Vive le Québec libre !

« Vive le Québec libre ! » est une phrase prononcée en 1967 par Charles de Gaulle, alors président de la République française, en visite officielle au Québec, à la fin d'un discours public à Montréal le 24 juillet. Ce discours déclencha une grave crise politique entre le Canada et la France.

Hôtel de ville de Montréal et son balcon d'où le général de Gaulle lança sa célèbre phrase en 1967.

« Vive le Québec libre ! » rappelle le « Vive la France libre ! » qui terminait les appels du général de Gaulle à la Résistance à l'État d'occupation allemand et au régime de Vichy collaborationniste lancés en juin 1940 à la radio de la France libre à Londres où il s'était réfugié (cf. Appel du 22 juin 1940[1]). L’atmosphère qui règne pendant sa visite au Québec lui rappelle celle de la Libération, comme il le précise dans son discours (ici-bas, section 3.3). On remarque à cet égard, qu'il porte son uniforme de général de brigade alors que, lors d’une première visite à Montréal, en 1960, il avait choisi la tenue civile. « Il transforme ainsi sa seconde visite en tournée pour l’émancipation du Québec »[2].

Incidemment, cet événement fit connaître le Québec et sa situation politique à travers le monde entier en 1967, tout comme l'Expo 67 qui valorisa cette Terre des hommes et que n'a pas manqué de visiter de Gaulle.

Contexte

Avant même son arrivée au Québec, le gouvernement fédéral canadien était préoccupé par la visite de Charles de Gaulle. Un an plus tôt, le gouvernement français n'avait pas envoyé de représentant officiel aux obsèques du gouverneur général Georges Vanier. Vanier et sa femme Pauline étaient des amis personnels de Charles de Gaulle depuis 1940, quand il était en exil à Londres. Pauline Vanier avait dit avoir envoyé une note sur laquelle était écrit simplement « 1940 ». Le gouvernement de Lester Pearson était si préoccupé au sujet de l'intrusion de la France dans les affaires intérieures du Canada que le ministre du Conseil Paul Joseph James Martin a été envoyé pour rendre visite à de Gaulle à Paris.

Par ailleurs, dès le début des années 1960, des graffiteurs du Réseau de résistance pour la libération nationale du Québec (RR)[3] diffusent largement sur les monuments, maints édifices et lieux public le rappel du cri lancé par de Gaulle en  : « Vive le Québec libre ! » afin d'appuyer les mouvements et partis indépendantistes (RIN, Rassemblement pour l'indépendance nationale, 1960). En 1963 le FLQ (Front de libération du Québec) commence une lutte armée qui fait sauter plusieurs bombes incendiaires et autres, mais reste discret en 1967 l'année de l'Expo 67.

Prémices

Daniel Johnson.

Lorsque Daniel Johnson devient premier ministre du Québec en 1966, l'un de ses objectifs est de faire renouveler la Constitution canadienne dans un sens qui serait favorable au Québec et à ses intérêts. La victoire fragile de Johnson à l'élection de juin 1966 (il l'a emporté de peu, avec moins de votes que le Parti libéral) est cependant un handicap pour plaider sa cause. L'appui d'un personnage international aussi prestigieux que de Gaulle pourrait lui être d'un précieux atout et c'est pourquoi, le , il lui envoie officiellement une invitation à venir visiter l'Exposition universelle de 1967 Expo 67 ») qui doit avoir lieu à Montréal l'été suivant.

De Gaulle, qui avait déjà été invité par le gouvernement fédéral, a songé d'abord à refuser, car il ne voulait pas cautionner la Confédération canadienne dont on fêtait le centenaire la même année. Après quelque hésitation, il finit tout de même par accepter en février 1967. Comme il ne veut pas commencer sa visite par la capitale fédérale Ottawa, les gouvernements canadien et québécois acceptent qu'il remonte le fleuve Saint-Laurent à bord du croiseur français Colbert et qu'il débarque à Québec. Ce n'était pas une première, car le gouvernement canadien avait également accepté que le Premier ministre du Japon débarquât à Vancouver avant de se rendre dans la capitale fédérale.

