Galénisme

Le galénisme est un système médical qui, élaboré au Moyen Âge à Byzance, fut utilisé pendant des siècles par des médecins de différentes civilisations, essentiellement le monde musulman, la chrétienté et le judaïsme. Le galénisme est ainsi nommé d'après Galien de Pergame (129-216), le dernier des grands médecins créateurs de l'Antiquité gréco-romaine, qui produisit une œuvre considérable, touchant aussi bien la médecine que la philosophie, la rhétorique ou la poésie. Galien mourut au IIIe siècle. Tombé dans l'oubli les siècles suivantes, sa théorie et ses pratiques médicales furent récupérées à partir du XIe siècle avant de devenir pendant plus de 500 ans le système médical dominant dans le monde occidental et musulman et jusqu'à ce que l'avènement de nouveaux paradigmes scientifiques n'aboutissent à son abandon complet au cours des XVIIe et XVIIIe siècles.

Quatuor à cordes de Galien, Platon, Aristote et Hippocrate, dirigé par Galien (gravure, 1516).
Champier dans cet ouvrage médico-philosophique, cherche à faire une synthèse de ces quatre systèmes de pensée de l'Antiquité.

Description générale

À la suite de la division de l'Empire romain au IVe siècle, l'Empire romain d'Occident disparaît rapidement et avec lui la médecine savante alors que l'Empire romain d'Orient (ou Empire byzantin) subsiste et conserve l'héritage culturel et scientifique gréco-romain. Le corpus galénique continuera à faire autorité auprès des médecins de Constantinople et d'Alexandrie et sera assimilé durant l'âge d’or islamique aux Xe et XIe siècles. Ce galénisme revu et simplifié par Rhazès ou Avicenne reviendra en Europe occidentale par des traductions de l'arabe en latin au XIe et XIIe siècles. Mais en entrant à l'université, l'enseignement du système médical de Galien se confronta à l'aristotélisme et s'égara dans des arguties scolastiques sans fin.

À la Renaissance, le retour direct aux sources grecques marque un premier tournant dans le galénisme en purgeant les écrits médiévaux des erreurs laissées par les traducteurs et les copistes. En remettant l'anatomie à la base de la médecine et en prônant la pratique de la dissection et de l'expérimentation, conformément aux recommandations de Galien, les médecins de cette époque ouvrent une brèche dans la forteresse du galénisme, dans laquelle André Vésale s'engouffre avec tout l'enthousiasme de la jeunesse. Dans son ouvrage De humani corporis fabrica, il publie les premières représentations graphiques de corps disséqués et ose dénoncer avec courage sinon impudence, les erreurs de Galien.

La remise en cause du paradigme galénique de la théorie des quatre humeurs, des quatre qualités (chaud/froid, sec/humide) et du pneuma, à la base de la physiologie galénique, se fit peu à peu, sans chercher à tester directement ces modèles (en soi non réfutables) mais en concevant de multiples expérimentations montées dans le but d'évaluer les hypothèses explicatives d'une physiologie expérimentale. Une des premières belles réussites de cette entreprise est celle de William Harvey qui montre que le sang va des artères aux veines, et arrive à établir que le cœur fonctionne comme une pompe qui envoie le sang dans un circuit fermé sur lui-même. Au cours du XVIIIe siècle, les expérimentateurs réussirent peu à peu à proposer des modèles du système cardiovasculaire, respiratoire, digestif et nerveux, basé solidement sur des observations expérimentales. Avec les avancées de la médecine expérimentale aux XIXe et XXe siècles, le galénisme disparaîtra définitivement de l'enseignement médical.

Une fois la physiologie de Galien complètement laminée par la méthode expérimentale, le galénisme ne subsista plus en Occident, même à titre de « médecine traditionnelle européenne », contrairement aux médecines traditionnelles chinoise et indienne qui résistèrent beaucoup mieux au rouleau compresseur de la médecine moderne. Paradoxalement, le galénisme qui fut importé en Inde par les musulmans, y a survécu jusqu'à l'époque moderne sous le nom de médecine Yunâni[1]. C'est une des six médecines traditionnelles institutionnalisée en Inde, bien ancrée dans le pays et qui reste aussi pratiquée au Pakistan, Bangladesh et en Iran.

Finalement, le grand succès du galénisme, qui tenait à une cohérence rationnelle remarquable soutenue à la fois par l'expérience (empeiria) et la raison (logos)[2], sera pour la même raison, victime de la séduction intellectuelle qu'il exerça sur des générations de médecins qui en ont fait un dogme indépassable. Les hypothèses théoriques doivent bien sûr s'appuyer sur une base empirique solide, mais les méthodes et techniques d'observation évoluant en permanence, la théorie doit être sans arrêt remise sur le chantier. En science, rien n'est définitivement acquis et a fortiori dans les systèmes pré-scientifiques de l'Antiquité.

Le corpus galénique

Seule une petite partie de cette œuvre composée en grec sous le règne des trois empereurs romains Marc Aurèle, Commode et Septime Sévère, nous est parvenue. De larges pans n'ont survécu qu'en traduction arabe ou latine, voire ont complètement disparu[3].

Cette œuvre ne nous est pourtant accessible que dans une édition du début du XIXe siècle. L'édition de C. G. Kühn, faite des textes grecs et des traductions latines, est parue à Leipzig entre 1821 et 1833. Elle couvre 150 traités conservés et plus de 20 000 pages. Seule une part minime est aujourd'hui traduite dans une langue moderne[4].

Cet oubli, même de la part du grand public cultivé[5], est notable alors que la doctrine hippocrato-galénique domina la pensée médicale pendant plus d'un millénaire et demi, jusqu'au XVIIe siècle (Galien glorifié, Galien contesté..., Lafont[6], 2011). Cette relégation se comprend d'un point de vue scientifique mais le contraste est saisissant avec le sort beaucoup plus favorable qu' on connues les pensées médicales pré-scientifiques d'Asie (notamment chinoise et indienne). Ainsi, le corpus galénique est ignoré en Occident alors que le public cultivé chinois connaît et cite encore avec déférence le Huangdi Nei Jing[n 1], l’œuvre de référence de la médecine chinoise rédigée de -300 à +260. En France, la médecine traditionnelle évoque surtout la satire burlesque du médecin Diafoirus de Molière, qui ne sait prescrire que la saignée, la purgation et le clystère (lavement).

