l'exagération du noircissement du visage [...] était de rendre très claire et distincte la différence entre les races noires et blanches »[79].
  11. Dans un passage parlé interpolé, la chanteuse se plaint de ses chaussures qui l'empêchent de danser toute la nuit[85].
  12. Selon John Niles, les traits caractéristiques du « coon-shouting » sont également présents dans les interprétations de Mistinguett et Joséphine Baker[99].
  13. Mae West, qui interprétait dans les années 1910 la chanson de Botsford et Berlin sur les scènes de music-hall[102],[103],[104], l'a enregistrée en 1968 pour l'album Great Balls of Fire (en)[105].
  14. Le chahut-cancan est, dans Les Mystères de Paris, une danse « folle et obscène » à laquelle un petit nombre d'habitués s'abandonnent à la fin d'un bal[111]. Gustave Desrat la définit comme une « danse épileptique » qui est à la danse proprement dite « ce que l'argot est à la langue française »[112],[113].
  15. L'expression désigne la haute société new-yorkaise durant la période du Gilded Age, par référence à un propos de l'avocat Ward McAllister (en), considéré comme un arbitre du bon ton, selon cette société n'était constituée que des quatre cents personnes qui sont « à l'aise dans une salle de bal », dont il avait dressé la liste[115].
  16. Durant l'été de 1908, Schoenfeld visite 73 dancings new yorkais, dont 49 vendent de l'alcool et 22 sont liés à des hôtels profitant de la loi Raines (en) et facilitant la prostitution. Son rapport souligne que la danse y est un accessoire de la vente d'alcool et que de nombreuses « écoles de danse » tolèrent le tough dancing, voire le jeu et la prostitution[146].
  17. L'expression, employée notamment par les époux Castle[161]et par Alfred Newman[162] est reprise par Danielle Robinson pour caractériser la danse conçue par des danseurs professionnels en réaction aux danses de ragtime vernaculaires[163].
  18. Selon un autre article publié quelques jours plus tard par le même journal, il ne s'agit plus d'un orchestre venu spécialement de New York, mais de « trois petits nègres » qui sont des « enfants du désert »[172].
  19. Plusieurs journalistes relèvent toutefois que cette prétention de création est excessive[184],[185].
  20. Ces stéréotypes se durciront après la Première Guerre mondiale, avec une opposition entre le fox-trot et le tango, considérés comme « deux styles bien définis : le yankee et le sud-américain. Le premier accidenté et rectiligne, le second souple et compassé »[200].
  21. De leur côté, Reeves, Duncan et Ginter soulignent la concordance entre les travaux tayloristes sur le mouvement de Frank Gilbreth[213] et ceux, contemporains, dans le domaine de l'art, des Européens Émile Jaques-Dalcroze et Rudolf Laban, tout en soulignant ce qu'ils estiment être la spécificité du contexte américain, lié à l'absence d'une aristocratie héréditaire telle que celle qui soutenait en Europe les arts du mouvement et l'intérêt exclusif, par conséquent, pour la dimension productive de l'étude du mouvement[214]
  22. Sophie Jacotot, suivant Christian Durbar, donne l'exemple de la « théorie » de Max Rivera qui « ne se préoccupe nullement du rythme des pas »[218]. La décomposition du pas de l'ours par Rivera est au demeurant fluctuante. Dans un ouvrage publié sous son nom en 1913, il distingue neuf figures[219], tandis qu'un article publié la même année sous la signature de Mistinguett mais auquel il est associé n'en dénombre que six[220].

Références

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