Konrad Lorenz
Konrad Lorenz, né le à Vienne et mort le dans cette même ville, est un biologiste et éthologue-zoologiste autrichien titulaire du prix Nobel de physiologie ou médecine en 1973. Lorenz a étudié les comportements des animaux sauvages et domestiques. Il a écrit des livres qui ont touché un large public tels que Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons ou L'Agression, une histoire naturelle du mal.
Pour les articles homonymes, voir Lorenz.
Psychologue Rassenpolitisches Amt |
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Prix Nobel de physiologie ou médecine () Liste détaillée Ordre Pour le Mérite Grand commandeur de l'ordre du Mérite de la République fédérale d'Allemagne Prix de la ville de Vienne en sciences naturelles () Décoration autrichienne pour la science et l'art (en) () Membre étranger de la Royal Society () Ordre Pour le Mérite pour les sciences et arts (d) () Prix Kalinga () Prix mondial Cino-Del-Duca () Prix Nobel de physiologie ou médecine () Citoyen d'honneur de Vienne () Ordre bavarois de Maximilien pour la science et l'art () |
Archives conservées par |
L'Agression (d), Les Huit Péchés capitaux de notre civilisation, L'Envers du miroir (d) |
Biographie
Konrad Zacharias Lorenz fait des études de médecine et, à trente-quatre ans, il enseigne la psychologie animale et l'anatomie comparée à Vienne pendant trois ans.
En 1940, il devient professeur à l'université de Königsberg où il occupe la chaire d'Emmanuel Kant.
Il est mobilisé en 1941 dans l'armée comme médecin psychiatre et est fait prisonnier par les Russes en 1944 et détenu en Arménie soviétique jusqu'en 1948. Lorenz se servira de cette expérience dans ses travaux ultérieurs (Enthousiasme nationaliste et constat des dégâts du lavage de cerveaux chez les Allemands nazifiés et les Russes stalinisés) pour élaborer une critique des dérives de l'instinct d'agression chez l'homme, de la psychologie de l'endoctrinement et du danger de celui-ci.
De 1949 à 1951, il dirige l'institut d'éthologie comparée d'Altenberg puis l'Institut Max Planck de physiologie comportementale (un des 80 instituts de recherche de la Société Max-Planck) de Buldern (1951-1954) puis celui de Seewiesen (Bavière) (1954). Il reçoit en 1973, conjointement avec Karl von Frisch et Nikolaas Tinbergen, le prix Nobel de physiologie ou médecine pour leurs découvertes concernant « l'organisation et la mise en évidence des modes de comportement individuel et social » ; il s'agit du seul prix Nobel jamais remis à des spécialistes du comportement. Leurs travaux constituent les fondements d'une nouvelle discipline de la biologie : l'éthologie.
À la fin de sa vie, Lorenz, proche des mouvements écologistes et anti-nucléaires, consacre sa recherche à une réflexion humaniste sur le devenir de l'humanité. Il décède le .
Parenté
Son père Adolf Lorenz est né à Weidenau (actuelle Vidnava), petite ville morave (Autriche-Hongrie). Fils d'un bourrelier, il devint anatomiste puis chirurgien, puis orthopédiste. Il se rendit célèbre pour ses travaux sur l'opération de la hanche. Sa mère, Emma Lecher, fille de bonne famille mais sans fortune, était également médecin et assistante du docteur Adolf Lorenz. Elle accoucha difficilement de Konrad à l'âge de quarante-deux ans. Son frère Albert devint chirurgien orthopédiste.
Konrad épouse Margarethe Gebhardt (Gretl), son amie d'enfance, en 1927 (décédée en 1986). Ils ont deux filles et un fils.
Études
À l'âge de six ans, il commence sa scolarité primaire dans une école privée, financée par un riche maître-boulanger viennois (Mendel) et dirigée par une de ses tantes qui y était institutrice.
À onze ans, il entre au réputé lycée Schotten à Vienne. Il y étudia, pour commencer, la chimie, la physique et l'histoire. Il termine sa formation comme pensionnaire et il étudie les matières classiques traditionnelles et les sciences, particulièrement la biologie.