L’œuvre de Galien connut un réel succès dès la fin de sa vie. Elle est citée aussi bien par les philosophes que les médecins[7]. Oribase un auteur médical qui écrivait à la fin IVe siècle, publie à la demande de l'empereur Julien, les Collections médicales (en 70 livres), comprenant l'ensemble des connaissances médicales anatomiques, physiologiques, thérapeutiques et pharmacologiques de l'époque. Galien y tient la première place. Peu à peu, les seuls textes de médecine gréco-romaine à être transmis dans le monde byzantin sont ceux de Galien et de son maître Hippocrate, complétés par la Materia medica de Dioscoride, la nosologie d'Arétée de Cappadoce et la gynécologie de Soranos d'Éphèse.

Galien avait conçu un système explicatif global basé sur la raison et l'observation qui a réussi à s'imposer, soutenu par une plume féroce et un talent rhétorique indéniable. Replacé dans le cadre intellectuel de l'époque, sans méthodologie expérimentale bien établie et sans connaissances (bio)chimiques ni microscope, le système galénique réalisait un genre d'achèvement inégalable. Les médecins européens et arabes des siècles suivants ont considéré que Galien avait tout dit et (que) tout était dans Galien[3]. Cette doctrine médicale était ainsi considérée comme ayant atteint la perfection ultime.

Le galénisme jusqu'à la Renaissance

Les médecins de l'école d'Alexandrie, de Byzance et du monde islamique firent tous de Galien l'autorité médicale suprême. Aucun autre système médical ne fut en compétition avec son système de pensée[8]. Durant la phase tardive de l'école d'Alexandrie, les écrits de Galien furent abrégés dans un canon de seize écrits. Pour des raisons didactiques, la pensée médicale complexe de Galien fut simplifiée et résumée.

Dans le monde musulman : le corpus galénique simplifié et résumé

Ysagoge de Hunayn Ibn Ishaq.

Les œuvres essentielles de Galien furent d'abord traduites en syriaque, à partir de 550, par le médecin jacobite Serge de Reshaina, puis en arabe par le célèbre médecin de Bagdad, de religion nestorienne, Hunayn ibn Ishaq (808-873) et ses élèves. Le système médical de Galien tel qu'il a été élaboré au Moyen Âge à Byzance, dans le monde musulman et en Europe, est connu sous le nom de galénisme. Il est devenu la base de l'éducation médicale dans l'ensemble des mondes musulman, juif et chrétien. À cette époque, la connaissance livresque médicale a souvent supplanté le savoir-faire pratique. Les riches débats entre les diverses écoles médicales de l'Antiquité (rationaliste, méthodique, empirique, Érasistratiens, pneumatique[2]) ont cessé. Le galénisme triomphe alors au détriment de Galien (Nutton[7]) : les seuls débats à survivre portent sur l’exégèse textuelle, et la théorie médicale n'a plus d'autre horizon que spéculatif. Le génie observationnel de Galien trouve rarement place dans le galénisme. L'insistance même de Galien pour que les médecins soient aussi des philosophes contribue certainement à faire du galénisme une doctrine à interpréter comme les autres. Ainsi, Stéphane d'Athènes[9] (Stéphanos Στεφάνος, ca 550-630), philosophe, sophiste et médecin qui séjourne à Alexandrie, donne un enseignement aussi bien sur les œuvres d'Hippocrate ou de Galien que d'Aristote.

Les études galéniques prirent un nouvel essor avec la « Renaissance de l'islam » au Moyen-Orient. Du Xe siècle au milieu du XIe siècle s'ouvrit la période la plus faste de la civilisation musulmane, une époque où l'humanisme, la tolérance et l'ouverture sur les autres cultures étaient la règle. Les grands savants encyclopédistes de cet âge d'or, Rhazès, Al-Majusi et Avicenne, tous d'origine persane, placèrent leur pensée médicale dans la lignée des maîtres de la médecine grecque antique, Galien et Hippocrate.

Rhazès (865-925) ou Razi (persan: رازی), penseur indépendant qui n'hésitait pas à dire que tous les prophètes étaient des imposteurs, devint pourtant directeur des hôpitaux de Bagdad et de Rayy[8]. Grand clinicien, il était convaincu que la recherche médicale ne doit jamais s'arrêter. De même que Galien, son modèle, critiquait ses prédécesseurs, Rhazès n'hésitait pas à critiquer ses propres prédécesseurs, y compris son maître. Son Kitāb al-hāwī, vaste compilation d'observations cliniques traduite en latin dès la fin du XIIIe siècle sous le titre de Continens et imprimée à Brescia en 1486, deviendra un des ouvrages majeurs qui permettront à la médecine européenne de renouer avec son passé grec. D'autres œuvres, comme le Kitab al-Mansuri, seront étudiées par des générations de médecins européens.

Ali ibn Abbas al-Majusi, dit Haly Abbas (ca 925 - 982), est l'auteur du Kitab al-Malaki, le « Livre royal », une des meilleures synthèses de la science médicale de l'époque[10]. L'ouvrage, traduit en latin dès le XIe siècle et imprimé à Venise en 1492, connaîtra une large diffusion en Europe sous le titre de Liber regius. Cette somme représente parfaitement le galénisme simplifié dans sa forme pure.

Détail d'une enluminure du Canon medicinae d’Avicenne (Besançon - BM - ms. 0457 - f. 051).

Le troisième grand nom de la médecine musulmane orientale, Avicenne (980-1037) ou Ibn Sīnā (persan:ابن سینا) se singularise par le fait qu'il demeura toute sa vie en Perse, sans jamais se rendre à Bagdad. Son œuvre majeure Kitab al-Qanun le « Canon de la médecine » connut un immense succès. Traduit en latin dès le XIIe siècle, puis en hébreu, il sera imprimé à Milan en 1473 et deviendra l'ouvrage de référence de la médecine jusqu'au XVIIe siècle. Remarquable de limpidité et d'une parfaite cohérence, l'ouvrage figera le galénisme pour longtemps, sans y avoir apporté de notables innovations. Avicenne qui se considérait comme un philosophe, chercha à concilier Galien et Aristote, et donna la préférence à ce dernier chaque fois que c'était possible[8]. Il attribua au cœur qu'il décrit avec trois ventricules, une position dominante, opinion clairement réfutée par les observations de Galien.

