Jérôme Ducros
Jérôme Ducros est un pianiste et compositeur français né à Avignon le [1].
Pour les articles homonymes, voir Ducros.
Naissance | |
---|---|
Nationalité | |
Formation | |
Activités |
Instrument |
---|
Biographie
Après des études au Conservatoire d’Orléans avec Françoise Thinat, il entre en 1990 au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris dans la classe de Gérard Frémy et Cyril Huvé. Il y obtient un premier prix de piano à l’unanimité avec félicitations du jury en 1993, puis intègre le cycle de perfectionnement jusqu’en 1995. Il suit les classes de maître de Christian Zacharias, György Sebök et Leon Fleisher. En 1994, il remporte le deuxième prix du Concours international Umberto Micheli à Milan, concours créé par Maurizio Pollini qui siégeait au jury présidé par Luciano Berio. Il y obtient également le Prix spécial pour la meilleure interprétation de l’œuvre contemporaine imposée, Incises de Pierre Boulez[2].
Il poursuit depuis une carrière de concertiste qui l’amène à jouer dans des salles telles que le théâtre des Champs-Élysées, le théâtre du Châtelet, la salle Pleyel, le Concertgebouw d’Amsterdam, le Wigmore Hall de Londres, le Carnegie Hall de New-York, la Philharmonie de Berlin. Parmi ses partenaires de musique de chambre : Renaud Capuçon, Gautier Capuçon, Paul Meyer, Michel Portal, Nicholas Angelich, Frank Braley, Jérôme Pernoo, Gérard Caussé, le Quatuor Ébène. Il accompagne des chanteurs tels que Dawn Upshaw, Ian Bostridge, Diana Damrau, Angelika Kirchschlager[2]. Depuis 2007, il donne régulièrement des concerts de mélodies françaises avec Philippe Jaroussky[3]. Il crée des œuvres de Pascal Zavaro, Henri Dutilleux, Stéphane Delplace, François Paris, Karol Beffa, Philippe Leroux, Olivier Greif, Guillaume Connesson, Jérémie Rhorer, Jacques Lenot et Pierre Boulez.
Jérôme Ducros compose depuis ses plus jeunes années, mais n’a rendu publique cette partie de son activité qu’en 2006, à la création de son Trio pour deux violoncelles et piano[4]. En paraît En aparté, première monographie de l'œuvre de Ducros, contenant son Quintette avec piano et son Trio pour violon, violoncelle et piano.
Polémique du Collège de France
Le , Jérôme Ducros donne au Collège de France, dans le cadre de la chaire de création artistique de Karol Beffa, une conférence intitulée « L’atonalisme. Et après ? »[5],[6]. Il y compare les moyens discursifs du langage tonal et des langages non-tonaux, donnant largement l’avantage aux premiers, et considère le retour de la tonalité comme inéluctable[7].
Cette conférence suscite rapidement une vive polémique dans le milieu musical[8]. Le musicologue Claude Abromont réagit le puis le dans deux articles distincts, le premier[9] consacré à la conférence proprement dite, le second[10] consacré à la musique de Jérôme Ducros. On peut lire dans le premier : « Au lieu d’un éclairage serein des univers stylistiques respectifs que permet le recul actuel, une charge outrancière, caricaturale et sans références précises aux études déjà publiées, fut menée contre la musique atonale. Les arguments m’ont semblé si extravagants que j’ai ressenti le besoin d’en donner une lecture complémentaire. » Suivent beaucoup d’exemples musicaux destinés à invalider l’argumentaire de Ducros. Les réseaux sociaux alimentent ensuite la polémique. Selon Emmanuel Dupuy[11],[12], rédacteur en chef de Diapason, Jérôme Ducros y est traité à plusieurs reprises de « nazi » par des personnalités du milieu musical. Selon Michèle Worms[13], directrice de la rédaction de La Lettre du Musicien, il y est accusé de « révisionnisme » et de « négationnisme ».
Le , le compositeur Pascal Dusapin, lui-même titulaire de la chaire de création artistique du Collège de France pour l’année 2006-2007, écrit une lettre[14] à l’administrateur du Collège de France, Serge Haroche, avec copie à tous les professeurs, dans laquelle il parle de « révisionnisme musical » et regrette notamment « qu’une institution aussi digne ait laissé un tel espace à si peu d’esprit et d’entendement » : « Comment le Collège de France - qui accueille certains des plus grands penseurs de la planète - et dont vous êtes le garant des principes fondateurs peut-il être compagnon d'une telle indigence ? Les principes multiséculaires nobles et profonds du Collège de France ont été bafoués par une extrême incorrection intellectuelle qui a pris la forme d'un discours - non d'un cours - proféré avec une détermination sans nuance ni empathie avec son sujet, mais seulement par le ressentiment d'une histoire qui submerge son auteur. »
Ne recevant aucune réponse à cette lettre, et sur le conseil de Pierre Boulez, que cette conférence « a rendu furieux » selon Le Nouvel Observateur[15], il rend sa lettre publique.
