Pierre à cerf
La pierre à cerf (ou pierre de cerf), également appelée en mongol bugan chuluu (cyrillique : буган чулуу, MNS : bugan chuluu), est un type de mégalithe rencontré dans le nord de la Mongolie et le sud de la Sibérie. Leur nom provient de leurs gravures où sont souvent représentés des rennes, parfois comme « en train de voler ».
La région compte plus de 900 pierres à cerfs datant de la fin du IIe et du début du Ier millénaire av. J.-C. Leur signification est encore mal connue.
Description
Construction
Les pierres à cerf sont construites en granite ou en roche verte, selon ce qui est le plus abondant dans la région[1]. Leur hauteur est variable ; la plupart dépassent 1 m de haut[2], mais certaines atteignent 4,5 m. Le sommet des pierres peut être plat, arrondi ou brisé, suggérant que le sommet d'origine a été délibérément détruit[3]. Les pierres sont généralement orientées avec leur face décorée vers l'est.
Gravures
Les gravures et dessins sont généralement terminés avant l'érection de la pierre, bien que certaines présentent des signes indiquant une gravure sur place[4]. Les dessins sont gravés à la surface des pierres, des rainures profondes et des surfaces à angle droit indiquant l'utilisation d'outils en métal. Des outils en pierre sont utilisés pour polir les incisions nettes de certains dessins[2]. Quasiment toutes les pierres sont gravées à la main, mais certaines pourraient avoir été découpées à l'aide d'une sorte de foreuse mécanique primitive[4].
Types
Selon le chercheur russe Vitaly Vassilievitch Volkov, dans ses recherches s'étalant sur trente ans, les pierres à cerf se classent en trois types distincts :
- Mongol classique : ces pierres sont bien détaillées et les méthodes de dessin sont élégantes. Elle décrivent généralement un guerrier possédant un renne stylisé sur son torse. Ce type de pierre est majoritaire dans le sud de la Sibérie et le nord de la Mongolie. Cette concentration suggèrerait que ces pierres sont à l'origine de la tradition des pierres à cerf, et que les types ultérieurs l'ont à la fois simplifiée et interprétée[5].
- Ouest-eurasien : ces pierres possèdent une région centrale, partagée par deux « ceintures », des lignes horizontales. Elles possèdent également des sortes de « boucles d'oreilles », de grands cercles et des entailles en diagonale par groupes de deux ou trois nommées « visages », et des « colliers », collections de trous ressemblant à ce genre d'objets.
- Saïan-Altaï : elles reprennent les motifs des pierres ouest-eurasiennes, dont des animaux aux pattes droites semblant flotter en l'air, des dagues et d'autres outils. La présence de rennes est nettement diminuée, et ne présente pas souvent l'accent sur la relation entre l'animal et le vol. Ces pierres peuvent être subdivisées en deux groupes :
- Gorno-Altaïsk : ces pierres possèdent des motifs de guerriers simples, présentant des outils dans la région centrale. Les motifs de rennes existent, mais sont rares.
- Saïan-Touva : similaires, mais avec encore moins de représentations d'animaux. Les motifs de rennes sont absents. Le style est plus simple, ne comportant que des ceintures, des colliers, des boucles d'oreilles et des visages.
- Mongol classique
- Ouest-eurasien
- Saïan-Altaï
Iconographie
Les pierres à cerfs présentent des motifs communs, ainsi qu'une multitude de façons de les représenter[4] :
- Rennes : le renne figure de façon principale sur quasiment toutes les pierres à cerf. Les plus anciennes n'ont que des images de rennes très simples, mais leur dessin se détaille avec le temps. Il semblerait que 500 ans plus tard on voie apparaitre les images complexes de rennes volants. Ceux-ci sont en effet mieux décrits comme volant dans l'air plutôt que simplement courant sur le sol. Piers Vitebsky les décrit ainsi : « le cerf est représenté avec le cou tendu et les jambes lancées vers l'avant et l'arrière, comme s'il ne galopait pas mais plutôt en train de sauter en traversant les airs »[1]. Les bois, parfois représentés en paire, sont extrêmement ornés, faisant usage de grands motifs en spirale qui peuvent entourer tout le cerf. Ces bois retiennent parfois un disque solaire ou une autre image liée au soleil. D'autres œuvres de la même époque donnent à voir le lien entre le renne et le soleil, une association courante dans le chamanisme sibérien. Certains guerriers représentés enterrés portent des tatouages de rennes munis de bois embellis par de petites têtes d'oiseaux. Ce motif pourrait représenter une transformation spirituelle du chamane depuis le domaine terrestre vers le domaine céleste. Les images de rennes apparaissant également dans les tatouages des représentations de guerriers, il est possible que cet animal était considéré comme protecteur[2]. Selon une autre théorie, l'esprit du renne pourrait servir de guide à l'âme du guerrier[5].
