Zalumma Agra

Zalumma Agra est le nom de scène d'une « beauté circassienne » présentée au public américain dans les années 1860 par Phineas Taylor Barnum.

Zalumma Agra
Zalumma Agra photographiée entre 1864[1] et 1865[2] par Mathew Brady.
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Carte du Caucase par Jean Chardin (1672).

L'attraction présentée par Barnum avec le personnage de Zalumma Agra et développée ensuite sous l'appellation générique de « beauté circassienne » repose sur l'exploitation du stéréotype de l'odalisque, le terme « circassien » étant fréquemment un terme générique pour désigner un habitant de la région du Caucase[3], le plus souvent à la peau claire[4] et les ethnonymes Caucasien, Circassien et Géorgien étant souvent à cet égard « interchangeables »[5],[N 1].

Au Moyen-Âge, l'ethnonyme Circassien est utilisé pour désigner une personne originaire de l'est du Caucase[7], sans dénoter particulièrement une peau blanche : bien que celle des Circassiens soit censée être claire, par l'effet supposé du climat qui oppose les habitants des régions froides du nord à ceux des pays chauds d'Afrique ou de l'Inde[8], sa complexion peut en revanche, conformément à la théorie des humeurs, être blanche, olive, brune ou rouge[9]. La couleur est aussi associée dans les sources médiévales à l'origine géographique. L'historienne Hannah Barker note ainsi que « les Circassiens décrits comme noirs peuvent provenir du nord, sans nécessairement avoir la peau noire, et ceux décrits comme rouges, du sud, sans nécessairement avoir le teint rouge »[10], cet usage étant encore attesté chez le voyageur Chardin, qui rapporte que la Circassie septentrionale est le pays des Cara-cherkes ou Circassiens noirs, ainsi désignés par les Turcs, « quoique ce soit le plus beau peuple du monde, à cause des brouillards et des nuages qui peuplent sans cesse leur pays »[11],[12].

La traite d'esclaves circassiennes est attestée depuis le haut Moyen Âge. Durant une première période byzantine, du IVe siècle au XIIe siècle, cette traite concerne une aire locale et garde une ampleur modérée[13],[14]. À partir du XIIe siècle et de la concession par l'empereur byzantin Manuel 1er aux Génois de comptoirs commerciaux dans la Mer noire[15], notamment à Caffa, la traite d'esclaves russes, tatars et circassiens à partir de la Mer noire passe sous le contrôle de Gênes et connaît un important essor[13],[14],[N 2]. Vers la fin du XIVe siècle, la part dans cette traite des esclaves d'origine tatare décline au profit de celle d'esclaves d'origine circassienne[7]. Bien que cette évolution ait parfois été expliquée en termes d'évolution de la demande, à une préférence pour les hommes circassiens, notamment celle des sultans mamelouks burjites en Égypte à des fins militaires, elle semble surtout liée à une évolution de l'offre, rendant plus avantageuse l'exportation d'esclaves circassiens par rapport à ceux tatars[7] et plus commode celle des femmes, dont la part est prépondérante à la fin du Moyen Âge, celles-ci offrant moins de résistance après l'assassinat des hommes durant les raids des trafiquants[17]. Les esclaves circassiennes étaient utilisées à des fins domestiques, y compris la satifaction des désirs sexuels de leurs propriétaires[18], sans pour autant que des considérations sur leurs caractéristiques raciales gouvernent le plus souvent ces choix, de tels arguments étant rares[19] ou anecdotiques[20].

La fascination pour les beautés circassiennes repose, selon Sara Figal, sur la conjonction de trois facteurs :

  • Les nombreux récits de voyageurs du XVIIe siècle et XVIIIe siècle qui décrivent les femmes « primitives » des montagnes du Caucase comme les plus belles du monde en soulignant leur haute valeur sur le marché ottoman des esclaves ;
  • Le fantasme européen des belles captives circassiennes, languissant dans le harem des sultans, alimente de nombreuses fictions durant le XVIIIe siècle, quand bien même ces dernières renforcent la désapprobation de la « décadence » ottomane et de la religion musulmane ;
  • L'invention par des savants allemands d'une origine caucasienne de la race européenne, s'appuyant à titre de preuve sur la beauté des femmes circassiennes[21].
Portait de Charlotte Aïssé, ancienne esclave circassienne, dont les lettres, célèbres au XVIIIe siècle et au XIXe siècle, ont probablement été réécrites[22],[23],[24].

