L'Amour de loin
L'Amour de loin est le premier opéra de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho créé en 2000 à Salzbourg, sur un livret de l'écrivain franco-albanais d'Amin Maalouf inspiré par l'œuvre du troubadour Jaufré Rudel.
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Vantant les vertus d'un amour de loin et amoureux sans l'avoir vu de Clémence —la Comtesse de Tripoli—, Jaufré Rudel, sur les paroles de Pèlerin, va entamer la traversée de la mer pour la rejoindre. Au terme d'un voyage empli de doutes et d'interrogations, le poète meurt dans les bras de son aimée.
Contexte
L'opéra pour Kajia Saariaho
Kaija Saariaho, durant tout le début de sa carrière, est réticente a priori à l'idée de composer une œuvre du genre de l'opéra. Elle décide finalement de s'y essayer, souhaitant confronter son style musical à la scène. Elle est notamment inspirée par son expérience de spectatrice de l'opéra d'Olivier Messiaen Saint François d'Assise, non en termes de langage musical, mais plutôt concernant sa manière contemplative d'aborder le chant scénique[1]. Elle l'est également par Pelléas et Mélisande de Claude Debussy et Tristan et Iseut de Richard Wagner (ces deux derniers reprennent par ailleurs également les thèmes de la mort et de l'amour à leur compte)[1]. La version de l'opéra d'Oliver Messiaen mis en scène par Peter Sellars en 1998, et celle d'un Don Giovanni le même année, lui ont confirmé que son style correspond au genre dramatique sur scène [2],[3].
Antériorité
Kaija Saariaho compose en 1996 l'ouvrage musical Lonh, qui s'inspire des poèmes de Jaufré Rudel. Écrit pour soprano et électronique, l'œuvre renvoie au Moyen Âge et à l'œuvre du troubadour. Le titre signifie « de loin » en occitan[4]. L'œuvre musicale de la compositrice, Oltra Mar, écrite un an avant l'opéra, reprend les thèmes musicaux de la mer et du voyage outre-mer. Le nom de l'ouvrage et son sous-titre Sept préludes au nouveau millénaire ainsi que les conditions dans lesquelles est écrit cette ouvrage confirment qu'il s'agit d'études en vue de l'écriture de L'Amour de loin. Par ailleurs, on retrouve certains passages de cette composition dans le prélude quatrième acte de l'opéra, « Mer indigo »[3]. Plusieurs des compositions des années 1990 ont été composées pour la soprano Dawn Upshawn ; le rôle de Clémence dans L'Amour de loin a également été en grande partie écrit pour elle[5].
Historique
Genèse
L'Amour de loin est une commande du Festival de Salzbourg, du Théâtre du Châtelet et du Santa Fe Opera[6]. Kaija Saariaho est déjà connue de ce festival pour son petit ouvrage vocal, Château de l'âme, qui y est créé en 1996[3]. Gérard Mortier, directeur d'opéra belge également directeur de ce festival à ce moment-là, ainsi que Peter Sellars, metteur en scène pour le festival, rencontrent la compositrice pour discuter de la possible production d'un opéra ; l'idée d'écrire un opéra est dans l'esprit de Kaija Saariaho depuis déjà quelques années déjà[7]. Après discussion, ils décidèrent d'embaucher l'écrivain Amin Maalouf pour écrire un livret, qui accepte la proposition ; le projet démarre en 1997[7]. L'écriture du livret de L'Amour de Loin est achevé en février 1999 et la partition est ensuite composée entre 1999 et 2000. L'ouvrage est dédicacé à Gérard Mortier.
Création
L'opéra est finalement créé le lors du Festival de Salzbourg en Autriche par le SWR Symphonieorchester de Baden Baden sous la direction de Kent Nagano et mis en scène de Peter Sellars. Les décors y étaient assurés par George Tsypin et les costumes par Martin Pakledinas. L'ouvrage est alors enregistré et paraît en DVD en 2005. La mise en scène de Peter Sellars, par ailleurs très discrète, laissant la place à la musique de Kaija Saariaho, intègre par ailleurs de l'eau directement sur la scène, qui est partagée entre deux tours en plexiglas, incarnant les deux mondes séparés par la mer[8].
