Génération (sciences sociales)

La génération est un concept en sciences sociales utilisé en démographie pour désigner une sous-population dont les membres, ayant à peu près le même âge ou ayant vécu à la même époque historique, partagent un certain nombre de pratiques et de représentations du fait de ce même âge ou de cette même appartenance à une époque.

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Rupture entre les générations (Oran, Algérie, 2015).

Définitions

Concept général

Au début du XXe siècle, Wilhelm Dilthey définit la génération de la manière suivante :

« Un cercle assez étroit d'individus qui, malgré la diversité des autres facteurs entrant en ligne de compte, sont reliés en un tout homogène par le fait qu'ils dépendent des mêmes grands événements et changements survenus durant leur période de réceptivité[1]. »

La durée d’une génération humaine correspond généralement au cycle de renouvellement d’une population adulte apte à se reproduire, à savoir environ 25 ans. Selon Hérodote trois générations valent cent ans[2].

La sociologie historique des générations a trouvé une première élaboration théorique avec Karl Mannheim (1893-1947). Celui-ci les définissait comme des sous-ensembles, s’opposant par leur orientation politico-idéologique, représentées par des «groupes concrets » portés par des leaders actifs en qui elles se reconnaissent et qui en sont les porte-parole.

Le sociologue français Gérard Mauger s'est appuyé sur les travaux de Karl Mannheim et de Pierre Bourdieu pour développer la notion de génération au sein des sciences sociales[3],[4]. Dans le langage commun les générations opposent les jeunes, les adultes et les personnes âgés, néanmoins, ces classes d’âges[5] sont traversées par les divisions sociales et l’on n'est pas jeune, adulte, âgé, de la même manière selon le groupe social auquel on appartient : un jeune issu des classes populaires n’a pas la même jeunesse qu’un jeune issu des classes aisées[6],[7]. En outre, selon Claudine Attias-Donfut ou Serge Guérin par exemple, il existe également d'autres disparités entre personnes de même génération et de même classe sociale. Enfin, toujours selon ces deux sociologues, les générations définies ne sont pas cloisonnées et entièrement opposées, les limites sont relativement arbitraires et des solidarités existent entre générations. Par conséquent lorsqu'on parle d'une « nouvelle génération de jeunes », il s'agit d'un artéfact[8].

La notion de « génération » recouvre les générations familiales et les générations sociales (par exemple la « génération de mai 68 » ou la « génération de la crise »)[9].

Générations familiales

La question des générations familiales (les grands-parents, les parents, les enfants..) renvoie à la question de la reproduction sociale : comment se reproduisent sociologiquement les familles ? Quelles sont les stratégies familiales de reproduction ? On ne se reproduit pas de la même manière selon que l'on transmet un héritage fondé sur le capital économique ou le capital culturel[10] ou sur l'absence de tous capitaux. Il existe par conséquent des modes différents de production et de reproduction des générations : par exemple, à la différence du capital économique où la transmission entre le détenteur et l'héritier est directe, la transmission du capital culturel exige un travail d'inculcation et d'assimilation[11],[12].

Dans les classes populaires la transmission du patrimoine matériel et culturel est très faible : dans la société française d'aujourd'hui, près du tiers des ménages ne disposent, pour ainsi dire, d'aucun patrimoine économique et plus de 60 % de la population en âge de procréer et de transmettre – entre vingt-cinq et quarante-neuf ans – sont détenteurs d'un diplôme inférieur ou égal au baccalauréat. Le capital culturel joue un rôle décisif sur la réussite scolaire et donc sur les inégalités de réussite : le baccalauréat général, par exemple, ne concerne qu'un tiers des enfants d'ouvriers, contre les trois quarts des enfants de cadres ou de professions libérales[13].

La reproduction sociale renvoie donc à la transmission de la position sociale. Le décalage entre, par exemple, la position sociale du père et du fils peut être une source de tension et créer des conflits entre les générations.

Générations sociales

Les générations sociales sont le produit d'un contexte social et historique spécifique, d'un évènement fondateur qui construisent une « mentalité particulière », « une façon de sentir et de penser déterminée », des goûts et des pratiques sociales communs. Chaque génération se distingue des autres par les influences qu'elle a reçues et le contexte particulier dans lequel elle a été façonnée. Ces différents « modes de génération » engendrent : « des schèmes de perception, de représentation et d'actions » communs, un « habitus » et un « style de génération »[14],[15].

