Eurasisme

L’eurasisme est une doctrine géopolitique et une idéologie politique impérialiste[1] et ultranationaliste russe[2] qui considère l’ensemble formé par la Russie et ses voisins proches, slaves, roumains, grecs ou musulmans, comme une « entité continentale » à part entière, appelée Eurasie. Selon cette conception, l’Eurasie ne désigne plus l’ensemble formé par l’Europe et l’Asie, mais un espace intermédiaire à cheval sur l’Europe et l’Asie fait des territoires ayant anciennement appartenu à l'empire russe et à l'URSS. Cette doctrine est apparue en Russie à partir du XVIIIe siècle et de l'occidentalisation forcée initiée par Pierre le Grand et poursuivie par quatre impératrices. On distingue en général la naissance d'un eurasisme théorique à la fin du tsarisme, l'eurasisme des années 1920 et 1930, sorte de version russe de la « révolution conservatrice » allemande[2], et le néo-eurasisme d'après la chute du mur de Berlin, popularisé par l'intellectuel d'extrême-droite Alexandre Douguine. Depuis le début des années 2000, la vision géopolitique de la Russie affichée par ses dirigeants s'inspire pour partie de l'eurasisme.

Espace eurasien selon les différentes acceptions de l'eurasisme.

Origine

Le philosophe Piotr Iakovlevitch Tchaadaïev introduit dès 1829 cette définition en parlant du peuple russe : « Nous n'appartenons à aucune des grandes familles du genre humain ; nous ne sommes ni de l'Occident ni de l'Orient, et nous n'avons les traditions ni de l'un ni de l'autre… nous appuyant d'un coude sur la Chine et de l'autre sur l'Allemagne nous devrions réunir en nous les deux grands principes de la nature intelligente, l'imagination et la raison... »[3],[4]. Tchaadaïev, en se tenant à l'écart de deux civilisations, réduit la Russie à l'état de lacune mais il ne désavouait pas son pays pour autant. Il exprimait seulement sa souffrance d'être Russe. Sa Lettre première. 1829, qui décrit une Russie se tenant hors de l'espace de deux civilisations, choqua beaucoup de lecteurs. Selon Alexandre Herzen, elle ébranla la Russie bien pensante[5]. Tchaadaïev, brillant officier des guerres contre Napoléon, qui tentait de maintenir un équilibre entre l'Orient et l'Occident, est déclaré fou. Il précisa ses réflexions quelques années plus tard dans L'Apologie d'un fou[6]. Vissarion Belinski et Alexandre Herzen vont compléter la définition de Tchaadaïev en définissant explicitement les caractéristiques opposées de l'Asie et de l'Europe et en rejetant la dimension orientale du territoire russe, sans pour autant la réduire à une dimension européenne.

« Nous sommes cette part d'Europe qui s'étend entre l'Amérique et l'Europe, et pour nous c'est suffisant (A. Herzen) »[7],[8].

Mais des opinions inverses sont formulées, à la même époque, par les slavophiles qui revendiquent le caractère oriental de la Russie et permettent de justifier la politique de puissance impériale du pouvoir impérial. Le comte Sergueï Ouvarov, ministre de l'éducation, développe, à cette fin, les études orientalistes et Mikhaïl Pogodine dresse la liste des différences innombrables qui séparent la Russie de l'Europe[9].

Fin de l'Empire

À l'aube du XXe siècle, durant les années 1900-1917, se redéfinit un espoir d'un empire équilibré entre Europe et Asie. Dmitri Mendeleïev, le chimiste mondialement connu pour sa classification périodique des éléments brosse le portrait d'une Russie d'Europe et d'Asie unie face au « marteau de l'Occident et l'enclume de l'Asie » dans son ouvrage Sur la connaissance de la Russie[10][11]. Il prône l'union de la Russie et de la Chine comme meilleure garantie du progrès mondial. La Russie était appelée à jouer un rôle énorme entre l'Orient et l'Occident. Avec l'influent ministre Serge Witte qui partageait ses opinions, il était proche des pensées eurasistes[12].