L'anatomie que Galien avait placé à la base de sa pensée médicale ne pouvait être étudiée du fait de la proscription par le Coran de toute manipulation et même de tout contact avec les cadavres. La théorie des humeurs, la doctrine des quatre éléments et les conceptions galéniques de la respiration et du fonctionnement du cœur seront reprises pratiquement sans modification. Au XIIe siècle, la médecine européenne découvrira la médecine grecque essentiellement sous la forme simplifiée et modifiée que lui a conférée Avicenne.

Dans l'occident musulman, plusieurs praticiens de la médecine se distinguèrent en al-Andalus (Espagne). Abulcasis (ca. 936-1009), un grand chirurgien, est l'auteur d'une volumineuse encyclopédie médico-chirurgicale Kitab al-tassif li-man ajiza an al-talif, inspirée par le savoir médical grec. Averroes ou Ibn Rushd (1126-1198), un savant universel, surtout connu pour ses études de la pensée d'Aristote, publie aussi des commentaires de Galien et d'Avicenne et un traité de médecine Kitab al-kulliyat fil-tibb « Livre de médecine universelle » qui fut traduit en hébreu puis en latin au XIIIe siècle, sous le titre de Colliget et largement distribué après son impression à Venise en 1482 et 1560. Il adhère au paradigme hippocrato-galénique en se permettant parfois de corriger Galien pour le rendre conforme à Aristote.

En Europe occidentale : le corpus galénique d'abord oublié puis redécouvert

À la suite de la division de l'Empire romain au IVe siècle, l'Empire romain d'Occident disparait rapidement (sous les coups des Germains et des Huns) alors que l'Empire romain d'Orient (nommé aussi Empire byzantin) subsiste presque un millénaire jusqu'à la prise de Constantinople en 1453 par les Ottomans. Chrétien et utilisant le grec et le latin comme langues officielles, l'empire byzantin va conserver l'héritage culturel et scientifique gréco-romain. Le corpus galénique continuera à faire autorité auprès des médecins de Constantinople et d'Alexandrie (rattachée à Byzance jusqu'à la conquête arabe en 641).

En Europe occidentale, la médecine gréco-romaine que Galien avait portée à un très haut niveau à Rome, fut quasiment oubliée après les invasions barbares. Il n'en survécut que des bribes dans les monastères jusqu'au XIe siècle. Né en Égypte, le monachisme se répandit au Proche-Orient puis gagna l'Europe au VIe siècle. Vers 530, Benoît de Nursie fait ériger sur le mont Cassin (entre Rome et Naples) le premier monastère d'Occident. Les moines Bénédictins devaient suivant la règle, consacrer leur vie à la prière et à l'étude des sept arts libéraux. La médecine, sous une forme très parcellaire et très simplifiée, devint en quelque sorte une discipline monastique[10]. Les moines créèrent des centres (hospitium) pour accueillir et soigner les malades mais ils ne pratiquaient pas une médecine savante et cherchaient plus à soulager la misère humaine (par devoir de charité caritas) qu'à faire progresser l'art de guérir. Leurs connaissances anatomiques restaient très sommaires. Tout acte chirurgical et a fortiori toute dissection leur étaient interdits.

L'affirmation de la médecine en tant que discipline scientifique ne s'est faite qu'aux XIe et XIIe siècles. C'est à cette époque que la médecine européenne renoue avec le galénisme et rejette dans les ténèbres du charlatanisme toute pratique qui ne répondait pas au rationalisme de la médecine savante[11]. Le retour à la tradition perdue d'Hippocrate et Galien ne se fera pas directement par les sources grecques mais par un long détour par le Moyen-Orient via la littérature médicale de langue arabe. Seule exception à cette règle, l’œuvre pharmacologique de Dioscoride, qui ne cessa jamais de circuler en Europe.

Patients présentant un échantillon de leur urine au médecin Constantin l'Africain.

L'Italie du Sud et la Sicile furent précisément à cette époque un lieu de rencontre des cultures musulmane, byzantine, normande et chrétienne. Au XIe siècle, un prince normand, Robert Guiscard, chasse les Byzantins des Pouilles et de Calabre et reprend la Sicile aux Sarrasins. C'est auprès de ce prince que le premier grand traducteur, Constantin l'Africain, trouva refuge à Salerne (au sud de Naples). Né en Afrique du nord aux alentours de 1020, et devenu moine bénédictin au Mont-Cassin, Constantin traduisit de l'arabe en latin divers traités de médecine dont deux ouvrages fondamentaux de l'Orient musulman : l'Ysagoge, abrégé d'une œuvre de Hunayn ibn Ishaq (dit Johannitius) et une adaptation du Livre royal de Ali ibn Abbas al-Majusi (dit Haly Abbas). L'Ysagoge présentait le galénisme alexandrin revu par les Arabes, d'une façon claire et concise. La libre adaptation du Livre royal (Liber regius) de Haly Abbas, sous le titre de Pantegni (Tout l'Art), deviendra une source majeure de le science médicale que seul le Canon d'Avicenne réussira à éclipser[11].

L'enseignement de l'art médical à Salerne marque l'entrée de la médecine dans les universités. Les maîtres salernitains rassemblèrent un ensemble de textes (comprenant entre autres l'Ysagoge, des textes d'Hippocrate, l'Art médical de Galien etc.) qui serviront de référence en matière médicale jusqu'à la Renaissance. Ce corpus sera édité à maintes reprises sous le titre de Articella (Petit Art) et formera la base de l'enseignement universitaire. Trois grandes universités s'assurèrent le quasi-monopole de cet enseignement médical, jusqu'au milieu du XIVe siècle : Bologne, Montpellier et Paris. Pour Barthélemy de Salerne, l'art médical se divisait en théorie et pratique[11] : la théorie étant la science des causes et la pratique, la science des signes. L'introduction du galénisme fera de la recherche des causes l'un des fondements de la démarche médicale.