Pour éviter que la notion de génération soit un concept fourre-tout regroupant des réalités très différentes, il faut limiter son emploi à des groupes sociaux particuliers : générations de jeunes des classes populaires ou génération de jeunes des classes bourgeoises, générations d'ouvriers ou de cadres, générations politiques, générations d'intellectuels, générations d'artistes[16]

Lorsque l'on parle par exemple de la « génération de la crise », on tend à englober des situations très diverses puisque tous les jeunes n’ont pas été touchés de la même manière par la crise. Cela amène Gérard Mauger à analyser les « générations de la crise » issues des classes populaires : depuis la fin des années 1970, le monde ouvrier s'est défait[17] : désindustrialisation, fin du plein emploi, disqualification du travail manuel au sein d’un contexte de massification scolaire et d'inflation des diplômes ainsi que de raréfaction de l’emploi non qualifié. La disparition progressive des emplois sans qualification fondés sur la simple force physique et l'extension des études où les diplômes dévalués ne débouchent pas toujours sur les emplois correspondants ont engendré une crise de reproduction ouvrière depuis la fin des années 1970[18],[19]. Un individualisme négatif (l’envers d’un individualisme positif porteur d’émancipation, voir Robert Castel) s'est développé et isole des individus démunis, privés du soutien que leur procuraient autrefois le collectif de travail et les solidarités de proximité[20].

Enfin, Gérard Mauger a travaillé sur le cas de la « génération 68 » issue des évènements de Mai 68 qu'il a lui-même vécu (voir biographie). En s'appuyant ici aussi sur Karl Mannheim il a montré que ce sont les porte-paroles (souvent auto-proclamés) des générations qui les font exister comme un tout cohérent.

La théorie générationnelle Strauss-Howe

Cette théorie générationnelle, inventée par les américains William Strauss (en) et Neil Howe (en), a pour objet les générations qui se sont succédé au cours de l'histoire des États-Unis. Depuis sa création, elle couvre plus de 24 générations anglo-américaines. Chaque génération qui se déclenche dure en moyenne de 20 à 22 ans. Le concept se dispose d'un saeculum aux chaque quatre archétypes (prophète, nomade, héros et artiste) qui sont accompagnés de tournants sur des événements qui ont marqué chaque génération (le haut, l'éveil, le démêlé et la crise)[pas clair].

Ce modèle de génération est utilisé dans les médias, le marketing et la publicité du monde occidental soit en Amérique, Australasie et Europe de l'Ouest.

Saeculum Génération Archétype Naissance Tournant Durée
Moyen Âge Arthrienne Héros 1433-1460 Démêlé : Guerre de Cent Ans 1435-1459
Humaniste Artiste 1461-1482 Crise : Guerre des Deux-Roses 1459-1497
Réforme Réformiste Prophète 1483-1511 Haut : Renaissance anglaise 1497-1517
Représailles Nomade 1512-1540 Éveil : Réforme protestante 1517-1542
Élisabéthaine Héros 1541-1565 Démêlé : Contre-Réforme et Réforme anglaise 1542-1569
Parlementaire Artiste 1566-1587 Crise : Invincible Armada 1569-1594
Nouveau Monde Puritaine Prophète 1588-1617 Haut : Merry England 1594-1621
Cavaliers Nomade 1618-1647 Éveil : puritanisme 1621-1649
Glorieuse Héros 1648-1673 Démêlé : Restauration anglaise 1649-1675
Éclarcissante Artiste 1674-1700 Crise : Glorieuse Révolution 1675-1704
Révolutionnaire Éveillante Prophète 1701-1723 Haut : littérature augustéenne 1704-1727
Libertaine Nomade 1724-1741 Éveil : premier grand réveil 1727-1746
Républicain Héros 1742-1766 Démêlé : Guerre de la Conquête 1746-1773
Compromiste Artiste 1767-1791 Crise : Révolution américaine 1773-1794
Guerre Civile Transcendantale Prophète 1792-1821 Haut : époque des « bons sentiments » 1794-1822
Gilded Nomade 1822-1842 Éveil : second grand réveil 1822-1844
Guerre civile Héros Démêlé : Guerre américano-mexicaine et Sectionalisme 1844-1860
Progressiste Artiste 1843-1859 Crise : Guerre de Sécession 1860-1865
Grand Pouvoir Missionnaire Prophète 1860-1882 Haut : Reconstruction et Gilded Age 1865-1886
Perdue Nomade 1883-1900 Éveil : troisième grand réveil 1886-1908
Grandiose Héros 1901-1924 Démêlé : Première Guerre mondiale et Prohibition 1908-1929
Silencieuse Artiste 1925-1942 Crise : Grande Dépression et Seconde Guerre mondiale 1929-1946
Millénaire Baby boomer Prophète 1943-1960 Haut : capitalisme 1946-1964
X Nomade 1961-1981 Éveil : contre-culture et quatrième grand réveil 1964-1984
Millénaire Héros 1982-1996 Démêlé : grande modération et guerres culturelles 1984-2000
Z Artiste 1997-2010 Crises : crise économique mondiale, guerre contre le terrorisme, crise climatique, crise sanitaire de la Covid-19 2000-2022