Lors de la création, l'ouvrage est particulièrement apprécié et fait salle comble pour ses représentations, au point de susciter forts applaudissements et standing ovation de la part du public[9]. L'Amour de loin est considéré comme le meilleur opéra de l'année par plusieurs critiques et commentateurs : on retrouve notamment cette remarque dans le BBC Music Magazine à la fin de l'année 2000 (critique d'Humphrey Burton)[3]. La même production sera reprise ensuite à Paris au Théâtre du Châtelet à Paris en 2001 à partir du 26 novembre avec le Chœur de chambre Accentus puis au Sante Fe Festival au Nouveau Mexique en 2002 (dirigée par Robert Spano), en 2004 à l'Opéra National de Finlande à Helsinki avec Esa-Pekka Salonen à la direction et enfin au Festival al-Bustan en Lyban en 2005. La partition et le livret sont publiés aux Éditions Grasset en 2002.
Postérité
Acclamé lors de création[8], l'opéra est depuis reconnu comme une création majeure du XIXe siècle. Il a été jouée de nombreuses fois à l'international comme à Paris, à Londres, Helsinki, Aspen et ailleurs[1]. La compositrice écrit en 2001 une suite depuis l'opéra, Cinq reflets de l'Amour de Loin, d'une durée d'environ trente minutes ; il est commandé par le Royal Stockholm Philarmonic Orchestra[10]. Christopher Brown écrit une réduction de sa pièce pour chant et piano en 2010. Par ailleurs, réjoui du succès de l'opéra, le trio Saariaho-Sellars-Maalouf entament tout de suite la fabrication d'un nouvel opéra pour Gérard Mortier, alors tout juste élu direction de l'Opéra Bastille, Adriana Mater, alors qu'elle pensait que ce serait son seul ouvrage du genre[3]. La compositrice attribue son succès perpétué à son avec de bons collaborateurs.
Récompenses
L'œuvre a reçu le Grawemeyer Award de l'Université de Louisville en 2003. En 2011, l'enregistrement par Kent Nagano avec le Deutsches Symphonie-Orchester Berlin et le Rundfunkchor Berlin reçoit le Grammy Award du meilleur enregistrement d'opéra[11].
Descriptif
L'opéra se déroule en cinq actes sur environ deux heures. Écrit en français, le livret intègre également des passages écrits en langue d'oc, langue du troubadour, lorsque le librettiste emprunte directement des extraits de chanson au poète[12]. L'idée d'un opéra autour de la vie et l'œuvre de Jaufré Rudel est présent à l'esprit de la compositrice depuis déjà plusieurs années[7].
Inspiration
L'Amour de loin est basée sur l'œuvre de Jaufré Rudel, notamment La vida breve, qui développe le thème de « l'amour de loin » (« l'amor de lonh ») dans ses chansons. Il s'agirait d'un amour non-réciproque qui n'existe qu'à distance et ne se concrétiserait jamais par une rencontre directe. L'histoire s'inspire de l'amour courtois, ou fin’amor, présent dans la littérature du Moyen Âge, désignant un amour profond, prude et désintéressé[13]. Par ailleurs, le personnage de Clémence devait originellement s'appeler Mélisande, comme on le trouve dans l'Histoire de Jaufré Rudel, mais la compositrice décide de le changer pour ne pas renvoyer à l'opéra de Claude Debussy[12].
Rôles
Rôle | Voix | Créateurs à
Salzbourg, 2000 |
Reprise au Théâtre
du Châtelet, 2001 |
Reprise en
Finlande, 2004[14] |
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Clémence, comtesse de Tripolo | soprano | Dawn Upshaw | Dawn Upshaw | Dawn Upshaw |
Jaufré Rudel, Prince de Blaye et troubadour | baryton | Dwayne Croft | Gerald Finley | Gerald Finley |
Le pèlerin | mezzo-soprano | Dagmar Peckova | Lili Paasikivi | Monica Groop |
Orchestration
- Un chœur mixte (huit soprano, huit contralto, huit ténor, huit basse) ;
- 4 flûtes, 3 hautbois, 3 clarinettes, 3 bassons, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, tuba, 4 percussionnistes, timbales, harpe, piano, 14 violons, 12 violons II, 10 altos, 8 violoncelles, 6 contrebasses.
Résumé
L'opéra raconte l'histoire de Jaufré Rudel, fatigué de la superficialité des jeunes hommes de son statut, rêve d'un amour distant et idéaliste. Un pèlerin arrive alors depuis le Royaume Chrétien d'Outre-mer, clamant connaître Clémence, comtesse de Tripoli. Au travers des récits de ce voyageur, le troubadour se met à aimer la comtesse à distance, jusqu'à décider d'entamer la traversée de la mer pour la rejoindre.