François Bernier, le premier auteur à faire référence à la notion de race au sens moderne du terme[25], affirme à la fin du XVIIe siècle que les Circassiennes sont « les plus belles femmes du monde », à tel point que celles vendues à Constantinople en tant qu'esclaves sont réservées aux seuls Turcs et qu'il n'y est pas permis aux Chrétiens et aux Juifs d'en acheter[26]. Il précise tenir ses renseignements de Jean Chardin. Ce célèbre voyageur brosse en effet un tableau de ces femmes qui oscille entre deux extrêmes, la beauté angélique qui inspire l'amour et le besoin licencieux de gratification sexuelle[27], et qui sera fréquemment repris à la suite :

« Je n'ai pas remarqué un visage laid en ce pays-là [...] mais j'y en ai vu d'angéliques. La nature y a répandu sur la plupart des femmes des grâces qu'on ne voit point ailleurs. Je tiens pour impossible de les regarder sans les aimer [...] Elles ont un grand faible pour les hommes, et elles ont assurément plus de part qu'eux en ce torrent d'impureté qui inonde tout leur pays[28]. »

Johann Friedrich Blumenbach et le crâne d'une belle Circassienne, gravure de Ludwig Emil Grimm (1823).

Chardin voit en outre dans les Circassiennes aux mœurs faciles, dont la beauté est préservée dans l'isolement primitif du Caucase, une source d'amélioration des peuples voisins[29], tel celui de Perse, dont il vient « clarifier », grâce au commerce des esclaves à des fins de plaisir et de reproduction, le sang « naturellement grossier » et qui est « à présent devenu fort beau, par le mélange du sang géorgien et circassien, qui est assurément le peuple du monde où la nature forme les plus belles personnes »[30].

La notion de race introduite par Bernier fait l'objet d'un développement important au cours du XVIIIe siècle et en particulier d'un traitement systématique par le naturaliste allemand Johann Friedrich Blumenbach qui propose une ventilation de l'humanité en cinq races (caucasienne, mongolienne, éthiopienne, américaine et malaise), au premier rang desquelles il met la race caucasienne[31] qu'il considère comme « primitive »[32], les autres races en étant des « dégénérations ». Cette prééminence n'est pas due, chez lui, à une forme de réappropriation de la théorie de l'échouage de l'arche de Noé sur le mont Ararat, mais elle résulte d'une démarche scientifique, la comparaison de crânes, dont il rassemble la plus grande collection existant à l'époque, qu'il appelle son « Golgotha »[33]. Ces derniers lui sont adressés par un réseau de correspondants scientifiques, en particulier le baron Georg Thomas von Asch (de), chirurgien militaire dans l'armée russe[34], qui lui adresse en 1793 le crâne d'une jeune Géorgienne morte en captivité, vraisemblablement de maladie vénérienne, à Moscou et qui y était resté conservé après autopsie, un fait que von Asch considère comme une simple « coïncidence »[35] mais que Blumenbach impute à « l'extrême élégance de sa forme »[36]. Selon ce dernier, le crâne de cette jeune femme présente la plus belle forme possible et attire tous les regards, aussi peu observateurs qu'ils soient[37],[38]. Blumenbach relève notamment la sphéricité de la boîte crânienne, l'expansion modérée du front, l'amincissement des os malaires et la perpendicularité des dents[39]. Se fondant exclusivement sur des considérations esthétiques, il propose de qualifier de « caucasienne » la race blanche, tant parce que, selon des témoignages « classiques », au premier rang desquels il met celui de Chardin, les pentes méridionales du mont Caucase « produisent la plus belle race humaine », que parce que ses propres comparaisons le conduisent à estimer que c'est dans cette région qu'on trouve la plus belle forme de crâne, dont la régularité suggère un type « primitif » dont les crânes d'autres régions seraient des dérivations, tout comme la couleur de peau brune est une forme « dégénérée » de la peau blanche[40],[41],[42].


Boniment

Couverture de la brochure du Musée Barnum.

Dans une « esquisse biographique » publiée en 1868 par le Musée Barnum, Zalumma Agra, dont le nom signifierait dans la langue de son pays « étoile de l'Est », est présentée comme née dans un port de la mer Noire et issue d'une famille princière[43]. Née entre 1857 et 1860[N 3], elle serait la nièce du « prophète Schemyl »[43], c'est-à-dire de l'imam Chamil, un chef de la résistance caucasienne aux Russes[45],[46]. Après la capitulation de ce dernier en 1859 et l'expulsion des Circassiens de la Circassie historique, elle aurait été amenée par ses proches à Constantinople[47].