Nicolas Berdiaev, historien de l'eurasisme, quant à lui, espérait que la guerre mondiale favoriserait la jonction entre l'Orient et l'Occident. Mais cette espérance est rapidement ébranlée par les révolutions de 1917.

Période soviétique

Un regain de pessimisme s'exprime alors après la révolution de 1917, notamment par Vassili Rozanov, qui revient sur les dangers du caractère dual de la Russie dans Apocalypse de notre temps[13] : « En Orient les Russes ont soûlé les Bouriates, les Tchérémisses, les Kirghiz-kaïssaks, ils ont dépouillé l'Arménie et la Géorgie,...tandis qu'en Europe représentés par... Herzen et Bakounine, [ils ont étalé] leurs dépravations raffinées… Aujourd'hui… nous ne sommes ni un peuple oriental ni un peuple occidental, mais simplement une absurdité, mais une absurdité artistique »[14]

Mais l'asiatisme survécut à la Révolution de 1917 et les théories eurasistes ont été développées par les intellectuels russes de l’émigration (le prince Nikolaï Troubetskoï (linguiste)[15], Piotr Savitskii (géographe-économiste), Georges Florovsky (théologien), Roman Jakobson (linguiste), N. Alexeïev et d’autres). Ceux-ci affirment que l’identité russe était née d’une fusion originale entre les éléments slave et turco-musulman, que la Russie constitue un « troisième continent » situé entre l’Occident (dénoncé comme matérialiste et décadent) et l’Asie. Le livre-manifeste du mouvement est d’ailleurs intitulé Tournant vers l’Orient (Piotr Savitskii, 1921). Contrairement à de nombreux Russes blancs, les eurasistes rejettent tout espoir en une restauration monarchiste[2]. Ils se démarquent ainsi des nationalistes classiques et des slavophiles. Mouvement complexe et hétérogène, il se divise en différents courants. Tous reconnaissent la Révolution bolchévique comme une nécessité historique. Par suite, sans approuver le messianisme marxiste, ils soutiennent le régime soviétique, perçu comme une continuation de l'idée impériale russe et comme une rupture avec la Russie impériale occidentale[2]. Idéalistes plutôt que matérialistes, ils s'opposent aux interprétations biologisantes et racistes de l'histoire, ainsi qu'à l'antisémitisme et à l'anti-judaïsme, tout en étant proches d'un certain nombre d'idéaux fascistes : tout comme les nationaux-bolchéviques, ils vouent un culte à l'État totalitaire, incarnation de l'Idée[2]. Certains rentreront ainsi en URSS, comme D. S. Mirsky, fils d'un éphémère ministre de l'Intérieur du tsar Nicolas II, qui devient victime des « grandes purges » après le décès de Maxime Gorki en 1936[2]. Ceux qui s'opposent à la fois au nazisme et au stalinisme sont également victimes de la répression politique : (Piotr Savitskii (cs) fut interné au goulag de 1945 à 1956 puis dans les prisons tchécoslovaques ; Lev Karsavine (ru) meurt en 1952 au goulag ; le prince Troubetskoï, l'un des fondateurs du Cercle linguistique de Prague avec Roman Jakobson, décède en 1938 d'une crise cardiaque peu après une perquisition de la Gestapo[2]).

L'eurasisme aboutit aussi chez certains historiens, tel Lev Goumilev, dans les années 1990, à l'idée d'une symbiose russo-tatare aux XIIIe siècle et XIVe siècle[14].

Période post soviétique

Depuis la fin de l’URSS, l'eurasisme a été remis au goût du jour, parfois sous le nom de néo-eurasisme, par l'intellectuel d'extrême-droite Alexandre Douguine. L’Eurasie correspond à la partie nord de la région intermédiaire du géopolitologue et turcologue, Dimitri Kitsikis. Une approche similaire se retrouve également dans la théorie du Heartland d’Halford John Mackinder, reprise par Nicholas Spykman.