En 1922, son père l'envoie étudier la médecine à New York, à l'université Columbia. Il y rencontre, par hasard, le professeur Thomas Hunt Morgan, le père de la génétique moderne et aura le privilège d'observer son premier chromosome dans son microscope. Après un seul trimestre à Columbia, il décide de rentrer à Vienne.
Il étudie la médecine à l'université de Königsberg et apprend l'anatomie comparative avec le professeur Ferdinand Hochstetter (de). Directeur de l'institut d'anatomie, celui-ci lui enseigna aussi la phylogénétique comparative, c'est-à-dire, comment reconstruire l'arbre généalogique des espèces à partir des similarités et des différences anatomiques. Hochstetter fait de Konrad son démonstrateur en anatomie, l'année même où Gretl (sa future épouse) commence ses études de médecine ; il devient alors son instructeur.
En 1928, il obtient le titre de docteur en médecine bien qu'il n'eût aucunement l'intention d'en faire sa profession. Il devient alors assistant de Hochstetter et son travail avec celui-ci se terminera à peine quelques années plus tard quand le vieil homme prendra sa retraite. Lorenz ne s'entendra pas avec son successeur et décidera alors d'étudier la zoologie. En 1933, lors de son second doctorat, il soutient une longue thèse qu'il avait déjà publiée sur le vol des oiseaux et l'adaptation des différentes formes d'ailes. Fait anecdotique, il soutient sa thèse devant un professeur ne l'ayant jamais lue et qui était très attaché aux idées existantes. Il donnera donc les réponses que le professeur attendait, ne voyant pas la nécessité d'aller à contre-courant.
Guerre, Kant et psychiatrie clinique
Après s'être familiarisé à la philosophie kantienne au cours de l'année 1940 grâce à sa femme Gretl qui lui enjoignit de le lire pour établir des liens entre sa pensée et celle de Kant, Lorenz est mobilisé à l'été 1941. Bien qu'ayant travaillé dans un service d'urgence de Vienne, il considérait ses connaissances insuffisantes pour devenir médecin militaire. Par conséquent, dans son formulaire d'inscription, il indiqua seulement enseignement de la motocyclette dans la rubrique « connaissances spéciales ». Il fut donc incorporé à un escadron motorisé où il devint instructeur avant que l'armée ne s'aperçoive de son talent médical caché et ne l'envoie travailler comme neurologue dans l'aile psychiatrique d'un hôpital militaire de Poznań en Pologne occupée, où sont internés surtout des soldats de la Wehrmacht en état de choc post-traumatique.
Il décrit ces deux années de pratique psychiatrique comme une « expérience atroce » que jamais il n'aurait choisie. Il dit à propos de son passage au pavillon réservé aux hystériques : « …trop horrible pour être raconté. Ce sont des fantômes... des démons ! La chose la plus épouvantable que l'on puisse imaginer, c'est un être humain qui a perdu son identité. » Cette période influença beaucoup sa pensée sur le comportement humain : il aborda les problématiques psychiatriques à la lumière des questions posées par le psychiatre de Leeds, Ronald Hargreaves. Premièrement, comment l'instinct de conservation se trouve-t-il perturbé ? Et deuxièmement, quelle est la cause de cette perturbation, est-elle causée par un excès ou une déficience de cet instinct ?
Le , Lorenz travaillait comme chirurgien de campagne dans un bunker derrière la ligne de front alors que l'Armée rouge avançait vers l'ouest encerclant les Allemands à Vitebsk. Après avoir d'abord fui, il se retrouva avec une cinquantaine de sergents allemands et participa activement à la prise d'une tranchée russe en essayant de sortir de la poche encerclée. Démoralisés, les soldats allemands refusèrent de continuer, préférant se rendre, mais Lorenz les quitta pour essayer de passer seul. Pendant la nuit, Lorenz qui comprenait le russe retira ses insignes, enleva son calot et rejoignit l'armée rouge. Après avoir marché quelque temps avec les Russes, il les quitta, croyant rejoindre les forces allemandes, mais les Soviétiques, après avoir pris les Allemands en étau et les avoir tous massacrés, se tiraient mutuellement dessus et Lorenz tomba entre leurs mains, blessé par balle au bras gauche.