Le , de Gaulle reçoit Johnson en visite officielle à l'Élysée. Le premier ministre du Québec lui demande alors son appui dans sa démarche pour renouveler la Constitution canadienne qui donnerait plus de pouvoirs au Québec. Ravi, de Gaulle accepte. Il y voit un moyen de donner un coup de main aux Canadiens français que la France a abandonnés au XVIIIe siècle[4]. Des groupuscules indépendantistes comme le Rassemblement pour l'indépendance nationale veulent alors profiter de cette visite pour populariser leur slogan « le Québec libre »[5].

Motivations françaises

Selon le livre d'Édouard Baraton, De Gaulle ou l'hypothèque française sur le Canada, la volonté de de Gaulle de soutenir l’émergence politique du Québec s'appuie sur l'idée d'une commune appartenance des Canadiens français et des Français à un même ensemble national impliquant un devoir pour le chef de l'État français de promotion des intérêts des « Français du Canada »[6]. Selon la conception gaullienne, issue d'un héritage idéologique composite reprenant des idées exprimées depuis deux siècles, les Canadiens français sont avant tout des Français du Canada vivant dans une situation de sujétion du fait de la Conquête de 1759-1760. L'assimilation par les dirigeants français des Canadiens français à des nationaux français débouchera sur la rédaction d'un projet de « loi du retour » permettant de réaffirmer la nationalité française rémanente des Canadiens d'origine française. Dès lors, l'objectif du chef de l'État français est de procéder grâce aux circonstances à la destruction du Canada issu de l'acte de l’Amérique du Nord britannique pour aboutir à la création d'une « République française du Canada », incarnation américaine de la nation française, ou de fonder une confédération égalitaire canadienne dans laquelle le Québec aurait toute sa place, et dans laquelle les revendications politiques et culturelles des Québécois seraient pleinement reconnues par la majorité canadienne anglophone[7].

Des fuites organisées par le Chef d'État-Major des armées français Charles Ailleret[réf. nécessaire] révèlent que la position du général de Gaulle sur le Québec est motivée, entre autres au premier chef par l'existence de gisements d'uranium dans le Canada francophone (notamment dans la région de Chibougamau) et ailleurs au Canada (dans les provinces de la Saskatchewan et de l'Ontario), alors même que la France est en train d'améliorer son arsenal nucléaire. En soutenant un mouvement qui menaçait de faire perdre au Canada une partie de son territoire, de Gaulle souhaitait faire pression sur le gouvernement fédéral canadien pour obtenir la livraison de 500 tonnes d'uranium, pour l'ajouter à 1 000 tonnes déjà obtenues au Gabon et à Madagascar, 1 500 tonnes lui étant nécessaires pour l'élaboration de la seconde génération de la force de frappe nucléaire française. Relayant les fuites, un article du Chicago Tribune du explique : « De Gaulle avait tenté d'acheter de l'uranium canadien en 1966. Mais l'accord est tombé à l'eau, la France ayant refusé les conditions canadiennes selon lesquelles l'uranium devait être utilisé à des fins pacifiques et son usage devait faire l'objet d'inspections. (...) Un Québec souverain pourrait établir ses propres règles sur la vente d'uranium et serait affranchi des contraintes imposées par la commission canadienne de contrôle de l'énergie atomique. »[8]

Visite de Charles de Gaulle

Résumé de la visite

Charles de Gaulle en 1967.

Le , le général de Gaulle embarque à bord du croiseur Colbert à Brest ; ce moyen de transport maritime fut délibérément choisi pour lui permettre d'éviter le protocole qui commandait l'arrivée aérienne via la capitale fédérale, Ottawa ; chose qu'il ne pouvait se résoudre à faire, ayant été invité par le premier ministre du Québec, Daniel Johnson, plutôt que par le gouvernement canadien. Durant la traversée, il confie à son gendre Alain de Boissieu : « Je compte frapper un grand coup. Ça bardera, mais il le faut. C'est la dernière occasion de réparer la lâcheté de la France[9]. »

Après une brève escale à Saint-Pierre-et-Miquelon le 20 juillet, De Gaulle débarque à Québec le 23 juillet pour un voyage de quelques jours au Québec et une journée prévue à Ottawa. À l'exception d'un bref passage du général de Gaulle à Montréal, au retour d'un voyage aux États-Unis en 1960, c'est la première visite officielle d'un chef d'État français dans l'ancienne colonie. Ces retrouvailles symboliques franco-québécoises sont hautement importantes pour le gouvernement du Québec, mais sont appréhendées par le gouvernement fédéral canadien.