Emmanuel Dupuy prend la défense de Jérôme Ducros dans l’éditorial du numéro d’ de Diapason[11] : « Pourquoi tant de haine ? Sans doute parce que dans le miroir que Ducros leur a tendu, les tenants de la modernité officielle se sont trop bien reconnus. » Arnaud Merlin répond à Emmanuel Dupuy dans Les lundis de la contemporaine sur France-Musique le , lui reprochant notamment de méconnaître la diversité de la musique contemporaine et de ne jamais fréquenter les concerts qui lui sont consacrés[16]. Emmanuel Dupuy réplique dans son éditorial du numéro de de Diapason[12]. Il revient à la polémique et à la « reductio ad Hitlerum » dont, selon lui, les détracteurs de la conférence de Jérôme Ducros ont souvent fait usage parce qu’ils étaient « à court d’arguments ». « Lu sur les réseaux sociaux, à propos de la conférence de Jérôme Ducros, écrit-il : « C’est le IIIe Reich au Collège de France… Il va finir par parler de musique dégénérée. » Et à propos de ma coupable bafouille : « Il semble que le terme de musique contemporaine commence ces temps-ci à ressembler à une insulte... Comme on a parlé de juif ou de cosmopolite en d’autres temps. »
Au mois de , le compositeur Philippe Manoury publie sur son blog une réponse détaillée et argumentée à la conférence de Ducros[17]. Émaillé d’exemples musicaux (Stravinsky, Debussy, Webern, Boulez, Stockhausen, Manoury…) qui, selon Manoury, contredisent les affirmations de Ducros, le texte se conclut par des remarques plus générales sur « le langage du ressentiment » : « Comment comprendre qu’un tel discours ne se contente que d’une avalanche de récriminations sans que rien soit dit des promesses supposées d’un retour aux valeurs tonales ? Mises à part les quelques phrases flatteuses, ô combien complaisantes, sur les beautés de la musique de son hôte Karol Beffa, Jérôme Ducros ne nous donne pas le moindre exemple de ce à quoi il aspire, hormis ce grand retour salvateur. Rien n’est dit sur la nécessité intérieure qu’il y aurait à composer à nouveau des œuvres franchement tonales et tout empreintes des caractéristiques de la musique romantique. Rien n’est dit sur l’urgence de créer des mondes sonores qui auraient leur propre authenticité grâce à l’invention de quelque forme d’expression nouvelle. Ce qui transparaît cependant, caché sous un chapelet de rictus sans joie, est un désir de revanche, de reconnaissance sociale et institutionnelle. »
Le , dans un article du Huffington Post intitulé « Quelle mouche a piqué le compositeur Pascal Dusapin ? »[18], Olivier Bellamy prend la défense de Jérôme Ducros : « Étrange pays où l'on peut écrire des livres personnels à la manière de Maupassant en fustigeant les expériences du Nouveau Roman, mais où l'on n'a pas le droit de faire de même en musique sans se faire traiter de « révisionniste ». »
Le Nouvel Observateur du , sous la plume de Jacques Drillon, consacre trois pages à la polémique[15]. Pascal Dusapin y précise les raisons de la publication de sa lettre : « J'interpellais le Collège de France, non sur le fond de ce discours, mais sur la manière. Ducros, dans un endroit où sont passés Lévi-Strauss, Bourdieu, Foucault, Barthes, Boulez et les autres ! […] Beffa n’a pas fait de polémique, mais il invite Ducros, qui le fait à sa place, et qui est connu dans le métier pour défendre… je ne sais pas quoi. Pour moi, c’est une indignité, un déshonneur fait au Collège de France. J’adore cette institution […] et j’ai mal supporté que Ducros y maltraite comme il l’a fait le code en vigueur dans cette maison depuis François Ier. Et cela, au frais des contribuables, dont je suis. » Dans le même article, Jacques Bouveresse, qui avait assisté à la conférence, réfute les accusations de Pascal Dusapin : « Je ne sais pas s'il existe des critères aussi précis que semble le croire Dusapin pour décider si une conférence présente ou non les caractéristiques nécessaires pour pouvoir être donnée au Collège de France. Mais je peux dire en tout cas au moins ceci : dans les limites de ma compétence sur le sujet et sur la base de l'expérience que j'ai eue de ces choses au cours des quinze années durant lesquelles j'ai enseigné au Collège de France et des comparaisons que cela me permet de faire, je ne vois rigoureusement rien dans l'exposé de Jérôme Ducros, auquel j'ai assisté, qui autorise à affirmer qu'il n'avait pas sa place au Collège de France. » Karol Beffa à son tour, toujours dans Le Nouvel Observateur, répond à Pascal Dusapin : « Il n’y avait ni « polémique », ni « sarcasme », ni « haine » dans l’intervention de Ducros. Il y avait une part d’ironie, mais cela fait partie de la liberté d’expression. Ducros prenait ses références du côté du sens commun, voilà ce qui l’a choqué. »