L’eurasisme est assez répandu en Russie et dans « l’étranger proche » (principalement dans les républiques musulmanes anciennement soviétiques : Kazakhstan, Turkménistan, Tadjikistan, Kirghizistan), dans certains pays d’Europe (par exemple chez les partis pro-russes d’Ukraine ou chez les communistes russophones de Moldavie), en Turquie, en Arménie, en Iran ou chez les anti-talibans d’Afghanistan. Son objectif est l’intégration régionale en Eurasie, qui doit jouer un rôle majeur dans un monde multipolaire. Après la chute de l’URSS, ce courant de pensée a notamment abouti à la fondation de l’Eurasec, à l’Organisation du traité de sécurité collective, puis à la construction du projet d’Union eurasienne sur le modèle de l’Union européenne.

Néo-eurasisme

Le néo-eurasisme d’Alexandre Douguine reprend ces idées mais intègre les visions oppositionnelles de Samuel Huntington[16] et de Halford John Mackinder[17], par lesquelles Douguine explique l’Histoire.

Opposition de civilisations

La civilisation thalassocratique, anglo-saxonne, protestante, d’esprit capitaliste, serait, selon Douguine, irréductiblement opposée à la civilisation continentale, russe-eurasienne, orthodoxe et musulmane, d’esprit socialiste. L’Occident, là où le soleil se couche, représente le déclin, la dissolution. L’Eurasie représente la renaissance, c’est le pays des dieux, puisque c’est là que le soleil se lève. Mikhaïl Pogodine affirmait déjà au XIXe siècle : « Non! l'Ouest ne peut se trouver à l'Est et le soleil ne peut se coucher là où il se lève »[18],[9]. Mais ce mouvement messianique ne repose jamais sur une cohérence générale. Des nationalistes aux libéraux, des anarchistes aux sociaux démocrates, chacun a son programme messianique. Pour trouver une cohérence à cette analyse introspective il faut se tourner vers Nicolas Berdiaev qui fut le premier historien du débat identitaire russe[19].

Pour un grand bloc continental

Le but déclaré du mouvement néo-eurasiste est de constituer un grand bloc continental eurasien pour lutter à armes égales contre la puissance maritime « atlantiste », qui représente le « mal mondial », entraînant le monde vers le chaos. Ainsi l’eschatologie se mêle à la géopolitique. Dans le contexte strictement russe, c’est une sorte de troisième voie située entre l’orientation pro-occidentale et libérale et la nostalgie du passé communiste, tout en évitant les excès démagogiques du populisme extrémiste et du nationalisme étroit. Douguine définit lui-même son mouvement comme un « centre radical » et comme « le premier parti géopolitique ». Le sentiment anti-occidental qui semble induire l'eurasisme évolue toutefois, selon Nina Bachkatov, journaliste spécialiste de la Russie, vers ce qu'elle appelle l'a-occidentalisme. Les dirigeants chinois et russes, par exemple, partagent une même volonté d'intégration dans un monde globalisé. Ils font partie d'un groupe croissant de pays qui n'est pas anti-occidental mais a-occidental et qui veut suivre ses propres voies de développement[20].

Mouvement international eurasien

En , Alexandre Douguine fonde Eurasia, mouvement social politique pan-russe qui donne naissance à Moscou, en , au « Mouvement international eurasiatique », conçu comme une ONG et représenté dans vingt-neuf pays. Depuis le début des années 1990, Alexandre Douguine a trouvé des échos en France. Il s’y est rendu à de multiples reprises pour participer à des colloques politiques ou universitaires. Ses principaux écrits ont été traduits en français et ont été diffusés sous la forme de livres et d’articles. Il est également activement présent sur Internet.

Eurasie

Le terme Eurasie est couramment employé aujourd'hui et 70 % des Russes se définissent comme Eurasiens. Le néo-eurasisme d'Alexandre Douguine et d'Alexandre Panarine offre une géopolitique spécifique des relations extérieures de la Russie[14].