Le croiseur Colbert en 2006.

De Gaulle prononce un premier discours dans la ville de Québec, dans lequel il insiste sur l'identité commune des Français et des Québécois. Le lendemain, il emprunte le Chemin du Roy reliant la ville de Québec à celle de Montréal. À chaque étape, il est salué comme un libérateur par une foule qui agite des pancartes sur lesquelles est inscrit : « France libre », « Québec libre », « Vive le Canada français ! ». Arrivé à Montréal, il est reçu par le maire, Jean Drapeau, et s'adresse du balcon de l'hôtel de ville à une foule débordante d'enthousiasme, terminant son discours par les mots célèbres : « Vive Montréal ! Vive le Québec ! Vive le Québec… libre ! Vive le Canada français et vive la France ! ».

Selon l'anecdote, rapportée dans les mémoires de ses principaux collaborateurs, mais également de son fils, l'amiral Philippe de Gaulle, il n'était alors pas prévu par les autorités montréalaises que le général s'adressât à la foule ; au contraire le maire avait prévu une très conventionnelle adresse aux notables dans une simple salle de réception. Quelque peu étonné par le caractère étroit de ce programme, alors que la population réclame que le général puisse s'adresser à elle, son garde du corps Paul Comiti repère les micros du balcon si bien que De Gaulle fait réinstaller la sonorisation. Le président prend alors l'initiative de s'adresser directement aux Montréalais rassemblés devant l'hôtel de ville[10].

La célèbre phrase « Vive le Québec libre ! » prononcée à cette occasion par le général à la fin de son discours, doit être située dans le contexte du soutien du général de Gaulle à la souveraineté du Québec : lors de sa conférence de presse du , le président français fera la déclaration suivante : « Que le Québec soit libre c'est, en effet, ce dont il s'agit. Cela aboutira forcément, à mon avis, à l'avènement du Québec au rang d'un État souverain, maître de son existence nationale, comme le sont par le monde tant et tant d'autres peuples, tant et tant d'autres États, qui ne sont pas pourtant si valables, ni même si peuplés, que ne le serait celui-là ».

D'autre part, le général de Gaulle, expert en politique internationale et fort de sa propre expérience, a pleinement conscience du fait qu'un appel de ce genre contribuera à faire connaître le Québec hors du Canada et en particulier le caractère francophone de cette province canadienne, alors négligé par les autorités fédérales. « Cela fit gagner dix ans au Québec » écrivit-il plus tard. Au Québec même, personne ne s'y trompe, les opposants et les soutiens de cette déclaration étant d'accord pour reconnaître son impact immense. Ainsi le rédacteur en chef fédéraliste du quotidien montréalais Le Devoir, Claude Ryan, qui écrit dans un célèbre éditorial, déclare comme Pierre Bourgault, que le général de Gaulle vient d'inscrire le Québec sur la carte du monde[11].

En revanche, les Canadiens anglophones, et notamment le gouvernement fédéral d'Ottawa, sont choqués par cette déclaration prise au premier degré, pensant que le général de Gaulle a appelé à l'indépendance du Québec. Le général décide donc de quitter directement le Québec après ce voyage, sans passer par Ottawa, qui était normalement l'étape finale de son séjour canadien. Plus symboliquement, le général de Gaulle a reconnu que cette déclaration, par son impact indéniable sur la reconnaissance internationale du Québec comme une entité linguistique et sociologique distincte, venait effacer la dette de la France à l'égard du Québec qui était représentée par l'abandon de la Nouvelle-France par la mère patrie en 1763.