Zalumma Agra aurait été remarquée en 1864[N 4] à Constantinople par John Greenwood, un « membre du conseil d'administration » du Musée Barnum[49] : il aurait été frappé non seulement par sa beauté et ses manières mais aussi par sa chevelure « luxurieuse » et d'une « singulière conformation », laquelle lui aurait immédiatement inspiré le désir de la « sauver » du risque d'entrer dans le « harem d'un païen »[50]. Greenwood, immédiatement intervenu auprès des amis de l'enfant et des autorités turques aurait obtenu, grâce à ses propres efforts et à des amis influents, que Zalumma soit « transférée à sa garde »[51].

Selon la brochure, Zalumma Agra apprend l'anglais, la musique et le dessin grâce aux bons soins de son tuteur, visite diverses villes d'Europe, est reçue dans plusieurs cours dont celle de la reine Victoria[N 5], suscitant partout l'admiration du public pour sa magnifique chevelure « qu'aucun chignon ne peut égaler », et finit par accéder à la demande de Greenwood de « donner au peuple américain la possibilité de connaître et converser avec la seule personne de naissance circassienne dans ce pays »[54].

La brochure prévient le possible étonnement du spectateur : ayant quitté la Circassie très jeune, Zummala Agra n'en a gardé qu'un souvenir « très imparfait et obscur », de même qu'elle a « partiellement sinon complètement » perdu sa langue maternelle, maîtrisant en revanche l'anglais avec une aisance qui intrigurait le « linguiste le plus rusé »[44].

Démarches

Embarquement à Ceylan en 1851 de l'un des neuf éléphants de Barnum.

Dès 1849, Barnum forme le projet d'une « ménagerie itinérante » dont il confie la gestion à des associés[55]. En 1851, il fait venir de Ceylan une dizaine d'éléphants et un « chef » cingalais pour les accompagner[56], présenté non comme une curiosité en lui-même mais comme représentatif de son peuple[57]. Il conçoit le projet d'organiser un « concert des nations », un assemblage de représentants de tous les peuples :

« J'avais l'intention d'obtenir un homme et une femme, aussi parfaits qu'il se pouvait obtenir, représentatifs de tous les peuples accessibles, civilisés ou barbares [...] J'avais effectivement engagé un agent pour aller en Europe et obtenir les « spécimens » nécessaires à un tel spectacle[58]. »

Dans les années 1850 et 1860, il fait différentes tentatives infructueuses pour organiser dans son Musée new-yorkais un tel spectacle, qu'il appelle tantôt « congrès des nations » et tantôt « ménagerie humaine », ce flottement traduisant une hésitation entre deux approches de ce spectacle, l'exhibition de « représentants » de différentes nations ou de « spécimens » de différentes races[57].

Dans ce cadre, le projet d'exhiber une « beauté circassienne » remonte au moins à 1856. Cette année-là, alors qu'une banqueroute l'a contraint à transférer nominalement la propriété de son musée de curiosités à son bras droit, John Greenwood, Barnum écrit au sénateur du Massachusetts et dentiste David Keyes Hitchcock[59] pour lui demander de faire pression auprès d'un de ses étudiants, turc, afin qu'il aide Greenwood, lchargé d'obtenir les « spécimens », à trouver « deux belles esclaves circassiennes ». Il lui présente le projet :

« Engager 2 belles Circassiennes et leur mère ou leur père ou quelque autre protecteur pour 1 ou 2 ans. Je suppose qu'il faudrait d'abord les acheter, puis les affranchir et les engager, en faisant un contrat devant un consul américain[60],[N 6]. »

Greenwood frôle la bastonnade pour avoir effleuré une femme turque sur le vapeur qui le mène à Constantinople[62], ce qui donne à Barnum le prétexte d'une illustration de ses mémoires qui résonne avec la quête d'une Circassienne, la femme voilée ressemblant « à une esclave sur un marché ou à un monstre dans une foire »[63].