Argument
XIIe siècle, les scènes se déroulent en Aquitaine, sur la mer et à Tripoli
Acte 1
Jaufré Rudel, fatigué des turpitudes des hommes de son entourage, rêve d'un amour différent, distant et idéal. Ses compagnons lui reprochent son changement et se moquent de lui. Un pèlerin arrive depuis l'autre côté de la mer, et affirme qu'un tel amour est possible, en la personne d'une femme nommée Clémence, qu'il a rencontré. Dès lors, le troubadour tombe amoureux et ne pense plus qu'à elle.
Acte 2
Le pèlerin, après être retourné en Orient, rencontre la comtesse et lui confie l'amour de loin de Rudel. D'abord offensée puis finalement charmée, elle attend son arrivée en doutant de la légitimité d'une telle dévotion dans son amour.
Acte 3
Rudel demande au pèlerin de tout lui dire sur Clémence, et se met à la chanter. Il décide de partir en mer la rejoindre. Clémence, de son côté, redoute son arrivée, craignant de souffrir d'un amour impossible.
Acte 4
En mer, Rudel est impatient de rencontrer sa belle de loin. Le voyage en mer est rude et le rend malade ; il arrive à Tripoli très diminué.
Acte 5
Quand ils arrivent au port, le pèlerin s'empresse de prévenir la comtesse de l'arrivée du Prince, et de son état. Ce dernier reprend peu à peu ses esprits en voyant Clémence. Les deux amants se confient leur amour et se promettent de s'aimer. Rudel meurt dans les bras de la comtesse et celle-ci décide alors d'entrer au couvent.
Analyse
Style musical
Décrite comme fantasmagorique ou encore spectrale, la musique de L'Amour de loin est une longue lamentation, reprenant la manière stylistique de la pédale harmonique du piano : les sons graves sont prolongés auxquels s'incorporent des nouveaux accords, provoquant une sorte d'enveloppement de la musique autour de celui qui écoute, et ainsi d’envoûtement[15]. Au sein de cet espace onirique qu'est la mer lors de la traversée, la musique renforce encore cet aspect de lointain vague. En cela, l'orchestration et la partition, au travers de la harpe, du piccolo, des motifs répétitifs et des lenteurs de composition, crée un monde à mi-chemin entre Moyen Âge et Orient, où le temps est à la fois altéré et suspendu[8].
Livret
Le librettiste décrit le thème de l'amour de loin développé dans l'ouvrage comme d'un amour courtois, mais futile, d'une figure idéalisée. Il fait un parallèle avec le monde moderne au niveau des relations à distance inventées par la technologie et le virtuel, en ce qu'elles font fantasmer un être imaginaire, lointain. Il précise en disant que :
« c'est un opéra qui parle du Moyen Âge, et, par d'autres, c'est aussi un opéra qui parle du monde d'aujourd'hui. »
Sur la brochure de la production au Metropolitan Opera en 2016, Cori Ellison, dramaturge du Glyndebourne Festival Opera insiste sur la dimension de confrontation et d'échange entre orient et occident dans cet opéra. En cela, l'histoire de la traversée pourrait s'apparenter aux Croisades des Européens vers l'est lors du XIIe siècle, en ce qu'elles ont produit de destruction mais aussi de création, dans les échanges culturels qui y eurent lieu.
Prosodie
Intégrant des passages en langue d'oc, l'ouvrage cherche à se rapprocher de l'époque d'écriture du poème. De plus, certaines prononciations se rapprochent du français parlé aujourd'hui, comme l'omission des « e » finaux des mots (« Un homm' pense à vous »), mais d'autres s'en éloignent pour correspondre davantage à un ancien parler, à l'instar de l'accentuation des premières syllabes des mots (« PAysanne à cœur de PRINcesse »)[8].
Enregistrements
- L'amour de loin, Harmonia mundi, 2009, 2 CD. Avec Ekaterina Lekhina en Clémence, Marie-Ange Todorovitch en Pélerin et Daniel Belcher en Jaufré Rudel, dirigé par Kent Nagano avec la Deutches Symphonie-Orchester Berlin, enregistré en 2006 et 2008[16].
Représentations
- Une nouvelle production de l'opéra est donnée en 2003 à Darmstadt en Allemagne.
- En 2008 est donnée une version concert à Clermont-Ferrand, dirigée par Jan Latham-Koenig, avec le Young Janácek Philarmonic Orchestra et le chœur du CNR de Strasbourg[17].
- Une production est créée au Festival d'opéra de Québec en 2015, dirigée par Ernest Martínez Izquierdo et mise en scène par Robert Lepage avec Erin Wall en Clémence, Phillip Addis en Rudel et Tamara Mumford en Pèlerin et l'Orchestre symphonique de Québec[18].