- Autres animaux : de nombreux autres animaux sont représentés sur les pierres, particulièrement sur celles de Saïan-Altaï. Elles comportent des représentations de tigres, cochons, vaches, grenouilles, oiseaux et de créatures ressemblant à des chevaux[4]. À la différence des rennes, ces animaux sont dessinés dans un style plus naturel. Ce manque d'ornements pourrait signifier leur manque d'importance surnaturelle, un rôle secondaire par rapport à celui du renne[5]. Ces animaux, groupés par paire, sont souvent affrontés à un autre, par exemple un tigre affronté à un cheval.
- Armes et outils : les armes et les outils se rencontrent sur tous les types de pierre, mais les armes sont particulièrement représentées sur les pierres du Saïan-Altaï[4]. Les arcs et les dagues apparaissent fréquemment, tout comme des équipements typiques de l'Âge du bronze : des briquets et des rênes pour guider un attelage de chariot[2]. Ces représentations permettent de dater les pierres.
- Motifs : des motifs en chevrons apparaissent de temps à autre, principalement dans la partie supérieure des pierres. Ces motifs pourraient s'apparenter à des boucliers, suggérant un lien entre les pierres et des conflits armés. Il a été également suggéré que ces chevrons pourraient être un emblème chamanique représentant le squelette[2].
- Visages : les visages humains sont rares et généralement gravés au sommet des pierres. Ces visages possèdent une bouche ouverte, comme s'ils chantaient. L'expression vocale étant un thème courant et important dans le chamanisme, ces visages pourraient suggérer un rapport entre les pierres à cerf le chamanisme.
- Détails de deux pierres à cerf
- Diverses applications du motif des bois ornés
- Gros plan sur les motifs
Quelques différences entre pierres
Aire géographique
Les archéologues ont recensé plus de 900 pierres à cerf en Mongolie et en Sibérie du Sud[6]. Des images similaires se rencontrent sur une zone plus large à l'Ouest, jusqu'au Kouban, au Boug méridional en Ukraine, à la Dobroudja en Bulgarie et à l'Elbe[7], mai également plus au sud, au Ladakh et au Zanskar[8].
Histoire
Les pierres à cerf ont probablement été érigées par des nomades de l'Âge du bronze, aux alentours de , bien qu'un lien avec les stèles de pierre cimmériennes et kourganes soit à prendre en considération. Des cultures ultérieures ont réutilisé les pierres pour leurs propres tumulus ou pour des kheregsüürss (ou khirigsüürs). Ces derniers monuments de pierre que l'on rencontre souvent en Mongolie ont l'aspect d'un tumulus circulaire entouré d'une ligne de pierres suivant la forme d'un carré. Malheureusement les pierres ont parfois été vandalisées ou pillées.
Interprétation
Plusieurs théories existent pour expliquer le but des pierres à cerf. Celles-ci n'existent pas seules, mais sont en général associées à d'autres monuments en pierre, parfois gravés. Le sol autour de ces ensembles contient souvent des traces de restes animaux, comme des chevaux. Ceux-ci sont placés sous les pierres auxiliaires. En revanche, aucun reste humain n'a été trouvé sur les sites, ce qui invalide leur usage comme stèles tombales[2].
Les dessins des pierres et la présence de restes sacrificiels pourraient suggérer un but religieux, peut-être un lieu privilégié pour des rituels chamaniques[1]. Certaines pierres possèdent un cercle au sommet et une dague et une ceinture stylisées à leur pied, ce qui a conduit certains chercheurs, comme William Fitzhugh, à supposer que les pierres pourraient représenter un corps humain spiritualisé, tout particulièrement celui d'un guerrier ou d'un chef[2]. Cette théorie est renforcée par la grande variété des pierres, chacune pouvant être attachée à l'individu qu'elle représente.