Jérôme Ducros lui-même intervient : « J'ai été surpris qu'un compositeur consacré comme Pascal Dusapin, qui a tous les honneurs et toutes les commandes, prenne sur son temps pour se manifester ainsi. D'autant que ce n'est pas moi qui suis titulaire de la chaire de création. J'y suis intervenu comme invité. […] Le divorce public-compositeurs est dû à une véritable rupture dans le langage musical. […] S'il est interdit d'en parler, qu'on le dise, qu'on vote une loi ! Je m'amuse de ce que Dusapin vante la liberté d'expression qui règne au Collège, et qu'il s'insurge dans le même temps qu'on puisse y tenir des propos comme les miens. »
Le , dans Le Figaro, Christian Merlin attaque les idées de Ducros[19] : « C'étaient les arguments de ceux qui déclarèrent la musique de Schönberg « dégénérée » : Furtwängler qualifiant la musique atonale de « biologiquement faible », Ernest Ansermet citant la musique dodécaphonique en même temps que la psychanalyse et la théorie de la relativité comme ferments du déclin de la civilisation. On pense aussi à la ménagère qui, devant un tableau de Picasso, s'exclame : « Mon fils de 3 ans fait aussi bien ! » Face à tant de poujadisme et de mauvaise foi, Pascal Dusapin, Philippe Manoury et d'autres réagissent, avec raison. Et aussitôt noms d'oiseaux et procès d'intention fusent, chacun accusant l'autre de haine et d'intolérance. On se demande comment un homme aussi sensible et intelligent que Karol Beffa, professeur à l'École normale supérieure, peut cautionner une telle régression intellectuelle. » Le même jour, l’écrivain Pierre Jourde publie un billet sur son blog[20] où il prend la défense de Ducros et Beffa : « Je vous invite instamment à suivre cette conférence sur internet, même si vous n’êtes pas familiers du langage musical, elle est claire, brillante, passionnante de bout en bout, et, ce qui ne gâte rien, pleine d’humour. […] Or cette conférence, savante, réfléchie, mesurée, jamais gratuitement polémique ni bêtement agressive, suscite une agitation auprès de laquelle la querelle des bouffons, au XVIIIe siècle, passerait pour un aimable échange de politesses. […] La réaction que l’on attendrait face à des propositions aussi stimulantes que celles émises par Ducros serait une discussion point par point de ses arguments. Ce serait mal connaître les académiques contemporains, les révolutionnaires institutionnels et décorés. On l’a vu naguère à propos de Jean-Philippe Domecq, lorsqu’il se permettait de remettre en cause, en argumentant de manière pondérée, une certaine doxa de l’art contemporain ou de la littérature contemporaine. Ce ne sont pas des arguments qui lui ont été opposés, mais une campagne systématique de démolition, un assassinat symbolique. »
Le , un débat sur la polémique est diffusé sur France-Musique, réunissant notamment, autour d’Arnaud Merlin, Gérard Condé, Claude Abromont et Karol Beffa. Le , Benoît Duteurtre, lui-même auteur d’une polémique en 1995 à la parution de son Requiem pour une avant-garde, publie dans Marianne un article[21] où il défend Ducros. « Ducros trouve la « musique contemporaine », telle qu’elle s’écrit depuis un demi-siècle, souvent stérile et rébarbative. Ce point de vue, qui rejoint celui de nombreux mélomanes, a fait l’effet d’une bombe depuis que Ducros, invité à une séance au Collège de France, a lâché le morceau au cours d’une conférence pleine d’ardeur polémique. Il n’en a pas fallu plus pour que le petit monde de l’avant-garde, sortant de sa léthargie subventionnée, crie au retour des heures sombres des années 1930. »
Jérôme Ducros lui-même s’est apparemment peu exprimé sur la question. En , à l’occasion de la sortie du premier disque consacré à sa musique[22], il accorde une courte interview à la revue Classica[23], où il revient brièvement sur la polémique : « Le paysage de la musique savante au XXe est inédit : musique contemporaine réduite à la portion congrue, interprètes consacrant leur carrière aux morts, séparation interprète-compositeur… Pourquoi ? Deux hypothèses sont à rejeter : celle, éculée, d’une frilosité générale des mélomanes ; l’autre, absurde, d’une pénurie de bons compositeurs : il y en a bien sûr autant qu’avant. Reste alors le langage. L’abandon de la tonalité au sens large marque une véritable rupture, à nulle autre comparable, qui touche aux fondements de la perception. […] En fait de critiques, j’ai surtout lu des insultes… Cela m’a d’autant plus interloqué que j’ai toujours aimé les différends intellectuels, la discussion. Le désaccord, loin de réduire dans mon estime la valeur de mon contradicteur, enrichit mes relations avec lui. Je sais de longue date que des musiciens admirables, des gens qui m’ont élevé, qui m’ont aidé, ne partagent pas forcément mes points de vue. Et alors ?! Devrais-je pour cela leur refuser mon admiration ou ma gratitude ? Jeter des noms en pâture sur les réseaux sociaux ? Allons ! ».