Réunion de docteurs à l'université de Paris durant le Moyen Âge.

Le travail de traduction se poursuivit au cours des siècles suivants. Après les efforts de Constantin en Italie du Sud, ce furent ceux de Gérard de Crémone (ca. 1114-1187) en Espagne qui apportèrent les œuvres les plus brillantes de la tradition musulmane : des ouvrages de Rhazès, le Canon d'Avicenne et la Chirurgie d'Abulcasis. Il traduisit aussi plusieurs adaptations arabes des traités galéniques. Les traductions directes du grec au latin de Galien furent l’œuvre de Burgondio de Pise (XIIe siècle) puis de Niccolò da Reggio au XIVe siècle. Le Canon d'Avicenne et ces « nouveaux Galien » entrèrent dans les programmes universitaires et figèrent le galénisme pour longtemps.

En pénétrant à l'université, le galénisme se trouva confronté à l'aristotélisme. L'anatomie et la physiologie de Galien furent évaluées aux regards des théories d'Aristote. L'établissement du savoir ne passe plus par la raison et l'observation expérimentale (logos et empeiria, comme du temps de Galien) mais par la confrontation avec des textes philosophiques. Pour Aristote, il y a un organe principal, le cœur, source de la chaleur et de la vie, pour Galien, il y en trois ou quatre, le cerveau, le cœur et le foie ainsi que les testicules. Les autorités universitaires se rangèrent davantage derrière Galien ou Aristote, suivant qu'elles étaient plus portées vers la médecine ou la philosophie. Les maîtres de la scolastique distinguèrent une via philosophorum et une via medicorum.

Au XIIIe siècle, Roger Bacon écrivait dans une violente diatribe contre le penchant excessif des médecins pour l'argumentation logique :
« La foule des médecins s'adonne aux disputes de questions infinies et d'arguments inutiles ; ils ne recourent pas comme il conviendrait à l'expérience... ils multiplient les questions accidentelles infinies... à tel point qu'ils cherchent toujours la vérité sans jamais la trouver. » (De erroribus medicorum)

Renaissance : renouveau et premières critiques du galénisme

À la fin du Moyen Âge, le galénisme telle une forteresse bien défendue par la scolastique et codifiée par le Canon d'Avicenne, dominait complètement l'enseignement. Pour que le savoir aille de nouveau de l'avant comme du temps de la féconde Antiquité grecque, il fallait retrouver l'audace d'esprit de Galien, analysant sans relâche ce qu'il observait et essayant de comprendre en profondeur, sans échappatoires rhétoriques. Ce fut possible avec les idées nouvelles de la Renaissance et en particulier son désir d'imiter l'Antiquité. À la suite de la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, arrivèrent de nombreux savants grecs contraints à l'exil. Ils se réfugièrent en Italie, emmenant avec eux leurs manuscrits grecs.

  • Retour aux sources grecques pour purger les écrits médiévaux de leurs erreurs

La figure centrale de ce renouveau du galénisme est Nicolas Léonicène (1428-1524). Professeur à l'université de Ferrare et de Bologne, il traduisit en latin des textes d'Hippocrate et Galien. Il est aussi l'auteur d'un texte Errobibus in Medicina (1492), passant au crible d'une critique les auteurs antiques et épinglant à l'occasion les erreurs de Pline l'Ancien. Ce fut véritablement un tournant dans l'histoire du galénisme[7]. Il ne s'agissait plus de révérer inconditionnellement les textes médicaux en latin, mais d'être animé du seul souci de la vérité comme le réclamait Galien. Léonicène montrait sans l'ombre d'un doute que les écrits qui servaient de référence depuis des siècles, étaient truffés d'erreurs : telle herbe était mal identifiée, en raison d'un problème de traduction, telle maladie était imaginaire en raison de différentes transcriptions en latin de termes arabes. Ce n'était pas seulement la faute des copistes et des traducteurs, mais même le grand encyclopédiste latin, Pline, s'était trompé. Léonicène ne cessa dans ses écrits de lancer des assauts contre la forteresse médiévale des méprises et erreurs doctement répétées. Il prônait un retour aux sources grecques pour purger la médecine de ses erreurs.

L'invention de l'imprimerie par Gutenberg (en 1450) permit pour la première fois que soient imprimées des œuvres de Galien en grec[n 2] (editio princeps). L'Aldine des œuvres complètes (Opera omnia) de Galien sortit à Venise en 1525 des presses du célèbre imprimeur Alde Manuce ; elle avait été précédée en 1499, par l'Aldine (en grec aussi), de l'ouvrage de Dioscoride. Suivront une édition de Bâle en 1538, reprenant pour l'essentiel l'Aldine, et l'ambitieuse édition bilingue grec-latin en 1639-1679 par René Chartier à Paris[12] qui devait entrainer la ruine de son éditeur. La dernière en date étant l'édition en grec et latin de 20 000 pages de C. G. Kühn à Leipzig, en 1821-1833.

Débarrassés des scories des doubles traductions (grec → arabe → latin) et de celles laissées par les copistes médiévaux, les « nouveaux Galien » offraient au terme de treize siècles d'histoire, le texte tel qu'il était à l'origine. Des textes jusque-là inconnus furent également rendus disponibles, comme Doctrines d'Hippocrate et Platon qui explicitait clairement les relations entre la philosophie et la médecine de Galien.

Ce retour aux sources, permit à un médecin et professeur réputé de Padoue, Giambattista da Monte (1498-1551), de se faire le porte-parole le plus influent de la méthode de traitement galénique. Il associait théorie et pratique dans son enseignement et passait directement avec les étudiants du cours au chevet des malades.

  • S'appuyer sur l'observation anatomique

Mais la marque principale de ce renouveau du galénisme, fut la nouvelle attention portée à l'anatomie. Les médecins byzantins et arabes s'étaient tenus à distance des dissections. Le Moyen Âge latin ne connaissait qu'une petite partie de l’œuvre anatomique de Galien et ne pratiquait pas non plus la dissection.