Voir aussi

Bibliographie

  • Lorraine de Meaux, La Russie et la tentation de l'Orient, France, Fayard, , 425 p. (ISBN 978-2-213-63812-6), « ch. IV Des slavophiles aux eurasistes : l'Orient, obsession de l'Idée russe », p. 245 à 351.
  • Marlène Laruelle et Alexandre Douguine, Esquisse d’un eurasisme d’extrême-droite en Russie post-soviétique, RECEO 32/3, 2001.
  • Marlène Laruelle, L’Idéologie eurasiste russe ou comment penser l’empire, L’Harmattan, 1999.
  • Didier Chaudet, Florent Parmentier & Benoît Pélopidas, L'Empire au miroir. Stratégies de puissance aux États-Unis et en Russie, Genève, Droz, 2007.
  • Tancrède Josseranz, « L'eurasisme turc, la steppe comme ligne d'horizon », Conflits : histoire, géopolitique, relations internationales, avril-mai-, p.53-57.
  • Patrick Sériot, Structure et totalité. Les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, Limoges : Lambert-Lucas, 2012 (2e éd.). (ISBN 978-2-35935-044-9)

Références et notes

  1. Fondamentaux de géopolitique d'Alexandre Douguine en 1997 : « « Le nouvel empire eurasiste sera construit sur le principe fondamental de l'existence d'un ennemi commun : le refus de l'atlantisme, du contrôle stratégique des États-Unis, et le refus de laisser les valeurs libérales nous dominer. L'impulsion de ce socle civilisationnel commun sera la base d'une union politique et stratégique. » »
  2. Laruelle Marlène. « Les idéologies de la « troisième voie » dans les années 1920 : le mouvement eurasiste russe », Vingtième Siècle, revue d'histoire, no 70, avril-juin 2001. pp. 31-46
  3. Pierre Tchadaïev, Lettre première de 1929 dans les Lettres philosophiques adressées à une dame, Paris, Librairie des cinq continents, , p. 49 et 55
  4. Lorraine de Meaux, La Russie et la tentation de l'Orient, Paris, Fayard, , 424 p. (ISBN 978-2-213-63812-6), p. 248
  5. Alexandre Herzen, Passé et méditations, t. II, Lausanne, L'âge d'Homme, , p. 151 et 153
  6. Méaux 249.
  7. Marie-Pierre Rey, Le Dilemme russe. La Russie et l'Europe occidentale d'Ivan le Terrible à Boris Eltsine, Paris, Flammarion, , p. 166
  8. N. Pirumova, B. Itenberg, V. Antonov, Russia and the West, XIXth Century, New York, Progress Publishers, , p. 57
  9. Méaux p.251.
  10. Dmitri Mendeleïev, Sur la connaissance de la Russie, Saint-Pétersbourg,
  11. Meaux p.335.
  12. Meaux p.336.
  13. (ru) Vassili Rozanov, Apocalypse de notre temps, revue Verstes /Plon, , chap. 2
  14. Meaux p.338.
  15. N. S. Troubetzkoï. L'Europe et l'humanité. Écrits linguistiques et paralinguistiques, Liège Mardaga, 1996, 248 p. (édition, présentation, traduction et commentaires par Patrick Sériot). 247 p., (ISBN 2-87009-613-5)
  16. dans son ouvrage Le Choc des civilisations
  17. Dans sa théorie de la thalassocratie, autrement dit de « l’île mondiale » : l’Amérique, et de la tellurocratie, autrement dit de la terre mondiale : l’Eurasie.
  18. Leonid Heller, Michel Niqueux, Histoire de l'utopie en Russie, Paris, Presse universitaire de France, , p. 125.
  19. Meaux p.246.
  20. Nina Bachkatov, Poutine, l'homme que l'occident aime haïr, Bruxelles-Paris, Editions Jourdan, , 200 p. (ISBN 978-2-87466-481-6), p. 171-172.


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