Au mois de , à l’occasion d’une autre interview pour le site pianobleu.com[24], Ducros précise les raisons qui l’ont poussé à n’intervenir que très peu publiquement : « Je m’exprimerai sur la question quand la tempête se sera calmée, ce qui n’est pas encore le cas puisque la sortie de ce disque tend à la raviver. « On ne questionne pas un homme ému », écrit René Char : je suis trop directement concerné par la violence et l’ampleur des attaques pour y répondre comme il se doit, c’est-à-dire sereinement. Imaginez un instant que je reprenne le « débat » là où il en est arrivé : « Idiot vous-même, aigri vous-même, nazi vous-même ! », ça aurait de la tenue… Je n’ai jamais formulé une seule attaque personnelle à l’encontre de quiconque, et ce n’est pas maintenant que je vais m’y mettre. La seule chose que je puisse dire à l’heure qu’il est, c’est que cette polémique dépasse de très loin ma conférence, ma musique et ma petite personne. Qui pourrait croire que je suis assez dangereux pour mériter que les plus grandes sommités du milieu se mettent en quatre pour me faire taire ?! Sérieusement, personne. Cette affaire nous parle en réalité de problèmes plus profonds, qu’il conviendra d’analyser en temps voulu, avec le recul nécessaire. »
Le , Alain Finkielkraut consacre son émission Répliques à cette polémique, et plus généralement à l'avenir de la musique contemporaine, en invitant Karol Beffa et Philippe Manoury à en débattre avec lui[25]. Ducros a posé, selon le philosophe, « la question qui fâche », déclenchant une « véritable fureur polémique »[26],[27]. Philippe Manoury, dans la même émission, parle, à propos des thèses de Ducros, de « révisionnisme ». Le , Pierre Jourde publie à nouveau un article consacré à la controverse[28]. Il y mentionne un texte de Jérôme Ducros : « Attaqué, vilipendé, défendu, Ducros s’est tenu à l’écart de l’agitation. Il vient de rédiger un long mémorandum, 94 pages en petits caractères, autant dire un livre, Réponse à Philippe Manoury, dans lequel il réplique point par point, phrase par phrase à ce compositeur qui a été l’un de ses plus sévères accusateurs. » Pierre Jourde s'appuie sur le texte en question pour s'adresser à Jacques Drillon. Ce dernier, dans un article du Nouvel Observateur du [15], avait avancé que la réponse de Manoury à la conférence de Ducros[17] resterait « dans les annales de la rigueur », ce que Ducros semble contester : « Si [Jacques Drillon] prend la peine de lire le long texte, très fouillé, de Jérôme Ducros, il s’apercevra que la rigueur n’est peut-être pas du côté qu’il croit, et que le texte de Manoury fourmille d’inexactitudes, d’à-peu-près, et par-dessus tout répond à un discours qui n’est pas celui de Ducros, auquel il attribue même des termes que ce dernier n’a jamais employés. Comme rigueur, on fait mieux. » Il conclut son article sur une citation du texte de Ducros, où l'auteur revient sur les attaques personnelles dont il a été l'objet : « il importe de regarder les attaques en face, et même de tendre l’autre joue. Car leur bassesse, que l’on pourrait croire purement formelle, tant elle semble n’avoir trait qu’à la déroute intellectuelle de ceux qui s’y adonnent, touche en réalité à un point crucial qu’on ne doit pas occulter : celui de l’état chancelant d’un courant artistique qui refuse depuis toujours d’être soumis à la moindre critique. »
Le , Bertrand Dermoncourt consacre un article de L'Express à la controverse[26],[27]. La conférence de Ducros, écrit-il, « a déclenché une nouvelle bataille d'Hernani [...] et suscite, depuis plus d'un an, une avalanche de débats et d'invectives. Visiblement, les idées de Jérôme Ducros gênent. » Le journaliste cite les grandes étapes de la polémique, et confirme que Ducros, « depuis le début [...], se tient à l'écart de l'agitation qui désormais entoure son nom ». Puis il mentionne le texte « encore inédit » de Ducros dont Pierre Jourde avait révélé l'existence le . Il écrit notamment que Ducros y « répond point par point, phrase par phrase » à Philippe Manoury qui « n'en sort pas grandi ». Cette polémique, poursuit Dermoncourt, « rappelle la querelle sur l'art contemporain, avec Jérôme Ducros dans le rôle de Jean Clair ».