Le premier témoignage explicite d'une dissection date de 1315 (ou 1316), année où Mondino de' Liuzzi (ca. 1270-1326) dit avoir disséqué les cadavres de deux femmes[13]. Il rédigera par la suite un manuel de dissection Anathomia, à l'intention de ses élèves. L'ouvrage quoique présentant quelques illustrations originales, n'apporte pas de véritables observations nouvelles. Pourtant Mondino, inspiré par sa connaissance du nouveau Galien, met fin à un hiatus de 1 500 ans environ d'études anatomiques, sans dissections. Le tabou de l'ouverture du corps humain n'avait été transgressé que pendant une cinquantaine d'années à Alexandrie. Durant cette courte période exceptionnelle, les médecins grecs Hérophile et d'Érasistrate apportèrent des innovations majeures aux connaissances en anatomophysiologie.

Les médecins de la Renaissance en découvrant les nouveaux textes de Galien de l'Aldine s'inspirèrent de l'audace intellectuelle du maître, toujours prêt à observer, disséquer et expérimenter pour mieux comprendre le fonctionnement du corps. Désormais, les études anatomiques se placèrent au centre du nouveau curriculum médical[7]. Les premiers anatomistes de premier plan, comme Sylvius (Jacques Dubois) à Paris ou Matteo Corti à Bologne, furent de fervents galénistes. Mais on s'aperçut que tout ce que Galien avait dit ne pouvait être confirmé par l'observation.

  • Corriger les erreurs de l'anatomie galénique
Fabrica (1543) première représentation des ovaires.

Le jeune novateur qui allait oser critiquer les erreurs des maîtres de l'Antiquité est André Vésale (Andreas Vesalius, 1514-1564) né à Bruxelles et venu à Paris étudier la médecine auprès de Jacques Dubois, le réputé anatomiste fervent partisan du galénisme. Passionné d'anatomie, Vésale s'aperçoit que ses maîtres sont prisonniers de la tradition galéniste et que le seul moyen de progresser est de pouvoir pratiquer librement les dissections par soi même. On rapporte que limité par la rareté des sujets de dissection, il allait près de chez lui (rue de la Grange aux Belles), se pourvoir en cadavres au gibet de Montfaucon. Quand en 1538, il fut invité à prendre la chaire d'anatomie et chirurgie de l'université de Padoue, il fut enfin libre de ses mouvements. Il publie aussitôt les six Tabulae anatomicae, avec trois planches de lui-même et trois autres par un élève du Titien, Jan van Calcar[10]. Aussi surprenant que cela puisse paraître, dans l'histoire de l'anatomie, l'écrit et l'oral ont longtemps prévalu sur la représentation graphique[14]. De Galien à Mondino de' Liuzzi (Anathomia en 1319) tout le savoir anatomique reposait sur le texte. Ce n'est qu'à la Renaissance que les artistes comme Léonard de Vinci et les médecins comme Vésale (ou Jean Dryander (de) de Marburg, Jacob Rueff de Zurich et Du Laurens le médecin d'Henri IV), publient les premières représentations « véridiques » du corps, pour « mettre sous les yeux de tous les savants médecins l’œuvre de la Nature, comme s'ils se trouvaient devant un corps disséqué » dit Vésale.

Mais l'audace du jeune Vésale ne s'arrête pas là. Chargé de revoir la traduction des œuvres complètes de Galien, il s'aperçoit que le maître de Pergame a commis de nombreuses erreurs. Il entreprend alors de publier un grand traité d'anatomie basé sur ses récentes observations anatomiques. L'ouvrage, un fort in-folio de 663 pages, De humani corporis fabrica, est illustré de 300 planches gravées sur bois, dues au talent d'un groupe d'artistes de l'école du Titien. Sa parution à Bâle en 1543 sera un événement majeur de l'histoire de l'anatomie. Le succès sera immédiat, immense dans toute l'Europe. Le jeune impudent de 28 ans[n 3], y dénonce à longueur de pages les erreurs de Galien (plus de 200), attribuables dit-il, au fait qu'il n'aurait disséqué que des animaux et jamais de cadavres humains. Dans l'histoire de l'anatomie, Vésale marque un important renouvellement épistémologique, en plaçant au-dessus de l'autorité des Anciens l'observation méthodique pratiquée lors des dissections. Il montre par la même occasion que si les médecins continuent à perpétuer les erreurs de Galien, c'est parce qu'ils ne pratiquent pas les dissections eux-mêmes, c'est parce que les institutions académiques de l'époque séparent théorie et pratique. La fidélité à Galien devait donc être plus méthodologique que textuelle, il fallait adopter sa pratique et non le suivre à la lettre.

Nombre d'anatomistes galénistes dont son maître Sylvius, hurlèrent à l'anathème. Mais avec le temps, le nombre des détracteurs diminua progressivement. Les successeurs de Vésale, Gabriel Fallope, Eustache, Realdo Colombo, et Andrea Cesalpino continuèrent de découvrir de nouvelles structures anatomiques et de rectifier au passage beaucoup d'erreurs anciennes. Bien que les tenants de l'orthodoxie n'entendaient rien lâcher, les arguments remettant en cause le cardiocentrisme d'Aristote et la théorie du pneuma de Galien s'accumulaient régulièrement. Il fallut toutefois plusieurs siècles d'efforts pour en venir complètement à bout[n 4].

XVIIe et XVIIIe siècles : le galénisme contesté de toutes parts

La longévité du système de Galien s'explique en partie par une série d'observations remarquables du maître de Pergame et une extraordinaire cohérence. Jusque-là, des accommodements avaient été trouvés entre les aristotéliciens, partisans d'une âme unifiée, les galénistes partisans d'une tripartition de l'âme et la conception chrétienne de l'âme[7].

La physiologie

Le premier assaut de Vésale contre l'anatomie de Galien s'était fait somme toute, en appliquant la méthode d'observation de Galien. Il s'était simplement traduit en une amélioration des descriptions anatomiques. Déboulonner la physiologie fut bien plus difficile, car la simple observation passive ne suffisait plus, il fallait concevoir de véritables expériences dans lesquelles l'expérimentateur intervenait sur l'homme ou l'animal vivant (ligaturer une veine, installer une fistule...). Actuellement, on dirait qu'il fallait établir un protocole expérimental dans le but de tester une hypothèse[15]. Et les observations sont rarement décisives car leur interprétation laisse souvent une marge d'appréciation permettant de préserver l'ancien système moyennant l'ajout d'hypothèses annexes.