La demande à Hitchcock étant vraisemblablement restée sans réponse[61], Barnum fait une nouvelle tentative en 1864. Greenwood est alors en route vers Chypre, où Barnum, alerté par le consul américain à Larnaca, l'a envoyé pour essayer de recruter une supposée femme à cornes qui s'avère sans intérêt[64],[65]. Barnum lui écrit qu'il a « toujours foi en une belle fille circassienne » si Greenwood peut en trouver une qui soit très belle. Il précise ensuite ses instructions :

« S'ils demandent 4 000 $ pour chacune, il vaudrait mieux n'en prendre qu'une plutôt que deux [...] Une seule, très belle, ferait l'affaire [...] de 16 ans ou plus. Si vous avez aussi la possibilité d'acheter une belle femme circassienne pour 2 000 $, faites au mieux ; ou si vous pouvez en engager une ou deux pour un prix raisonnable, faites le si vous pensez qu'elles sont jolies et qu'elles passeront pour des esclaves circassiennes. Mais en tout cas prenez une ou deux des plus belles filles que vous pourrez trouver, même si elles coûtent 4 000 $ ou 5 000 $ en or. Ne manquez pas de prendre aussi des tenues d'aspect cossu pour elle et l'eunuque, et ramenez une seule fille avec l'eunuque si vous les trouvez attrayants et que le prix est bon[66]. »

Marché aux exclaves circassiennes à Constantinople en 1851.

Barnum rapporte la suite dans ses mémoires, de manière assez évasive[67]. Après s'être rendu de Chypre à Constantinople en bateau, Greenwood se déguise en Turc et apprend quelques mots de la langue afin de passer pour un acheteur sur les esclaves. De cette manière, ajoute Barnum, « il vit un grand nombre de filles et de femmes circassiennes, dont certaines étaient parmi les plus belles personnes qu'il ait jamais vu », puis après un mois il quitte la Turquie pour la France[48].

Peu après le retour de Greenwood à New York, Zalumma Agra est présentée « en grande fanfare »[67] au public du Musée Barnum. Le New York Clipper, un périodique spécialisé dans les spectacles, signale comme une nouveauté la présentation au Musée américain de Barnum d'une « femme circassienne »[1]. Toutefois, selon John Dingess, agent d'artistes contemporain de Barnum et auteur d'une histoire du cirque[68], la réalité est différente : quelques semaines après que Greenwood soit rentré les mains vides, une jeune femme aux cheveux broussailleux mais sans autre caractéristique particulière se serait présentée au Musée à la recherche d'un travail ; Barnum aurait vu en elle la possibilité de créer une Circassienne et l'aurait engagée ; un Turc résident à New York[N 7] aurait été consulté pour le choix de la tenue et du nom[67]. La plupart des historiens considèrent cette version comme plus plausible que celle de Barnum[67],[72],[73], à l'exception de A. H. Saxon qui estime quant à lui que la version donnée par la brochure de Barnum est « manifestement exempte de reproche »[74]. Il est en outre généralement admis que l'aspect remarquable de la chevelure de Zalumma Agra est dû à l'utilisation de bière éventée[75],[76].

Annexes

Notes

  1. Claude-Charles de Peyssonnel relève toutefois que les Géorgiennes « n'ont pas la délicatesse » des Circassiennes et que ces dernières sont les seules qui « partagent la couche des empereurs turcs et des princes tartares »[6].
  2. Ce développement de cette traite italienne d'esclaves est concomitant à celui de l'emploi du terme sclavus pour désigner les esclaves[16].
  3. Selon la brochure de Barnum, Zalumma Agra est âgée « d'à peine deux ans » lors de la « terrible incursion russe » de 1859[43]. Mais la brochure lui donne aussi l'âge approximatif de 18 ans en 1868[44].
  4. La date du séjour de Greenwood à Constantinople est donnée par Barnum dans ses mémoires[48].
  5. La seule présentation dune attraction de Barnum devant la reine Victoria est celle du général Tom Thumb en 1844[52],[53].
  6. Linda Frost note que l'émancipation envisagée par Barnum n'est que nominale, son projet étant de faire de ces deux belles Circassiennes non des salariées mais des esclaves salariées[61].
  7. Le recensement de 1860 ne dénombre qu'une quarantaine de résidents ottomans dans l'état de New York[69]. Le plus connu d'entre eux, Christopher Oscanyan, ouvre un café turc à New York en 1855 puis donne des conférences itinérantes sur les mœurs ottomanes[70] où il est accompagné des « plus belles femmes jamais vues aux États-Unis », qui seraient, dit-il, d'anciennes esclaves circassiennes[71].

Références

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Sources primaires

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Sources secondaires exploitées

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