Dans Le Débat d', l'historien Pascal Ory consacre son article Modernisme, fin de partie ?[29] à la conférence de Ducros et à la controverse qu'elle a suscitée. « [...] Ducros, au long d'une intervention non dénuée d'humour au premier comme au second degré, allait proposer une déconstruction du système atonal non dans l'abstrait, mais à partir d'objets sonores identifiés, pour la plupart joués par lui-même au piano. Notons ici, au passage, le recours à la démonstration intellectuelle par le son musical, qui permet d'établir un lien sensuel entre le théoricien et son public, dans un échange moins inégalitaire que celui de l'autorité strictement verbale [...]. La part physique (performance) de l'argumentation retrouve ici toute sa vigueur. Au XXIe siècle, de tels cours, de tels séminaires, laissent des traces[30]. » Pascal Ory, analysant ensuite les raisons de la polémique, avance notamment cette hypothèse : « Ce qui chagrinait ceux qui [...] répondirent si vertement [aux positions de Ducros et Beffa], c'est, d'une part, on l'a vu, qu'elles puissent se faire entendre dans une enceinte sacrée et, de l'autre, que ces deux voix fussent celles non pas de compositeurs chenus, membres ou non de l'académie des beaux-arts [...], mais de compositeurs et interprètes appartenant, suivant la formule consacrée par la religion culturelle, aux jeunes générations. On ne pouvait pas avouer plus nettement que ce qui provoquait la colère était l'hypothèse d'un renversement du « sens de l'histoire »[31]. » Ory analyse ensuite en historien la singularité du paysage musical français en termes de concentration des pouvoirs aux mains d'une esthétique unique. C'est ce qui permet de comprendre, selon lui, l'éclosion d'une telle polémique en 2013, alors qu'il date l'entrée en crise de « la théorie et la pratique modernistes » du milieu des années 1970 : « On tient sans doute là l'une des clés d'interprétation de « l'exception musicale ». Définissons-la comme ce statut très spécifique qui fait que les institutions de canonisation en matière de musique savante [...] sont mieux tenues et plus longtemps que partout ailleurs par les tenants du modernisme. Le « mieux et plus longtemps que partout ailleurs » est sans doute à corréler au faible poids du marché dans ce secteur[32]. »
Dans son livre L'Homme dévasté[33], paru en 2015 à titre posthume, le philosophe Jean-François Mattéi, qui se livre à une critique de la déconstruction au XXe siècle dans différents domaines (le langage, le monde, l'art, le corps), prend appui sur la conférence de Ducros pour évoquer la déconstruction musicale, qui se traduit par la suppression de la tonalité. « Jérôme Ducros insistait sur la contradiction d'une révolution devenue conservation : si le modernisme en musique, comme dans les autres arts, est le refus de la norme, ici celle de la tonalité, que proposer de nouveau quand le modernisme est devenu la norme ? » Mattéi évoque également la polémique qui s'est ensuivie : « La conférence suscita des réactions d'une rare violence dans la presse et sur Internet au-delà des milieux musicaux. Le pianiste fut dénoncé comme hérétique par des professeurs du Collège de France, les partisans de l'atonalité n'hésitant pas à l'attaquer personnellement en le traitant de réactionnaire et de révisionniste. La querelle musicale, nouvelle reprise de la querelle des Bouffons au XVIIIe siècle, était devenue une véritable bataille politique. » Pourtant selon Mattéi, les écrits mêmes de Pierre Boulez, en attestant d'une volonté déconstructrice, corroborent les observations de Ducros : « Pierre Boulez affirme, dans Points de repère, que « l'œuvre n'est plus cette architecture dirigée allant d'un « commencement » vers une « fin » à travers certaines péripéties ; les frontières sont volontairement anesthésiées, le temps de l'écoute devient non directionnel – des bulles de temps si l'on veut ». Jérôme Ducros ne disait pas autre chose dans sa conférence. Mais l'amateur de musique peut-il se satisfaire de « bulles de temps » qui lui imposent une écoute hachée sans un mouvement orientant la musique, et le plaisir ressenti, vers leur accomplissement ? »[34]