- Reprise au Metropolitan Opera de New York à partir du 1er décembre 2016. L'Amour de Loin est le premier opéra programmé par la Metropolitan Opera composé par une femme depuis l'année 1903, Der Wald d'Ethel Smyth[19]. Cette production est dirigée par Susanna Mälkki et dans une mise en scène de Robert Lepage, avec Michael Curry aux décors et costumes. Avec Éric Owens en Rudel, Susanna Philips en Clémence et Tamara Mumford en Pèlerin. Cette production donnera lieu à une captation vidéo lors d'une représentation au Met. La mise en scène, en collaboration avec Ex Machina, est notée quatrième sur les dix meilleures performances musicales de l'année 2016 par le New York Classical Review[20]. La scène est parcourue de ruban d'ampoules Led, dont les formes fluctuantes représentent la mer en mouvement. Les déplacements des personnages et des objets, notamment la barque qui file doucement sur l'eau, sont très lents et souvent statiques.
Bibliographie
: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
- Moisala, Pirkko. Kaija Saariaho, États-Unis, University of Illinois Press, 2009, 144 pages, lire en ligne.
- Calico, John H., Saariaho's L'Amour de loin. Modernist Opera in the Twenty-first Century, dans Modernism and Opera, États-Unis, Johns Hopkins University Press, 2016, p.341-356, lire en ligne.
Notes et références
- (en) Thomas May, « A Sea Apart », sur The Metropolitan Opera (consulté le )
- Meet the composer, entretien avec Kaija Saarihao, dans (en) Jon Hargreaves, Kaija Saariaho: Visions, Narratives, Dialogues, Routledge, , 256 p. (ISBN 978-1-351-56143-3, lire en ligne), p. 8
- (en) Pirkko Moisala, Kaija Saariaho, University of Illinois Press, , 144 p. (ISBN 978-0-252-09193-3, lire en ligne)
- « Lonh, Kaija Saariaho », sur Ircam (consulté le )
- (en) Richard Begam et Matthew Wilson Smith, Modernism and Opera, JHU Press, (ISBN 978-1-4214-2062-2, lire en ligne), p. 349
- (en) Kaija Saariaho, « L’Amour de loin « Kaija Saariaho » », sur Kaija Saariaho (consulté le )
- Sylviane Zehil et Amin Maalouf, « Amin Maalouf : « L’Amour de loin », un opéra situé au Moyen Âge aux résonances modernes », sur L'Orient-Le Jour, (consulté le )
- Alain Perroux, « A Salzbourg, l'envoûtant «L'Amour de loin» pare le Moyen Age de couleurs orientales », Le Temps, (ISSN 1423-3967, lire en ligne, consulté le )
- Dieudonné Dufrasne, Libres et folles d'Amour, éditions Thomas Mols, , 228 p. (ISBN 978-2-930480-02-2, lire en ligne), p. 60
- (en) « Cinq reflets », sur Kaija Saariaho (consulté le )
- « Kaija Saariaho », sur brahms.ircam.fr (consulté le )
- Richard Boisvert, « L'amour de loin: le chant du désir », sur Le Soleil, (consulté le )
- Jessica Falot, « Amin Maalouf, L'Amour de loin », sur La Plume francophone, (consulté le )
- Jean-Charles Hoffelé, « DVD : l’Amour de loin de Saariaho, un opéra contemporain », sur Concertclassic, (consulté le )
- Renaud Machart, « "Emilie" sombre à l'Opéra de Lyon », Le Monde.fr, (lire en ligne, consulté le )
- Discogs et Harmonia Mundi, Kaija Saariaho - L'Amour De Loin, (lire en ligne)
- Annick Faurot, « Une autre approche d’«Un amour de loin» », sur Libération, (consulté le )
- Louis Bilodeau, « L'Amour de loin », sur Avant Scène Opéra, (consulté le )
- Christophe Rizoud, « L’Amour de Loin à New York ou la victoire des femmes ? », sur Forum Opéra, (consulté le )
- (en) James Reynolds, Robert Lepage / Ex Machina: Revolutions in Theatrical Space, Bloomsbury Publishing, (ISBN 978-1-4742-7658-0, lire en ligne)
Voir aussi
Articles connexes
Liens externes
- Ressources relatives à la musique :
- « Amin Maalouf : « L’Amour de loin », un opéra situé au Moyen Âge aux résonances modernes », sur L'Orient-Le Jour, (consulté le )
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