Québec

C'est le dimanche matin, 23 juillet, que de Gaulle débarque à l'Anse-aux-Foulons, à Québec. Le Colbert bat pavillons français et québécois. Sur le quai, il est reçu de façon protocolaire par le gouverneur général Roland Michener et par le premier ministre Daniel Johnson. Après une courte escale à la citadelle, Johnson et lui se rendent à l'hôtel de ville, où le président prend son premier bain de foule. Il déclare alors : « De tout mon cœur ! De tout mon cœur, je remercie Québec de son magnifique accueil, de son accueil français ! (ovation) Nous sommes liés par le présent. Parce qu'ici, comme dans le Vieux Pays, nous nous sommes réveillés ! Nous acquérons toujours plus fort, les moyens d'être nous-mêmes ! Nous sommes liés par notre avenir... Mais on est chez soi, ici, après tout ! (ovation) Ce que nous faisons ici et là-bas, nous le faisons toujours un peu plus ensemble. Toute la France, en ce moment, regarde par ici. Elle vous voit. Elle vous entend. Elle vous aime[12]. »

De Gaulle et Johnson empruntent ensuite la route 138 (à l'époque, route no 2) en limousine, jusqu'à Sainte-Anne-de-Beaupré où les deux hommes d'État assistent à la messe dite par l'archevêque de Québec, Maurice Roy. Après un nouveau bain de foule, ils dînent au Château Frontenac en compagnie de dignitaires fédéraux et québécois. Après le repas, de Gaulle déclare : « On assiste ici, comme dans maintes régions du monde, à l'avènement d'un peuple qui, dans tous les domaines, veut disposer de lui-même et prendre en main ses destinées. Qui donc pourrait s'étonner d'un tel mouvement aussi conforme aux conditions modernes de l'équilibre de notre univers et à l'esprit de notre temps ? En tout cas, cet avènement, c'est de toute son âme que la France le salue[13]. ».

Chemin du Roy

Le lendemain, 24 juillet, à 9 heures du matin, de Gaulle et Johnson empruntent le Chemin du Roy à bord d'une limousine Lincoln Continental et commencent le trajet devant les mener à Montréal. Tout le long de la route, de Gaulle est acclamé par les habitants des villages bordant le fleuve. D'abord clairsemée, la foule devient plus dense à mesure que l'on se rapproche de la métropole, ce lundi ayant été décrété jour férié.

Sur la route entre Québec et Montréal, les autorités québécoises avaient fait construire pour l'occasion une vingtaine d'arcs de triomphe en branches de sapin, surmontés chacun d'une fleur de lys géante. Les quantités d'oriflammes disposés le long de la route étaient aux couleurs françaises et québécoises, mais pas un seul n'était aux couleurs canadiennes ; une décision du gouvernement de la province qui ne plaît pas du tout au gouvernement fédéral[14].

À chacune des six étapes, le président est reçu par le maire et les dignitaires de l'endroit. À chaque fois, également, il se permet une allocution. À Donnacona, il déclare : « Je vois le présent du Canada français, c'est-à-dire un pays vivant au possible, un pays qui prend en main ses destinées. Vous êtes un morceau du peuple français. Votre peuple canadien-français, français-canadien, ne doit dépendre que de lui-même[15]. ».

Son discours de Trois-Rivières va dans le même sens : « Quoi qu'il ait pu arriver, nous sommes maintenant à l'époque où le Québec, le Canada français, devient maître de lui-même. Il le devient pour le bien des communautés voisines du Canada tout entier[16]. ».

Montréal

Balcon de l'hôtel de ville de Montréal.

Le , à 19 h 30, 15 000 personnes attendent de Gaulle devant l'hôtel de ville de Montréal, où il arrive avec un peu de retard. Jean Drapeau l'accueille à l'entrée puis, après les hymnes nationaux, les dignitaires entrent dans le bâtiment. Il est prévu que le président français aille saluer la foule au balcon, mais aucun discours ne doit y être prononcé, même si la foule le réclame. Le général demande tout de même à dire quelques mots et son garde du corps Paul Comiti, qui a repéré des micros, les fait installer et brancher[17]. Charles de Gaulle prononce alors son discours historique, sans que l'on sache s'il a été prémédité ou, emporté par l'émotion, non préparé[18],[19].