En 1892, Vassili Radlov publie une collection de dessins des pierres de cerf de Mongolie. Les dessins de Radlov montrent les images de cerf fortement stylisés, ainsi que leur cadre. Radlov montre que dans certains cas, les pierres sont placées selon des motifs suggérant les murs d'une tombe, tandis que dans d'autres cas elles sont érigées selon des motifs circulaires élaborés, pour un usage qui nous reste inconnu mais, peut-être, rituel[7].
En 1954, Alekseï Okladnikov publie l'étude d'une pierre à cerf trouvée en 1856 par D.P. Davydov près d'Oulan-Oudé, connue sous le nom de pierre d'Ivolga et actuellement exposée au musée historique d'Irkoutsk. Okladinkov identifie les images de cerf comme ceux de rennes, date les gravures du VIe ou VIIe siècle av. J.-C. et conclut de son placement et d'autres images qu'elle était associée à des rites funéraires et qu'il s'agit d'un monument à un chef guerrier de haute extraction sociale[7].
En 1981 est publiée une étude, alors la plus complète, par Vitaly Vasilevitch Volkov. Il identifie deux traditions culturelles derrière les pierres à cerf. Celles de l'est semblent associées à des cimetières composés de tombes à dalles au-dessus du sol. L'autre tradition les associe à des structures circulaires, suggérant leur utilisation au centre de rituels[7].
En 2006, le Deer Stone Project de la Smithsonian Institution et l'Académie des sciences de Mongolie débutent l'enregistrement numérique des pierres par scanner tridimensionnel. Les publications d'Esther Jacobson-Tepfer, en 2010[9] et 2015[3], viennent apporter une vision scientifique d'ensemble de la question : étude des localisations dans l'espace, en fonction des mouvements de population et en fonction de la situation de chaque lieu dans le paysage qui lui est propre, étude des motifs iconographiques et mise en relation avec les populations éventuellement concernées (qui ont fait l'objet d'études récentes).
Muséographie
L'exposition « Gravures nomades » a été présentée au Musée départemental des Merveilles de Tende en 2020[10].
Références
- (en) Piers Vitebsky, The Reindeer People : Living with Animals and Spirits in Siberia, Houghton Mifflin Harcourt, , 464 p. (ISBN 978-0-618-77357-2, lire en ligne)
- (en) William W. Fitzhugh, « Stone Shamans and Flying Deer of Northern Mongolia: Deer Goddess of Siberia or Chimera of the Steppe? », Arctic Anthropology, vol. 46, nos 1-2, , p. 72-88 (DOI 10.1353/arc.0.0025)
- (en) Esther Jacobson-Tepfer, The Hunter, the Stag and the Mother of Animals : Image, Monument, and Landscape in Ancient North Asia, Oxford/New York, NY, Oxford University Press, , 413 p. (ISBN 978-0-19-020236-1, lire en ligne)
- (en) [PDF] William W. Fitzhugh, « American-Mongolia Deer Stone Project - 2009 Mongolia Report », Arctic Studies Center,
- (en) William W. Fitzhugh, The Mongolian Deer Stone-Khirigsuur Complex : Dating and Organization of a Late Bronze Age Menagerie, Bonn, Current Archaeological Research in Mongolia, coll. « Department of Anthropology Staff Publications », , 614 p. (ISBN 978-3-936490-31-2, lire en ligne), p. 183-199
- (en) Tsagaan Turbat et al., Deer Stones of the Jargalantyn Am, , 192 p. (ISBN 978-99962-845-8-8)
- (en) Esther Jacobson, The Deer Goddess of Ancient Siberia : A Study in the Ecology of Belief, Brill, , 291 p. (ISBN 978-90-04-09628-8, lire en ligne)
- Francfort, Klodzinski et Mascle 1990.
