Opération Fortitude
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’opération Fortitude (« Courage » en français) est le nom de code collectif pour des opérations de désinformation (intoxication) et de diversion menées par les Alliés dans le but de :
- cacher aux Allemands que le lieu du débarquement serait la Normandie en leur faisant croire qu'il serait effectué ailleurs (Norvège ou Pas de Calais) ;
- une fois celui-ci lancé, leur faire croire que ce n'est qu'un débarquement de diversion afin de retarder l'arrivée de leurs renforts.
Fortitude est la pièce maîtresse d'un ensemble plus large d'opérations de dissimulation appelé opération Bodyguard visant à cacher aux Allemands l'ensemble des projets de débarquement alliés en Europe, dont ceux de Méditerranée.
Ces opérations sont planifiées et dirigées par le colonel John Bevan (en) de la London Controlling Section, située à Londres et conduite par l'état-major suprême allié (Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force ou SHAEF)[1].
Objectifs
À partir de début 1944, l’imminence d'un débarquement dans le nord-ouest de l'Europe ne peut plus être cachée, à la vue de la concentration de troupes qui a commencé à la fin de l’année 1943.
L'idée est, dans un premier temps, de cacher son lieu réel, en Normandie, en confortant un certain nombre d'hypothèses émises par le haut commandement allemand :
- au nord : en faisant croire à l'hypothèse d'un débarquement en Norvège, hypothèse soutenue par Adolf Hitler et son entourage immédiat (Fortitude Nord) ;
- au sud : en faisant croire qu'il aurait effectivement lieu là où il paraissait le plus vraisemblable, c'est-à-dire le Pas-de-Calais (Fortitude Sud), qui offre la distance maritime la plus courte, réduit la longueur des flux logistiques et permet de frapper au plus vite au cœur de l'Allemagne via la côte de la mer du Nord.
Dans un deuxième temps, il s'agit de faire croire le plus longtemps possible aux Allemands que le débarquement, une fois commencé, n’est qu’une diversion ou un débarquement secondaire. L’objectif est de retenir les forces allemandes dans le nord de la France et sur les autres points du mur de l'Atlantique et ainsi de permettre aux Alliés de consolider leur tête de pont jusqu'à atteindre la parité, puis la supériorité numérique.
Moyens
L'opération repose sur des activités majeures :
- la création d'unités fantômes sur le sol anglais et écossais, grâce à la mise en place de leurres et d'une activité radio intense ;
- des fuites contrôlées dans les canaux diplomatiques à travers les États neutres ;
- l'utilisation d'agents doubles destinés à envoyer des informations contrôlées par les services secrets alliés aux services secrets allemands.
Des mesures passives sont également prises, comme le secret généralisé sur le lieu du débarquement, des mouvements de troupes de diversion, la non-information des militaires chargés des reconnaissances et leur répartition, pour masquer les priorités réelles.
Actions majeures
Fortitude Sud et opération Quicksilver
Pour faire croire à l'hypothèse d'un débarquement dans le Pas-de-Calais, il est important de déplacer le centre de gravité des armées alliées vers le sud-est de l'Angleterre, de l'île de Wight vers le Kent[2]. Un groupe d'armées américain fantôme, le premier groupe d'armées des États-Unis (First United States Army Group, FUSAG), est donc créé de manière artificielle.
Parfaitement structuré, avec un chef prestigieux, le général George S. Patton, un état-major, de fausses infrastructures et équipements comme des chars gonflables fabriqués par Goodyear et Goodrich[3] ou de l'artillerie en bois, jusqu'aux badges d'épaule des « ghost divisions » créées pour la circonstance, il entretient une activité radio-électrique intense[4].
Fortitude Nord et opération Skye
Pour faire croire à l'hypothèse d'un débarquement en Norvège, les Britanniques, sous la supervision du colonel R.M. McLeod[5], font croire à une concentration de leur IVe armée en Écosse. L'opération est divisée en quatre secteurs :
- Skye I : état-major de la IVe armée basé à Édimbourg ;
- Skye II : état-major du IIe corps d'armée britannique ;
- Skye III : XVe corps d'armée américain, une unité qui existe déjà et à laquelle on a rajouté des éléments factices ;
- Skye IV : Ve corps d'armée britannique.
L'animation du dispositif est essentiellement assurée par la 52e (Lowland) Division et dont l’activité, dans le cadre de Fortitude, est principalement radio. Elle commence le et atteint sa capacité opérationnelle maximum le .