Lors de son discours à l'hôtel de ville le , de Gaulle s'exprime en ces mots[20] :

« C'est une immense émotion qui remplit mon cœur en voyant devant moi la ville de Montréal... française. (ovation du public) Au nom du vieux pays, au nom de la France, je vous salue. Je vous salue de tout mon cœur ! Je vais vous confier un secret que vous ne répéterez pas, (rires de la foule) ce soir ici, et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération. (longue ovation de la foule)

Et tout le long de ma route, outre cela, j'ai constaté quel immense effort de progrès, de développement, et par conséquent d'affranchissement (ovation) vous accomplissez ici, et c'est à Montréal qu'il faut que je le dise, (ovation) parce que, s'il y a au monde une ville exemplaire par ses réussites modernes, c'est la vôtre! (ovation) Je dis c'est la vôtre et je me permets d'ajouter, c'est la nôtre. (ovation)

Si vous saviez quelle confiance la France réveillée, après d'immenses épreuves, porte maintenant vers vous. Si vous saviez quelle affection elle recommence à ressentir pour les Français du Canada, (ovation), et si vous saviez à quel point elle se sent obligée de concourir à votre marche en avant, à votre progrès ! C'est pourquoi elle a conclu avec le gouvernement du Québec, avec celui de mon ami Johnson (ovation), des accords pour que les Français de part et d'autre de l'Atlantique travaillent ensemble à une même œuvre française. (ovation)

Et, d'ailleurs, le concours que la France va, tous les jours un peu plus, prêter ici, elle sait bien que vous le lui rendrez, parce que vous êtes en train de vous constituer des élites, des usines, des entreprises, des laboratoires, qui feront l'étonnement de tous et qui, un jour, j'en suis sûr, vous permettront d'aider la France. (ovation)

Voilà ce que je suis venu vous dire ce soir en ajoutant que j'emporte de cette réunion inouïe de Montréal un souvenir inoubliable. La France entière sait, voit, entend, ce qui se passe ici et je puis vous dire qu'elle en vaudra mieux.

Vive Montréal ! Vive le Québec ! (ovation)

Vive le Québec... libre ! (très longue ovation)

Vive le Canada français ! Et vive la France ! (ovation) »

De Gaulle est longuement ovationné par la foule présente. Son discours ébahit à peu près tout le monde, y compris Daniel Johnson, et choque le gouvernement du Canada, qui ne désire plus sa présence.

Réaction du gouvernement du Canada

Lester Pearson réagit le lendemain matin par un communiqué de presse : « Certaines déclarations faites par le président ont tendance à encourager la faible minorité de notre population qui cherche à détruire le Canada et, comme telles, elles sont inacceptables pour le peuple canadien et son gouvernement. Les habitants du Canada sont libres. Toutes les provinces du Canada sont libres. Les Canadiens n'ont pas besoin d'être libérés. Le Canada restera uni et rejettera toutes les tentatives visant à détruire son unité[21]. ». Ceci revient à déclarer de Gaulle persona non grata au Canada, ce qui est tout sauf banal. Toutefois, Pearson se veut conciliant avec la France, pays qu'il apprécie, malgré sa forte antipathie à l'égard de Charles de Gaulle : « Le Canada a toujours eu des relations spéciales avec la France, la patrie d'origine de tant de ses citoyens ; nous attachons la plus grande importance à l'amitié avec le peuple français[22]. »

Pour bien appréhender la nature de cette réaction courroucée du gouvernement du Canada, il faut comprendre que de Gaulle, par son cri pareil à celui qui terminait ses appels à la résistance en , non seulement fait en sorte de prendre parti publiquement pour la souveraineté du Québec, comme il l'avait fait déjà devant Alain Peyrefitte en septembre 1965, mais, de surcroît, fait publiquement de l'État du Canada, à la face du monde libre, un État de non-droit démocratique assimilable à l'État d'occupation dictatoriale, imposé à la France de jusqu’à la libération de Paris le . Tout cela n'a pas échappé au gouvernement du Canada.

Peyrefitte confirme que de Gaulle était bien conscient de ce fait quand il établit un lien direct entre ces deux cris lancés pareillement pour dénoncer un État de dictature « canadianisateur », qu'il appelle à renverser pour que règne la démocratie. « « Vive le Québec libre ! » ne fut pas plus improvisé que l'appel du . L'appel à la liberté, lancé le , n'eut rien de fortuit »[23].