Le , sur Radio Classique, Luc Ferry conseille aux auditeurs de regarder la conférence de Jérôme Ducros, qui, selon lui, « critique de manière extrêmement intelligente cette musique sérielle dodécaphonique ringarde et passée aux oubliettes de l'histoire, comme le Nouveau roman. »[35]
Pour l’année 2017-2018, un séminaire du musicologue Philippe Cathé, pour les Master 1 et 2 de musicologie de l’Université Paris-Sorbonne, est intitulé : Analyse d’une polémique : la conférence de Jérôme Ducros au Collège de France et ses commentaires dans le monde musical[36]. S’étalant sur l’année scolaire et intégralement consacré à cette conférence et à la polémique qu’elle a suscitée, le cours est présenté ainsi par son auteur : « Dans le cadre de sa chaire de création artistique au Collège de France durant l’année 2012-2013, Karol Beffa invite Jérôme Ducros à prononcer une conférence illustrée de musique. Intitulée L’atonalisme. Et après ?, elle suscite une vive controverse dans le milieu musical, sur les ondes et dans la presse. De nombreux musiciens et compositeurs s’en mêlent – Dusapin, Manoury, peut-être même Boulez. Après cet emballement médiatique, nous n’aurons pas trop de l’année pour analyser froidement le propos de Jérôme Ducros et la polémique qui a suivi ainsi que la nature changeante des arguments des divers partis[36]. »
Écrits sur la musique
Jérôme Ducros a publié dans la revue Commentaire n°129, parue au printemps 2010, un texte qui défend le retour de la tonalité en musique. Il y ébauche une histoire de la modernité dans laquelle il dissocie esthétique et attitude modernes, considérant que c'est une erreur de confondre les deux[37].
« L’attitude moderne (en gros, l’insoumission), est un invariant de l’histoire de l’art, compagne de toutes les révolutions, moteur de tous les changements. L’esthétique moderne, en revanche, n’est que l’esthétique d’une époque : en l’occurrence aujourd’hui celle du XXe siècle. Pour la musique, elle présuppose entre autres l'atonalisme, selon une décision multilatérale vieille d'une centaine d'années environ. [...] Aux grandes heures de la modernité (Stravinsky, Picasso…), attitude et esthétique allaient de pair dans des œuvres souvent saisissantes. Désormais, soit je choisis l’esthétique moderne (et mon attitude sera alors typiquement anti-moderne, puisque je souscrirai aux canons que mes professeurs ou mes prédécesseurs m’auront imposés), soit je choisis l’attitude moderne (qui entraînera de ma part un rejet de l’esthétique imposée, donc de la modernité, dont il sortira une œuvre littéralement anti-moderne). Si l’on admet que la vraie modernité se doit de conjuguer une attitude et une esthétique qui lui soient entièrement soumises, on est forcé de conclure qu’il est impossible aujourd’hui d’être moderne. »
Il a publié le dans le journal Libération une tribune libre où il reprend en les résumant les grandes lignes de l’article pré-cité, en y ajoutant qu’après les expériences artistiques extrêmes du XXe siècle, tout acte artistique est inévitablement un retour :
« […] les contemporains certifiés conformes sont eux-mêmes, après tout, rétrogrades. L’épopée de l’art, si l’on s’en tient à la vision darwinienne qui lui sert d’histoire officielle, est close. Les Modernes emblématiques ont mis un terme à cette grande aventure qui a exhaussé l’homme au-delà de sa condition première, qui a transfiguré l’artisan modeste qui doute de ses mains en artiste génial qui ne doute pas de son talent, qui a offert à nos sens tous les degrés possibles de la contemplation, de Lascaux à la toile blanche, du plain-chant au silence de Cage, de la sculpture antique à l’urinoir. En un mot : de l’œuvre sans signature à la signature sans œuvre. Le summum du moderne ayant été atteint, écrire après, quoi qu’il arrive, c’est «revenir». Comment s’étonner dès lors que l’on plaide pour une remise en cause radicale des dogmes vingtiémistes plutôt que pour leur perpétuation sous une forme édulcorée [38]? »
Discographie sélective
- Hommage à Jane Bathori, Dawn Upshaw (soprano), Jérôme Ducros (piano), Erato, 1999.
- Franz Schubert, Les Fantaisies pour piano, Jérôme Ducros (piano), Ligia Digital, 2001.