Notes et références

  1. Wilhelm Dilthey, Le Monde de l’esprit, T.1. Histoire des sciences humaines, Paris, Aubier-Montaigne, 1947, p. 42, cité par Laurent Cantamessi, Génération paumée, causeur.fr, 3 juin 2014.
  2. Hérodote II, CXLII
  3. Karl Mannheim (trad. de l'allemand), Le problème des générations Présenté par Gérard Mauger, Paris, Armand Colin, , 162 p. (ISBN 978-2-200-27266-1, lire en ligne)
  4. Claudie Weill, « Compte rendu de Karl Mannheim ; Gérard Mauger et Nia Perivolaropoulou (Trads.), Le problème des générations, Paris, Nathan, », L'Homme et la société, , p. 147-148 (lire en ligne)
  5. Encyclopédie Universalis, « Classes d'âge », Universalis, (lire en ligne)
  6. Francis Lebon, Chantal de Linares, « Les jeunes : classe d’âge et âge de classes », Revue de l'enfance et de l'adolescence (n° 93), , p. 89-102 (ISBN 9782749251448, lire en ligne)
  7. CHAMBOREDON Jean-Claude, Jeunesse et classes socialesÉdition de Paul Pasquali, préface de Florence Weber., Paris, Éditions Rue d’Ulm, , 264 p. (ISBN 978-2-7288-0525-9, lire en ligne)
  8. Gérard Mauger, Ages et générations, La Découverte (lire en ligne), p. 7 à 9 -Chapitre I
  9. Samuel Coavoux, « Compte rendu de Karl Mannheim, Le problème des générations », https://www.liens-socio.org/, (ISBN 9782200272661, lire en ligne)
  10. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, , 672 p. (ISBN 2-7073-0275-9)
  11. Gérard Mauger, Ages et générations, Paris, La Découverte, (lire en ligne), Chapitre II
  12. Abdelmalek Sayad, « Le mode de génération des générations « immigrées » », L'Homme et la société, , p. 155-174 (lire en ligne)
  13. Gérard Mauger, Ages et générations, Paris, La Découverte, , p. 23 à 46 Chapitre II
  14. Gérard Mauger (trad. de l'allemand), Postface de Karl Mannheim Le problème des générations, Paris, Armand Colin, 1990-réed.2011, 162 p. (ISBN 978-2-200-27266-1, lire en ligne), p. 114-159
  15. Gérard Mauger, « Modes de génération des générations sociales », Sociologia historica 2/, , p. 111-130 (lire en ligne)
  16. Gérard Mauger, Ages et générations, Paris, La Découverte, , 125 p. (ISBN 978-2-7071-5888-8, lire en ligne), Chapitre III Générations sociales
  17. Gérard Mauger, « Après « la classe ouvrière ». À propos de Adieu Gary.. », Savoir/Agir (n° 10), , p. 147-149 (ISBN 9782914968676, lire en ligne)
  18. Gérard Mauger,  Crise de reproduction » et « désouvriérisation » des classes populaires en France" in acques Hamel, Catherine Pugeault-Cicchelli, Olivier Galland et Vincenzo Cicchelli (dir.), "La jeunesse n'est plus ce qu'elle était", Rennes, Presses Universitaires de Rennes, (lire en ligne), p. 187-196
  19. Encyclopédie Universalis, « Classe ouvrière. La crise de reproduction du groupe ouvrier », Universalis en ligne, (lire en ligne)
  20. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : : une chronique du salariat,, Paris, Fayard,

Voir aussi

Articles connexes

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