Mesures passives
Pour soutenir Fortitude, un certain nombre de mesures passives de consolidation des hypothèses sont prises, les unes spécifiques, les autres plus générales :
Mesures générales
Les mesures générales de secret et de sécurité qui entourent l'opération Overlord, regroupées sous le nom de « Bigot », ont aussi indirectement contribué au succès de l'opération Fortitude. Parmi les plus importantes, on peut citer :
- les mesures de secret généralisées entourant le lieu du débarquement ;
- la densité des reconnaissances aériennes et maritimes également réparties le long de la côte pour que l'ennemi ne puisse pas voir, à travers les objectifs choisis, où se trouvent les priorités géographiques des Alliés ;
- la non-information des pilotes et des navigateurs quant à l'objectif et au but exact de leur reconnaissance ;
- la répartition globale des bombardements sur le nord de la France, notamment des voies de communication, sans aucune priorité visible autre que le Pas-de-Calais ;
- des mouvements de troupes sur le sol britannique qui visent à faire croire, à d'éventuels espions non détectés, à l'hypothèse Quicksilver.
Agents doubles
Les Allemands disposent d'environ 50 agents secrets en Grande-Bretagne. La plupart ont été localisés, arrêtés et retournés par le service de contre-espionnage du MI-5. La teneur des messages qu'ils envoient à leurs officiers-traitants en Allemagne est composée par les services secrets britanniques, qui créent ainsi l'image opérationnelle qu'ils souhaitent présenter aux Allemands.
Les trois agents doubles les plus importants[réf. souhaitée] sont :
- Joan Pujol Garcia (alias Garbo), un Espagnol ;
- Roman Czerniawski (alias Brutus), un officier polonais ;
- Duško Popov (alias Tricycle), un avocat serbe.
Fuites d'origine diplomatique
Pour appuyer la véracité de l'opération Skye, les diplomates britanniques engagent des négociations avec les Suédois pour obtenir certaines autorisations, dont le droit, pour les reconnaissances aériennes, de survoler leur territoire et la permission de faire ravitailler leurs avions qui se poseraient en urgence en Suède, contrairement aux règles juridiques de la stricte neutralité.
Transmissions radiophoniques depuis le Pas-de-Calais
En avril et mai 1944, un nouveau poste radio fourni par la LCS britannique, « Ayesha », permet aux Résistants français de communiquer directement avec Londres. L'arrestation par l'armée allemande le 19 mai de plusieurs chefs des réseaux Mithridate et Phratrie (réseaux de renseignement militaire du BCRA) a contribué à détourner l'attention de l'ennemi à quelques semaines du débarquement[6],[7],[8].
Bombardements intensifs des prétendues zones du débarquement
Pour faire croire à l'imminence du débarquement dans le Pas-de-Calais, les bombardements sont intensifiés sur certaines parties de la prétendue zone de débarquement. C'est ainsi que les villages du Portel et d'Équihen-Plage [réf. nécessaire] sont détruits en (destruction à environ 94 % et 95 %), avec environ 500 civils tués[9] sur la seule commune du Portel. En , les bombardements alliés sont très importants, une centaine de bombes tombent notamment sur la station balnéaire du Touquet-Paris-Plage, dont la plage est densément fortifiée.
Échelonnement des lieux de stationnement des troupes de la première vague
Une grande partie des troupes américaines de la première vague se trouve cantonnée dans la partie centrale et nord-ouest de l'Angleterre. Ce positionnement a de multiples avantages. Au plan de la protection, elles sont plus loin des terrains d'aviation allemands et limitent ainsi à la fois leur vulnérabilité et leur détection. Au plan de la logistique, elles sont plus proches des grands ports de la côte ouest de l'Angleterre, dont les approches sont plus sûres. Au plan du renseignement, cette disposition renforce la crédibilité de l'opération Quicksilver. En effet, ces troupes peuvent faire croire qu'elles sont les forces américaines de deuxième échelon derrière le FUSAG factice censé représenter la première vague destinée au Pas de Calais.
Mesures périphériques autour de la flotte de débarquement
Dans la journée et la nuit du ,
- les bombardements sont brutalement intensifiés sur la côte d'Opale et à l'intérieur des terres ;
- une flottille de navires, avec d'intenses communications radio et hautement visibles sur les radars allemands, se porte vers Dieppe ;
- les avions et les planeurs des parachutistes alliés se dirigent vers Dieppe avant de faire un large virage sur la Manche et d'aborder les zones de saut par l'est. Simultanément, de faux parachutistes sont largués :
- au nord de l'estuaire de la Seine pour faire croire qu'ils y ont effectivement sauté,
- sur la région du Mont-Saint-Michel, pour faire croire que les largages principaux dans la région de Sainte-Mère-Église et sur l'estuaire de l'Orne ne sont que la partie minime d'une attaque aéroportée de bien plus grande ampleur.
Conséquences
Les Alliés peuvent juger facilement l'efficacité de ces stratagèmes. Comme Ultra avait révélé le codage de la machine Enigma assez tôt, les Alliés peuvent déchiffrer quasiment en temps réel les réponses du haut commandement allemand à leurs actions.