Réaction de la presse et des milieux politiques

La réaction de la presse canadienne-anglaise et de la presse des autres nations anglophones est extrêmement virulente[24]. Le Montreal Star parle d'un « éléphant en furie », le Windsor Star traite de Gaulle de « dictateur » et l'édition canadienne du Time affirme qu'il est « sénile »[25]. Le Time propose une mise sous tutelle du chef de l'État pour le reste de son mandat pour obvier ses « bizarreries » censées ponctuer son « long et triste déclin »[26].

La presse française de droite comme de gauche n'est pas en reste[24]. Notamment Le Monde, qui dans un éditorial titré « L’excès en tout... », critique cette irruption dans les affaires intérieures d’un État[27].

La classe politique française n'est pas plus amène. Pour Georges Pompidou, cet intérêt du général pour le Québec tient de la « folie gratuite »[24]. René Pléven s'élève contre cette « irresponsabilité » de la politique étrangère gaullienne, et Jean Lecanuet condamne vivement l'attitude de de Gaulle[28].

Derniers jours et fin précipitée

De Gaulle passe la journée du 25 juillet à visiter l'exposition universelle Terre des Hommes et le tout nouveau réseau du métro de Montréal : « Je n'ai pas pris le métro depuis 1936 ! ». Lors du souper, de Gaulle et Johnson en profitent pour échanger des toasts. De Gaulle déclare : « Ni vous ni moi n'avons perdu nos heures. Peut-être se sera-t-il passé quelque chose ? » Johnson répond : « La langue et la culture ne sont pas les seuls dons que nous a légués la France. Il en est un autre auquel nous attachons le plus grand prix : c'est le culte de la liberté. Nous ne serions plus français si nous n'étions épris de libertés, pas seulement individuelles mais aussi collectives[29]. ».

Le lendemain matin, 26 juillet, De gaulle annonce qu'il ne se rendra pas à Ottawa. Jean Drapeau le reçoit lors d'un banquet donné en son honneur en milieu de journée et déclare alors : « Nous avons appris à vivre seuls depuis deux siècles. Rien de ce que je dis ne doit prendre la teinte de reproches. L'Histoire a ses exigences et, depuis l'Antiquité, il a fallu que les peuples acceptent les exigences glorieuses comme les vicissitudes[30]. » De Gaulle lui répond : « Ensemble, nous avons été au fond des choses et nous en recueillons, les uns et les autres, des leçons capitales. Et, quant au reste, tout ce qui grouille, grenouille et scribouille n'a pas de conséquence historique dans ces grandes circonstances, pas plus qu'elle[Qui ?] n'en eut jamais dans d'autres[31]. »

Quelques heures plus tard, le président repart pour la France à bord de son avion DC-8 présidentiel.

Conséquences

Ce voyage et le discours du président français ont déclenché la plus grande crise franco-canadienne de l'histoire. Le gouvernement fédéral accuse le président français de s'être ingéré dans ses affaires internes. Les relations entre les deux pays ne s'amélioreront qu'après la démission de de Gaulle en 1969. Les relations entre la France et le Canada seront longtemps marquées par ce discours. De Gaulle a également été fortement critiqué par une grande partie des médias français pour sa violation du protocole international, en particulier par Le Monde[32].

Le ministre canadien nouvellement nommé de la Justice, Pierre Elliot Trudeau, lui-même un francophone de Montréal et le futur premier ministre du Canada à partir de et jusqu'en 1979, se demandait ce que la réaction française aurait été si un premier ministre canadien avait crié, « la Bretagne aux Bretons ». De Gaulle ne fut pas impressionné par Trudeau : « Nous n'avons aucune concession, ni même aucune amabilité, à faire à M. Trudeau, qui est l'adversaire de la chose française au Canada[33]. »

Au Québec, Jean Lesage accuse Johnson d'avoir inspiré de Gaulle pour ses « propos séparatistes ». Pierre Bourgault, politicien indépendantiste, déclare qu'après ce discours, la plus grande formation indépendantiste (la sienne, le RIN) double le nombre de ses adhérents[11]. Le , le député libéral François Aquin se dissocie de son parti et devient le premier député indépendantiste du Québec. À l'automne de cette même année 1967, René Lévesque quitte à son tour le Parti libéral et fonde le MSA (Mouvement Souveraineté-Association), non sans tourner le dos à de Gaulle toutefois. Le MSA deviendra le Parti québécois un an plus tard. De 1966 à 1970, le vote souverainiste passe de 8 % à 23 %, mais il est difficile de savoir quel est l'impact de la phrase du Général dans la croissance significative de ce vote.