Schémas de la circulation du sang suivant Galien et Harvey, d'après M. Voisin[16].

L'avancée ne se fit pas en essayant de résoudre le problème du statut des humeurs, du pneuma ou de l'âme que d'ailleurs Galien considérait inconnaissable par les moyens de l'observation. Mais elle se fit par l'effort soutenu de nombreux anatomistes pour essayer de comprendre la relation entre sang veineux et sang artériel, la nutrition et la fonction du cœur. Une étape marquante qui devait mener à l'élaboration d'une nouvelle physiologie fut le modèle du système circulatoire proposé par un médecin anglais, William Harvey (1578-1657), lui aussi formé à l'université de Padoue. Il sut analyser correctement un petit nombre d'observations expérimentales faites sur l'animal et comprendre que les systèmes veineux et artériels formaient un continuum. Après avoir examiné le cœur, avec l'acuité d'un ingénieur[17], il démontra qu'il fonctionne comme une pompe faisant circuler le sang dans la totalité du corps par une grande boucle[n 5] (bien que la connaissance de la jonction par les capillaires attendra 1661). La petite circulation (par les poumons) avait été décrite antérieurement par un médecin arabe Ibn Nafis (1210-1288) et reprise par Michel Servet (1511-1553).

Cette avancée ne fit pas s'écrouler tout l'édifice théorique de Galien. Et Harvey lui-même qui était un homme de son époque, demeura dans sa pratique médicale d'un galénisme orthodoxe. Mais en posant dès 1628, les bases de la médecine expérimentale, il ouvrait la voie à des progrès futurs.

Cette découverte heurta pourtant de plein fouet la conception galéniste du sang. Les galénistes ne s'intéressaient pas au mouvement du sang en soi mais le reliaient à la nutrition. Le sang était vu comme un intermédiaire entre les aliments ingérés et les tissus[18]. Il provenait de la coction des aliments dans l'estomac d'abord puis dans le foie ensuite. Une partie du sang veineux était attiré dans le cœur pour y subir une étape d'enrichissement. Puis travaillé par le cœur, il transportait la chaleur et le pneuma vital par les artères.

L'air aspiré, appelé pneuma, passe par les poumons, puis une partie va vers le ventricule gauche du cœur puis est envoyé au cerveau. À la suite de Platon, Galien considérait qu'il y avait trois âmes (pneuma) qui « habitaient l'une dans le foie, l'autre dans le cœur, la troisième dans l'encéphale »[19]. Le cœur qui élaborait le pneuma vital était la source des artères et de la chaleur innée ; le foie qui contenait le pneuma naturel était à l'origine des veines et l'organe où se formait le sang. Dans le cœur, les deux ventricules communiquaient entre eux, pour que le sang veineux venant du foie puisse servir à la nutrition[16]. Le seul usage de l'air des poumons était de rafraîchir le sang. Il faudra attendre les progrès de la chimie de la fin du XVIIIe siècle, pour qu'un nouveau modèle de la physiologie de la respiration basée sur les notions de combustion (consommant de l'oxygène et émettant du CO2) prenne la place du modèle galénique. On put alors comprendre le rôle de l'air-pneuma et pourquoi on meurt par asphyxie.

Là encore, la découverte de la circulation du sang, fit hurler à l'imposture les inconditionnels de l'autorité de Galien. Quelles que furent les attaques violentes du doyen de la faculté de Paris et professeur au Collège royal, Me Jean Riolan, contre toutes les innovations, les références à la physiologie de Galien disparurent progressivement, au fur et à mesure que les systèmes cardiovasculaire, respiratoire et digestif s'élaborèrent sur des bases empiriques solides.

Dès Aristote, la ventilation pulmonaire avait été comprise comme primordiale au maintien de la vie mais sa fonction précise demeura incomprise pendant plus de quinze siècles. L'idée du souffle vital, permettant d'entretenir le « feu » intérieur à la manière d'un soufflet de forge, va dominer jusqu'au XVIIe siècle. C'est à cette époque que les médecins et chimistes commencèrent à chercher à identifier quelle était la nature de cet « esprit vital » de l'air inspiré[15] nécessaire à la vie. Robert Boyle (1627-1691) en utilisant une pompe à vide montre que l'air joue un rôle essentiel à la fois pour la respiration et pour la combustion d'une bougie. Vient ensuite l'établissement de la nature chimique des gaz respiratoires qui sera établie au XVIIIe siècle par Lavoisier. Il montre que « l'air éminemment respirable » (c'est-à-dire l'oxygène) est nécessaire à la combustion et que l'air respiré qui « éteignait les lumières » précipitait l'eau de chaux (le dioxyde de carbone). Il faudra de multiples autres travaux pour en finir avec la théorie galénique du pneuma car Galien avait conçu une théorie très complexe selon laquelle le pneuma était élaboré d'abord dans les poumons, puis dans le cœur et les artères et finalement dans les ventricules du cerveau (Utilité des parties du corps Galien, trad. Daremberg).

La rupture avec l'héritage hippocratico-galénique sera presque consommée au début du XIXe siècle, lorsque Magendie ouvrit la polémique contre le vitalisme de Bichat. Républicain et libre-penseur, pionnier de la physiologie nerveuse, Magendie s'en prend à l'idée que le mystère de la vie reposerait dans une force extraordinaire, appelée âme ou force vitale, régissant toutes les propriétés de la matière vivante. Pour lui, pour faire rentrer la physiologie dans l'ordre des sciences physiques, il fallait procéder à l'enseignement de cette discipline absolument comme on le fait dans les cours de physique ou de chimie, c'est-à-dire marcher d'expériences en expériences faites sous les yeux des assistants[20].

La médecine gréco-romaine fut finalement complètement balayée de la pratique médicale occidentale et ne subsista plus même à titre de « médecine traditionnelle européenne », contrairement aux médecines traditionnelles chinoise et indienne qui résistèrent beaucoup mieux à la médecine scientifique. Cette dernière était vue comme une « médecine occidentale », liée à l'impérialisme et donc suspecte à ce titre. Paradoxalement, la version arabe du galénisme qui fut importée en Inde par les musulmans, a survécu jusqu'à l'époque moderne sous le nom de médecine Yunâni[1].