Il est à peu près certain que les Allemands ont cru au débarquement dans le Pas-de-Calais jusqu'au redéploiement de la XVe armée allemande face aux Alliés en et qu'ils n’abandonnent définitivement l’hypothèse qu’en septembre. Entretemps, Hitler a pris personnellement la direction stratégique des opérations dès le complot du 20 juillet 1944 à Rastenbourg.
En tout état de cause, l'opération est décisive pour le succès du plan allié en forçant les Allemands à garder une masse de troupes concentrées dans le Pas-de-Calais en réserve en attente d'une attaque jugée par eux probable. Elle permet ainsi aux Alliés de maintenir, puis de consolider, leurs positions en Normandie. Elle ne permet toutefois pas une offensive décisive des Britanniques le long de la côte vers l'est, comme le prévoyait le plan initial de l'opération Overlord et comme l'espérait Montgomery. Elle oblige les Américains à prendre l'initiative en direction du sud de la tête de pont, par l'opération Cobra en direction d'Avranches puis du Mans, avant de reprendre le chemin de l'Allemagne.
Dans la fiction
Littérature
- L'Arme à l'œil (1980), roman d'espionnage de Ken Follett, concernant cet épisode de la Seconde Guerre mondiale.
- Fortitude (1985), roman de Larry Collins concernant cet épisode de la Seconde Guerre mondiale. Il est inspiré de l'histoire du réseau Prosper et de l'agent double Henri Déricourt.
- Yves Sente (scénario) et Steve Cuzor (dessin), Cinq branches de coton noir, Dupuis, (ISBN 978-2-8001-6176-1)
- Diptyque écrit par Connie Willis et composé de Black-out et All Clear, tous deux parus en 2010.
Filmographie
- L'Arme à l'œil (1981), film réalisé par Richard Marquand tiré du livre éponyme de Ken Follett (titre original : Eye of the Needle)
- Fortitude (1994), film réalisé par Waris Hussein tiré du livre éponyme de Larry Collins.
Notes et références
- « Operation Fortitude », sur armee-americaine.net (consulté le )
- « L'Opération Fortitude »(Archive.org • Wikiwix • Archive.is • Google • Que faire ?), sur normandiememoire.com (consulté le )
- Larry Collins, « Les Secrets de l'Operation Fortitude », sur L'Express.fr,
- « Opération Fortitude Les préparatifs du Débarquement de Normandie - Guerre du renseignement », sur dday-overlord.com (consulté le )
- (en) Lt.-Col Michael J. Donovan, Strategic Deception : OPERATION FORTITUDE, Pickle Partners Publishing, , 29 p. (lire en ligne)
- Gilles Perrault, Le Secret du Jour J, Fayard, , 287 p. (ISBN 978-2-213-59206-0)
- Pascal Le Pautremat, « Les services secrets britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale », Musée de l'Armée (conférence – à partir de 57'09"), (lire en ligne, consulté le )
- L'Indépendant, « Révélations sur le jour J - Le réseau de M.Stoven fut sacrifié pour tromper les Allemands », L'indépendant, (lire en ligne, consulté le )
- Le Portel dans la tourmente
Voir aussi
Articles connexes
Bibliographie
- (en) Anthony Cave Brown, Bodyguard of Lies : The Extraordinary True Story Behind D-Day, Harpercollins, , 947 p. (ISBN 978-0-06-010551-8)
- (en) Antony Beevor, The Second World War, Weidenfeld & Nicolson, , 863 p. (ISBN 978-0-297-84497-6)
- (en) Delmer, Sefton, The Counterfeit Spy (Hutchinson, London, 1972)
- (en) Gawne, Jonathan, Ghosts of the ETO (American Tactical Deception Units in the European Theater, 1944–1945)(Casemate Publishing, Havertown, PA, 2002)
- (en) Howard, Sir Michael, Strategic Deception (British Intelligence in the Second World War, Volume 5) (Cambridge University Press, New York, 1990)
- (en) Holt, Thaddeus, The Deceivers: Allied Military Deception in the Second World War (Scribner, New York, 2004)
- (en) Harris, Tomas, GARBO, The Spy Who Saved D-Day, Richmond, Surrey, England: Public Record Office, 2000, (ISBN 1-873162-81-2)
- (en) Roger Hesketh, Fortitude : The D-Day Deception Campaign, Woodstock, NY, The Overlook Press, , 513 p. (ISBN 1-58567-075-8)
- (en) Latimer, Jon, Deception in War, Overlook Press, New York, 2001 (ISBN 978-1-58567-381-0)
- (en) Levine, Joshua, Operation Fortitude: the Story of the Spy Operation that Saved D-Day, London: Collins, 2011, (ISBN 978-0-00-731353-2)
- (en) Leo Marks, Between Silk and Cyanide : A Codemaker's War 1941–1945, Londres, Harper Collins, (ISBN 0-00-653063-X)
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