Selon le documentaire Le Chemin du Roy, réalisé par Luc Cyr et Carl Leblanc et télédiffusé à Télé-Québec le , le Quotidien du Peuple, organe du comité central du Parti communiste chinois, dut, le , inventer une nouvelle combinaison d'idéogrammes pour le mot Québec (Kuí-běi-kè en pinyin) lorsqu'il relata l'événement du Vive le Québec libre ![34].

De Gaulle, le Québec et le « Canada français »

Cette déclaration doit être replacée dans le cadre de la pensée du général de Gaulle, attaché à l'idée de l'indépendance des nations et sensible à l'impact historique de la perte de la Nouvelle-France par la France (traité de Paris (1763)).

Ainsi, le général de Gaulle déclara à Alain Peyrefitte en septembre 1965 : « L'avenir du Canada français, c'est l'indépendance. Il y aura une République française du Canada. » Selon Peyrefitte, « sans préjuger de la forme que la souveraineté québécoise devait revêtir, de Gaulle, avec ce sens historique qui valut à la France son salut, s'en vint donc à Montréal, en , exhorter les Canadiens français à préserver leur identité française dont, sous Louis XV, l'indifférence des élites françaises avait fait si légèrement bon marché[35]. « Vive le Québec libre ! » ne fut pas plus improvisé que l'appel du 18 et du 22 juin 1940. L'appel à la liberté, lancé le , n'eut rien de fortuit[36]. »

De même, à la proposition de l'ambassadeur français à Ottawa qui suggère d’associer la France au centenaire du Canada, de Gaulle répondit par une apostille en date du  : « Il n’est pas question que j’adresse un message au Canada pour célébrer son « centenaire ». Nous pouvons avoir de bonnes relations avec l’ensemble de l’actuel Canada. Nous devons en avoir d’excellentes avec le Canada français. Mais nous n’avons à féliciter ni les Canadiens ni nous-mêmes de la création d’un « État » fondé sur notre défaite d’autrefois et sur l’intégration d’une partie du peuple français dans un ensemble britannique. Au demeurant, cet ensemble est devenu bien précaire[37] »

Dès 1960, à la suite d'une visite au Québec, de Gaulle aurait déclaré : « Il y a un énorme potentiel français au Québec. Il faut s'occuper du Québec[38]. »

Postérité

Statue du général de Gaulle à Québec, cours du général de Montcalm.

Une statue de de Gaulle est inaugurée à Québec en , à l’occasion du trentième anniversaire de son voyage au Québec. On peut lire sur son socle :

« Charles de Gaulle (1890-1970) Président de la République française de 1958 à 1969
On assiste ici à l’avènement d’un peuple qui dans tous les domaines veut disposer de lui-même et prendre en main ses destinées. »