- (en) Esther Jacobson-Tepfer, James E. Meacham et Photographies par Gary Tepfer, Archaeology and Landscape in the Mongolian Altaï : An Atlas, California, ESRI Press, , 209 p. (ISBN 978-1-58948-232-6)
- « Gravures nomades. L'art rupestre dans la steppe Mongole et Sibérienne. », sur museedesmerveilles.departement06.fr,
Bibliographie
Articles
- Henri-Paul Francfort, Daniel Klodzinski et Georges Mascle, « Pétroglyphes archaïques du Ladakh et du Zanskar », Arts asiatiques, vol. 45, no 1, , p. 5-27 (DOI 10.3406/arasi.1990.1275, lire en ligne)
- Jérôme Magail, « Les « pierres à cerfs » de Mongolie, cosmologie des pasteurs, chasseurs et guerriers des steppes du Ier millénaire avant notre ère », International Newsletter on Rock Art, Dr Jean Clottes, no 39, , p. 17-27 (ISSN 1022-3282)
- Jérôme Magail, « Les « pierres à cerfs » de Mongolie », Arts asiatiques, revue du Musée national des Arts asiatiques – Guimet, no 60, , p. 172-180 (DOI 10.3406/arasi.2005.1539, lire en ligne)
- Jérôme Magail, « Les « pierres à cerfs » des vallées Hunuy et Tamir en Mongolie », Bulletin du Musée d’Anthropologie préhistorique de Monaco, Monaco, no 45, , p. 41-56 (ISSN 0544-7631)
- Jérôme Magail, « Tsatsiin Ereg, site majeur du début du Ier millénaire en Mongolie », Bulletin du Musée d’Anthropologie préhistorique de Monaco, no 48, , p. 107-120 (ISSN 0544-7631, lire en ligne)
- (en) William W. Fitzhugh, « The deer stone project 2003 field report », Artic Studies Center newsletter, National Museum of Natural History — Smithsonian Institution, no 11, , p. 19-20 (lire en ligne)
- (en) Eric A. Powell, « Mongolia », Archaeology,
Ouvrages
- (en) Aedeen Cremin, Archaeologica : The World's Most Significant Sites and Cultural Treasures, Frances Lincoln Ltd., , 400 p. (ISBN 978-0-7112-2822-1), p. 236
- (en) William W. Fitzhugh et Jamsranjav Bayarsaikhan, Mongolia deer stone project : 2007 field report, Washington/Ulaanbaatar, National Museum of Natural History — Smithsonian Institution — National Museum of Mongolian History, (lire en ligne)
- (en) Esther Jacobson, The Deer Goddess of Ancient Siberia : A Study in the Ecology of Belief, Brill, , 291 p. (ISBN 978-90-04-09628-8, lire en ligne)
- (en) Esther Jacobson-Tepfer, James E. Meacham et Photographies par Gary Tepfer, Archaeology and Landscape in the Mongolian Altaï : An Atlas, California, ESRI Press, , 209 p. (ISBN 978-1-58948-232-6)
- (en) Esther Jacobson-Tepfer, The Hunter, the Stag and the Mother of Animals : Image, Monument, and Landscape in Ancient North Asia, Oxford/New York, NY, Oxford University Press, , 413 p. (ISBN 978-0-19-020236-1, lire en ligne)
- (en) Vadim Masson, History of Civilizations of Central Asia, Volume 1, Motilal Banarsidass Publications, , 535 p. (ISBN 978-81-208-1407-3, lire en ligne)
- (en) UNESCO, History of Civilizations of Central Asia, (ISBN 978-92-3-102719-2, lire en ligne)
- (ru) D.G. Savinov, Оленные камни в культуре кочевников Евразии, Saint-Pétersbourg, Université de Saint-Pétersbourg, , 208 p. (ISBN 5-288-01245-8)
- (en) Vitaly Vassilievitch Volkov, Nomads of the Eurasian Steppes in the Early Iron Age, J. Davis-Kimball et al., (ISBN 1-885979-00-2), « chapitre 20, Early Nomads of Mongolia »
- (ru) Vitaly Vassilievitch Volkov, Оленные камни Монголии, Moscou, Научный мир, (ISBN 978-5-89176-182-7)
Voir aussi
Articles connexes
Liens externes
- Deer Stones (collection photographique sur Flikr)
- Reportage photographique de Gary Tepfer sur le travail de l'anthropologue Esther Jacobson-Tepfer (Université de l'Oregon), dans les montagnes de l'Altaï, en Mongolie, lors de sa recherche sur l'art mongol sur pierre : les gravures rupestres de l'Âge du bronze et de l'Âge du fer, ainsi que les pierres levées et sculptées de l'époque turque. Août 2016.
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