- Sergueï Rachmaninov, Franck Bridge, sonates pour violoncelle et piano, Jérôme Ducros (piano), Jérôme Pernoo, violoncelle, Ogam, 2003
- Ludwig van Beethoven, Trios op. 11 et op. 38, Jérôme Ducros (piano), Florent Héau (clarinette), Henri Demarquette (violoncelle), Zig Zag Territoires, 2005
- Franz Schubert, Œuvres pour violon et piano, Renaud Capuçon (violon), Jérôme Ducros (piano), Virgin Classics, 2006
- Capriccio, Œuvres pour violon et piano, Renaud Capuçon (violon), Jérôme Ducros (piano), Virgin Classics, 2008
- Gabriel Fauré, Ballade et Fantaisie pour piano et orchestre, Orchestre de Bretagne, Moshe Atzmon (dir.), Jérôme Ducros (piano), Timpani Records, 2009
- Ludwig van Beethoven, Œuvres pour violoncelle et piano, Jérôme Pernoo (violoncelle), Jérôme Ducros, (piano), Ligia Digital, 2009
- Opium, Philippe Jaroussky (contre-ténor), Jérôme Ducros (piano), Renaud Capuçon, violon, Gautier Capuçon, violoncelle, Emmanuel Pahud, flûte, Virgin Classics, 2009.
- Guillaume Connesson : Musique de chambre, Jérôme Ducros (piano), Jérôme Pernoo (violoncelle), Lise Berthaud (alto), Sergey Malov et Ayako Tanaka (violon), Florent Héau (clarinette), collection Pierre Bergé, 2012
- Francis Poulenc, Claude Debussy, Alan Ridout : Contes, Laurence Ferrari (récitante), Jérôme Ducros (piano), et Renaud Capuçon (violon), Virgin Classics, 2012
- En aparté, Œuvres de Jérôme Ducros : Mi Sa Yang (violon), Sergey Malov (violon), Jérôme Pernoo (violoncelle), Gérard Caussé (alto), Jérôme Ducros (piano), Decca, 2013
- Green, Mélodies et chansons françaises sur des poèmes de Paul Verlaine, Philippe Jaroussky (contre-ténor), Quatuor Ébène, Jérôme Ducros (piano et arrangements), et la participation de Nathalie Stutzmann (contralto), Erato, 2015
- Intuition, pièces de concert pour violoncelle et piano (notamment Encore de Jérôme Ducros), et violoncelle et orchestre, avec Gautier Capuçon, l'Orchestre de chambre de Paris dirigé par Douglas Boyd, et Jérôme Ducros (piano), Erato, 2018
- Johannes Brahms, Trio op. 114 et Quintette op. 115, avec Florent Héau, Jérôme Pernoo et le Quatuor Voce, Klarthe, 2018
- Sergueï Rachmaninov, Nikolaï Miaskovski, sonates pour violoncelle et piano, avec Bruno Philippe (violoncelle) et Jérôme Ducros (piano), harmonia mundi, 2019
- Émotions, album de Gautier Capuçon : pièces pour violoncelle, piano et orchestre, de Franz Schubert, Felix Mendelssohn, Piotr Ilitch Tchaïkovski, Antonín Dvořák, Gabriel Fauré, Erik Satie, Claude Debussy, Astor Piazzolla, Édith Piaf, Leonard Cohen, Michael Nyman, Ludovico Einaudi, Max Richter... Gautier Capuçon (violoncelle), Jérôme Ducros (piano et arrangements), Orchestre de chambre de Paris, Adrien Perruchon (dir.), Erato-Warner Classics, 2020
Œuvres principales
- Encore pour violoncelle et piano (2000)
- Private Joke pour violoncelle et piano (2003)
- Trio pour deux violoncelles et piano (2006)
- Trio pour violon, violoncelle et piano (2007)
- La Mort du Poète (poème d'Alphonse de Lamartine), pour voix de basse, quatuor à cordes et piano (2008)
- Quintette pour piano et cordes (2009)
- Les Heures Claires (poème d'Émile Verhaeren), pour mezzo-soprano, clarinette, violoncelle et piano (2010)
- Fantaisie pour violoncelle et piano (2012)
- Concerto pour violoncelle, piano et orchestre (2016)
- Les Horloges (poème d'Émile Verhaeren), pour mezzo-soprano, clarinette, violoncelle et piano (2017)
Références
- http://www.pianobleu.com/jerome_ducros.html
- http://www.valmalete.com/seeartist.php?modif=96
- http://www.concerts.fr/Biographie/jerome-ducros
- Dans le programme du concert du 16 octobre 2011 au Théâtre Saint-Louis de Pau, il écrit : « Quoique composant régulièrement depuis mes jeunes années, je ne me suis résolu à rendre publique cette facette de mon activité que récemment. Je dois remercier les amis musiciens qui m’y ont incité, sans lesquels je n’aurais peut-être pas encore osé assumer le décalage temporel (devrais-je dire l’u-chronie, comme on dit utopie ?) dont ma musique peut sembler porteuse. »
- http://www.college-de-france.fr/site/karol-beffa/seminar-2012-12-20-15h00.htm#%7Cq=../karol-beffa/seminar-2012-2013.htm%7Cp=../karol-beffa/seminar-2012-12-20-15h00.htm%7C
- https://www.youtube.com/watch?v=Yot1zZAUOZ4
- cf. notamment : « L’atonalisme en question au Collège de France », La Lettre du musicien n°427, janvier 2013
- cf. notamment La haine de soi, par Emmanuel Dupuy, Diapason n°612, avril 2013, p. 22 ; éditorial de La Lettre du musicien n° 433, mai 2013
- « http://www.melozzoo.org/melozzoo/Home-JMV/Les-BF-de-C.-Abromont/Debats/Tonal-atonal-retour-vers-le-futur »(Archive.org • Wikiwix • Archive.is • Google • Que faire ?)