 Charles de Gaulle, Québec, le

Notes et références

  1. « Appel du 22 juin - Wikisource », sur fr.wikisource.org (consulté le ).
  2. « Mystères d'archives : 1967, De Gaulle au Québec », sur Nouvel Observateur, (consulté le ).
  3. Musée québécois de culture populaire, « L'action terroriste du Front de libération du Québec (FLQ) - Le début d'un temps nouveau », sur larevolutiontranquille.ca (consulté le ).
  4. Thompson 1990, p. 248.
  5. Maurice Vaïsse, La puissance ou l'influence ? La France dans le monde depuis 1958, Fayard, , p. 7.
  6. Édouard Baraton, De Gaulle ou l'hypothèque française sur le Canada, Paris, Harmattan, , 220 p. (ISBN 978-2-343-01884-3, lire en ligne).
  7. Un article de Peyrefitte intitulé De Gaulle : « Il y aura une République française du Canada » est mentionné dans https://books.google.ca/books?isbn=2811130322.
  8. “Call Quebec Uranium Key To French Stand”, Chicago Tribune, 18 décembre 1967.
  9. Thompson 1990, p. 253.
  10. Jean Lacouture, De Gaulle, Éditions du Seuil, , p. 520.
  11. « Conférence mythique de Pierre Bourgault: Entre l'ivresse et l'espoir »
  12. Godin 1980, p. 216.
  13. Godin 1980, p. 219.
  14. « Mystères d'archives : 1967, de Gaulle au Québec » (France, 2010, 26 min), Arte France, Date de première diffusion : Sam., 17 nov. 2012, 17 h 43.
  15. Godin 1980, p. 221-222.
  16. Godin 1980, p. 223.
  17. Vincent Jauvert, L'Amérique contre De Gaulle : histoire secrète, 1961-1969, Éditions du Seuil, , p. 164.
  18. Thompson 1990, p. 261-263.
  19. Jean Pierre Guichard, De Gaulle et les mass media, France-Empire, , p. 279.
  20. Denise Deshaies et Diane Vincent, Discours et constructions identitaires, Presses Université Laval, , p. 20.
  21. Godin 1980, p. 235.
  22. Éric Bédard, « De Gaulle, Pearson : l'impossible dialogue », L'Action nationale, (juin-septembre 2017).
  23. Alain Peyrefitte, « De Gaulle : Il y aura une République française du Canada », Les cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle, no 7 (printemps 1997), p. 13-22.
  24. Alexandre Devecchio, 50 ans après la visite du général de Gaulle : ce que le Québec nous apprend de l'identité de la France, lefigaro.fr, 21 juillet /2017.
  25. , archives.charles-de-gaulle.org
  26. Aurélien Yannick, Le Québec en Francophonie: de la Révolution tranquille au référendum de 1995, Publibook, 2016, p.49.
  27. Il y a 50 ans, de Gaulle lançait «Vive le Québec libre , rfi.fr, 23 juillet 2017.
  28. «Vive le Québec libre» lançait de Gaulle il y a 50 ans, lefigaro.fr, 24 juillet 2017.
  29. Godin 1980, p. 237.
  30. La Rochelle 1982, p. 99-100.
  31. La Rochelle 1982, p. 100.
  32. (en) Spicer, Keith, « Paris Perplexed by De Gaulle's Quebec Conduct », The Globe and Mail, , p. 23.
  33. « De Gaulle s'était adressé aux Québécois dès 1940 », Le Devoir, cité sur vigile.net
  34. Selon le documentaire Le Chemin du Roy, réalisé par Luc Cyr et Carl Leblanc et télédiffusé à Télé-Québec le 21 novembre 1997.
  35. Y compris Voltaire, exprimant son regret de voir la France se battre pour « quelques arpents de neige ».
  36. Alain Peyrefitte, « De Gaulle : Il y aura une République française du Canada », Les cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle, no 7, (printemps 1997), p. 13-22.
  37. Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, mai 1969-novembre 1970 ; Compléments 1908-1968, éd. Plon, 1988.
  38. Ces mots, qui auraient été rapportés par Antonio Barrette, sont cités dans Stéphane Paquin, « Les relations internationales du Québec sous Lesage 1960-1966 », dans S. Paquin et L. Beaudoin (dir.), Histoire des relations internationales du Québec, Montréal, V.L.B., 2006, p. 24.

Annexes

Articles connexes

Sources et bibliographie

  • Felix de Taillez, « Amour sacré de la Patrie » – de Gaulle in Neufrankreich. Symbolik, Rhetorik und Geschichtskonzept seiner Reden in Québec 1967, Munich, Utz, 2011.
  • Pierre Godin, Daniel Johnson, t. 2, Éditions de l'Homme, .
  • Dale C. Thompson, De Gaulle et le Québec, Éditions du Trécarré, .
  • Louis La Rochelle, En flagrant délit de pouvoir, Boréal Express, .
  • Alain Peyrefitte, De Gaulle et le Québec, Les Publications du Québec, .
  • Christophe Tardieu, La dette de Louis XV, éditions du Cerf, 2017, 366 p.
  • Jean-François Lisée, De Gaulle l'indépendantiste, Carte blanche, .
  • Édouard Baraton, De Gaulle ou l'hypothèque française sur le Canada, L'Harmattan, 2013.

Liens externes

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