La pathologie et la thérapeutique

La remise en cause de la thérapeutique galénique basée sur la saignée et les drogues se fit non par une attaque frontale contre ces pratiques mais par le progrès régulier des connaissances physiologiques et des analyses pharmacologiques.

L'intégration de concepts de l'alchimie à la pratique médicale au XVIe et XVIIe siècles a joué un rôle décisif dans l'abandon de la tradition hippocrato-galénique[21]. En effet, le renouvellement de la médecine dut d'abord passer par les provocations de Paracelse (1493-1541), un truculent médecin adepte de l'alchimie, qui proclame que les médecins « se sont attachés, avec un pédantisme extrême, aux sentences d’Hippocrate, de Galien et d’Avicenne (...). L’expérience [savante] est notre maître d’école suprême - et de mon propre travail. Ce sont donc l’expérience et la raison, et non les autorités [Hippocrate, Galien, Avicenne] qui me guideront lorsque je prouverai quelque chose. » (Liber paragraphorum[22]).

Bien que la 'théorie alchimique de la vie' de Paracelse soit complètement fausse[23], Paracelse est pourtant à l'origine du renouvellement de la médecine, en promouvant l'esprit critique et l'expérience plutôt que le respect aveugle des anciens. Il fallait rejeter Aristote et Galien, pour que la médecine moderne advienne, tout comme Galilée dut réfuter Aristote pour fonder la mécanique moderne[n 6], en basant son argumentation sur des expériences de billes roulant sur un plan incliné plutôt que sur l'autorité des maîtres de l'Antiquité. La clef de la nouvelle philosophie naturelle des paracelsiens était la chimie[24] - à cette époque chimie et alchimie sont synonymes[25] et se pratiquent au grand jour. Pour Paracelse, tout phénomène naturel est fondamentalement un processus chimique. Il unifia l'alchimie métallurgique et les traitements médicaux utilisant des médicaments chimiques. La biochimie moderne repose sur une idée semblable, à savoir que les principes chimiques qui gouvernent le fonctionnement du corps sont identiques à ceux qui opèrent dans le reste de la nature. Paracelse affirmait aussi que le médecin devait comprendre la chimie du corps pour pouvoir ensuite utiliser ce savoir pour trouver les remèdes chimiques capables de résoudre le problème de santé. Il prônait l'utilisation des remèdes chimiques particuliers pour traiter des affections particulières. Cette approche de traitement chimique paracelsienne fut appelée « iatrochimie » (étym. chimie médicale).

La médecine paracelsienne opère la rupture épistémologique avec la théorie traditionnelle galénique des maladies qui domina la littérature médicale durant tout le Moyen Âge. En désaccord avec l'interprétation galénique de la maladie comme un déséquilibre général ou un dérangement des quatre humeurs (du sang, du phlegme, de la bile jaune et de la bile noire), Paracelse pensait que presque tous les maux dérivent d'altérations d'organes particuliers, dues à la présence de substances étrangères.

Les controverses entre galénistes, chimistes et partisans d'un compromis se perpétueront tout au long des XVIe et XVIIe siècles. En 1616, l'iatrochimiste Guy de la Brosse, proposa au roi la création d'un jardin botanique royal. Le décret royal instituant le Jardin royal des plantes médicinales (l'actuel Muséum national d'histoire naturelle) ordonna la nomination d'un professeur de chimie capable d'enseigner la préparation de médicaments chimiques. Le Jardin ouvrit en 1640 mais ce fut huit ans plus tard que le médecin formé à Montpellier, William Davisson, y assuma la charge de professeur de chimie. Le Jardin devint une des institutions les plus influentes en matière de (iatro)chimie et de médecine[26]. En 1675, Nicolas Lémery, un apothicaire du grand prévôt, publia son Cours de chimie qui devait se révéler l'un des plus grands succès de librairie de la littérature scientifique du XVIIe siècle. « Il se vendit comme un ouvrage de galanterie ou de satire » dit Fontenelle[27] dans son Éloge. Pour Lémery « la pharmacie galénique est celle qui se contente du simple mélange, sans se mettre en peine de chercher les substances dont chacune des drogues est naturellement composée. La pharmacie chymique est celle qui fait l'analyse des corps naturels, afin de séparer les substances inutiles et d'en faire des remèdes plus exaltez et plus essentiels » (Pharmacopée universelle (...) 2e éd., Paris, 1715, chap. 1 p. 1). Ces idées annonçaient la notion de principe actif.

Les professeurs du Jardin des plantes débarrassèrent l'iatrochimie de ses fantaisies paracelsiennes et de son jargon baroque. Ils placèrent la médecine chimique sur des fondements solides, annonçant un siècle plus tard Lavoisier[26].

À la fin du XVIIIe siècle, un événement considérable fut la mise en place d'une nomenclature chimique, qui éliminait le recours pour les remèdes aux définitions en rapport avec la religion, les croyances ou l’aspect des produits. Publié en 1787, le traité Méthode de nomenclature chimique, proposé par Lavoisier en collaboration avec Guyton-Morveau, Berthollet et Fourcroy, « donnait pour la première fois la prépondérance des chimistes dans la préparation des remèdes sur les médecins et apothicaires » qui en avaient été les tenants jusqu'au XVIIIe siècle[28].

La rupture des plantes médicinales avec les médicaments chimiques était consommée. « Le développement de la chimie permet de passer de la matière médicale au principe actif, du quinquina à la quinine, de la digitale à la digitaline, de l'opium à la morphine ou de l'écorce de saule à l'acide salicylique »[29].

Notion de préparation galénique

Dans le vocabulaire contemporain de la médecine et de l'ethnopharmacologie, cette expression désigne encore la modalité, la forme, sous laquelle des préparations médicinales sont administrées : tisane, macérat (huileux, aqueux, au vinaigre, glycériné...), pesto, sirop, baume, teinture, alcoolature, gélule, hydrolats ou encore huile essentielle(appliquée sur la peau, inhalée ou ingérée)[30].