- « http://www.melozzoo.org/melozzoo/Home-JMV/Les-BF-de-C.-Abromont/Debats/La-musique-post-musique »(Archive.org • Wikiwix • Archive.is • Google • Que faire ?)
- La haine de soi, par Emmanuel Dupuy, Diapason n°612, avril 2013, p. 22
- Le PC et les néonazis, par Emmanuel Dupuy, Diapason n°614, juin 2013, p. 24
- La Lettre du musicien, éditorial du n° 433, mai 2013
- « Lettre de Pascal Dusapin au directeur du Collège de France », sur blogspot.fr (consulté le ).
- Musique : c'est la guerre ! par Jacques Drillon, Le Nouvel Observateur n°2534, 30 mai 2013, p. 118-120
- « Les lundis de la contemporaine : podcast et replay », sur France Musique (consulté le ).
- Mais de quoi donc ce “néo” veut-il nous parler ? http://www.philippemanoury.com/?p=5182
- Olivier Bellamy, « Quelle mouche a piqué le compositeur Pascal Dusapin? », sur Le Huffington Post, (consulté le ).
- Aimez-vous la musique contemporaine ? par Christian Merlin, Le Figaro du 4 juin 2013
- http://pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com/archive/2013/06/04/une-querelle-musicale.html
- Une avant-garde qui recule, par Benoît Duteurtre, Marianne n°847, 13 juillet 2013, p. 87
- En aparté, œuvres de Jérôme Ducros, DECCA, 2013
- Jérôme Ducros, « Peut-on encore être moderne ? », propos recueillis par Bertrand Dermoncourt, Classica n° 153, juin 2013, p.12
- http://www.pianobleu.com/actuel/quintette-trio-piano-jerome-ducros-disque201306112.html
- « Où va la musique contemporaine ? », sur franceculture.fr, (consulté le ).
- « Accords et à cris », par Bertrand Dermoncourt, L'Express n°3273 du 26 mars 2014, pp. 92-94
- Polémique Ducros : La musique contemporaine accords et à cris, par Bertrand Dermoncourt
- http://pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com/archive/2013/12/02/une-querelle-musicale-suite-514819.html
- Pascal Ory, Modernisme, fin de partie ?, Le Débat, 2014/4 n°181, p.52-59
- Pascal Ory, Modernisme, fin de partie ?, Le Débat, 2014/4 n°181, pp.53-54
- Pascal Ory, Modernisme, fin de partie ?, Le Débat, 2014/4 n°181, p.56
- Pascal Ory, Modernisme, fin de partie ?, Le Débat, 2014/4 n°181, p.58
- Jean-François Mattéi, L'Homme dévasté, essai sur la déconstruction de la culture, Grasset, 2015
- Jean-François Mattéi, L'Homme dévasté, op. cit., pp. 188-190
- Radio Classique, émission Accords et Désaccords, de Guillaume Durand, le 14 mars 2016. http://www.radioclassique.fr/player/progaction/initPlayer/podcast/accords-desaccords-2016-03-14-08-40-50.html
- « Musique et musicologie - Master - Année 2017-2018 », sur paris-sorbonne.fr
- Jérôme Ducros, « Le néo, l'impasse et le moderne », sommaire du no 33, vol. 19, de la revue Commentaire(Archive.org • Wikiwix • Archive.is • Google • Que faire ?), sur Commentaire, (consulté le ).
- Jérôme Ducros : Y a-t-il une musique après la musique contemporaine ?
Liens externes
- L'atonalisme. Et après ? Conférence du 20 décembre 2012 au Collège de France, sur le site du Collège de France (chaire de création artistique de Karol Beffa)
- Portail d'Avignon
- Portail de la musique classique