Notes

  1. la recherche de "黄帝内经" (huangdineijing) sur le moteur de recherche chinois Baidu donne presque 4 millions de réponses (3 979 934 résultats). La même requête sur Google donne 1 240 000 résultats alors que la recherche de "Galien" donne 682 000 résultats. Fait le 31/03/2015
  2. la première impression de textes grecs de Galien en 1500, à Venise, par Callierges et Vlastos, fut un désastre commercial
  3. « Il ne m’échappe pas qu'à cause de mon âge - je n'ai pas 28 ans révolu -, mon ouvrage manquera d'autorité et qu'à cause des dénonciations fréquentes des fausses théories de Galien, il sera encore moins à l'abri des attaques de ceux qui ne se sont pas appliqués à l'anatomie, comme nous, dans les universités italiennes » Vésale
  4. Voir l'ouvrage remarquable de Cadet détaillant les 100 expériences historiques qui ont fondé la physiologie moderne (Rémi Cadet, L'invention de la physiologie, 100 expériences historiques, Belin, Pour la science, , 240 p.)
  5. il évalue la quantité de sang éjectée par le cœur à chaque contraction, multiplie par le nombre de pulsations en une demi-heure et en une journée et trouve une quantité très supérieure à ce qu'on peut trouver dans tout le corps ; il faut donc que le sang tourne en boucle
  6. le principe d'inertie, une des plus grandes découverte de Galilée, est en contradiction flagrante avec la physique d'Aristote qui conformément à un bon sens trompeur, veut que pour garder un objet en mouvement, il faut lui appliquer continûment une force

Références

  1. Guy Mazars, La médecine indienne, PUF, que sais-je?,
  2. Danielle Gourevitch, « Les voies de la connaissances : la médecine dans le monde romain », dans Mirko. D. Grmek (direction), Histoire de la pensée médicale en Occident, Antiquité et Moyen Âge, Seuil,
  3. Véronique Boudon-Millot, Galien de Pergame, Les Belles Lettres, , 404 p.
  4. Biblio numérique Medic
  5. Jacques Jouanna, Véronique Boudon-Millot, « Présentation du projet d'édition de Galien dans la Collection des Universités de France », Bulletin de l'Association Guillaume Budé, vol. 1, no 2, , p. 101-135
  6. Olivier Lafont, Galien glorifié, Galien contesté..., Pharmathèmes,
  7. Vivian Nutton, « chap. 14 The fortunes of Galen », dans R.J. Hankinson (ed.), The Cambridge Companion to Galen, Cambridge University Press,
  8. Gotthard Strohmaier, « Réception et tradition : la médecine dans le monde byzantin et arabe », dans Mirko D. Grmek (ed.), Histoire de la pensée médicale en Occident, Antiquité et Moyen Âge, Seuil,
  9. Wanda Wolska-Conus, « Stephanos d'Athènes et Stephanos d'Alexandrie : Essai d'identification et de biographie », Revue des études byzantines, vol. 47,
  10. Roger Dachez, Histoire de la médecine de l'Antiquité au XXe siècle, Tallandier, , 635 p.
  11. Danielle Jacquart, « La scolastique médicale », dans Mirko D. Grmek, Histoire de la pensée médicale en Occident, Antiquité et Moyen Âge, Seuil,
  12. biblio num Medica
  13. Rafael Mandressi, Regard de l'anatomiste : Dissections et invention du corps en Occident, Seuil, , 352 p.
  14. Jacques-Louis Binet, « Traités d'anatomie, introduction (Bibliothèque numérique Medic@) » (consulté le )
  15. Rémi Cadet, L'invention de la physiologie, 100 expériences historiques, Belin, Pour la science, , 240 p.
  16. Michel Voisin, « William Harvey et la circulation sanguine », Séance du 14 novembre 2011, Académie des Sciences et Lettres de Montpellier
  17. William Harvey, (trad. Charles Richet), « Traité anatomique sur les mouvements du cœur et du sang chez les animaux, Masson, 1879 »
  18. Alain-Charles Masquelet, « Raisonnement médical », dans Dominique Lecourt, Dictionnaire de la pensée médicale, puf,
  19. œuvres de Galien
  20. Henri Bonnemain, « François Magendie et ses perspectives pharmacologiques, séance du 19 novembre de la Société française d'histoire de la médecine »
  21. Eugenio Frixione, « Iatrochimisme », dans Dominique Lecourt, Dictionnaire de la pensée médicale, puf,
  22. Liber paragraphorum épître, in Sämtliche Werke, K. Sudhoff édi., t. IV, p. 1-4
  23. Philip Ball, « La médecine nouvelle de Paracelse », La Recherche, no 416, , p. 40
  24. Allen G. Debus, « La médecine chimique », dans Mirko Grmek (dir.), Histoire de la pensée médicale en Occident, tome 2, Seuil,
  25. Bernard Joly, « Une science pratiquée au grand jour », Le Recherche, no 416, , p. 32 (lire en ligne)
  26. Philip Ball, « L'émergence des médicaments chimiques », La Recherche, 500 ans de controverses scientifiques, no 478, (lire en ligne)
  27. Fontenelle, « Éloge de M. Lémery, Histoire de l'Académie royale des sciences, 1715 »
  28. Yvan Brohard (dir.), Une histoire de la pharmacie REMÈDES ONGUENTS POISONS, Éditions de la Martinière,
  29. Frédéric Dardel, « Découverte des médicaments modernes : histoire de hasard, d'intuitions inspirées et de méthode scientifique », dans Yvan Brohard (dir.), Une histoire de la pharmacie : REMEDES ONGUENTS POISONS, Paris, Éditions de la Martinière,
  30. Carole Brousse, « Ethnobotanique et herboristerie paysanne en France. Anthropologie de la relation des hommes au végétal médicinal (deuxième moitié du XXe siècle -première moitié du XXIe siècle), voir l'entrée "Préparation galénique" page 19 », Institut d'ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (thèse), Ecole Doctorale Espaces Cultures Sociétés - ED 355, , p. 19 (lire en ligne, consulté le )

Liens internes

  • Portail de la pharmacie
  • Portail de la médecine
  • Portail de la Grèce antique
  • Portail de la Rome antique
  • Portail de l’anatomie
Cet article est issu de Wikipedia. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.