Emprisonné à Erivan en Arménie soviétique, Lorenz ne fut aucunement persécuté ni même victime d'hostilité de la part de ses gardiens, mais l'alimentation était insuffisante. Il impressionna grandement ses geôliers en se nourrissant de tarentules considérées comme venimeuses, en leur expliquant qu'il profitait de l'apport de leurs protéines et en continuant son travail d'éthologue par l'étude à même sa propre peau des comportements prénuptiaux des puces. Il trouva également le moyen d'écrire un manuscrit sur l'enveloppe en papier épais de sacs de ciment, grâce à une solution de permanganate de potassium ; il s'agit essentiellement du brouillon de son travail épistémologique sur la nature de la psyché, exposé vingt-cinq ans plus tard dans L'envers du miroir. Lors de sa libération, les Soviétiques, voyant en lui le scientifique matérialiste et non le prisonnier ennemi, lui permirent de dactylographier son travail et, après examen par le comité de censure, il put l'amener chez lui ; en il était de retour à Altenberg.
Inné et acquis
Lorenz combattit violemment la philosophie vitaliste postulant une « force vitale » qui, au-delà des processus physiques se déroulant dans le cerveau, explique ultimement le comportement par cette force de nature transcendante. Il combattit également la conception finaliste du comportement qui implique que l'objectif (la finalité du comportement) détermine le comportement en fonction de l'atteinte de celui-ci. Il démontra que plusieurs animaux, mammifères compris, ne possédaient aucune représentation interne de la finalité de leurs comportements, bien que ces comportements semblent orientés vers des objectifs précis. Il s'éleva également contre la conception de l’enchaînement de réflexes qui était, à l'époque, le modèle dominant en matière d'explication de l'instinct ; il utilisa, pour ce faire, plusieurs résultats expérimentaux du neurophysiologiste Erich von Holst. Le premier article critiquant ces thèses, Sur la formation du concept d'instinct, fut publié en 1937. Par contre, Lorenz y effleure à peine les erreurs de Watson et de ses disciples béhavioristes, sous-estimant leurs influences grandissantes.
Lorenz s'attaqua en 1942 dans Psychologie inductive et téléologique à une nouvelle version du vitalisme : l'holisme. Il affina ses idées et critiques en 1943 dans Le tout et la partie dans la société animale et humaine, revue et corrigée après la guerre et publiée en 1950. L'holisme, affirmant que le tout est plus que la somme des parties, laisse entrevoir : « un miraculeux facteur producteur total, qui, n'étant pas accessible, n'exige pas une explication causale ». Ici encore, c'est le retrait de l'explication scientifique véritable qui choque Lorenz ; en extrayant l'explication causale on laisse la porte ouverte à une existence transcendantale de la psyché laissant une brèche où le « croyant peut faire tomber une âme et le philosophe une conscience ; il tient aisément compte du libre arbitre et, par conséquent, du bien et du mal. »
Mais le véritable combat s'effectua entre les « natalistes » qu'il représente et les « environnementalistes », en particulier l'école « béhavioriste » américaine. Il n’accepta jamais la position intermédiaire, représentée par les « éthologistes de langue anglaise » : loin de considérer leur synthèse comme féconde, il la considérait comme un compromis politique évitant d'accepter le déterminisme biologique, insupportable aux yeux des partisans de l'égalité de principe de tous les Hommes, postulat issu de la Révolution française. Il dénonça particulièrement la « trahison » de ceux qu'il croyait être ses amis, en particulier Nikolaas Tinbergen. Il trouva particulièrement difficile la mise de côté de ce qu'il considérait comme le pilier de la recherche éthologique : la comparaison inter-espèce. En effet, pour lui, seule cette approche permettait à l'éthologie d'être la continuation de l’œuvre de Charles Darwin dans son chapitre consacré à l'évolution du comportement dans L'Origine des espèces. Pire, il voyait dans certaines approches béhavioristes (comme le fameux concept de « maturation ») un nouveau repaire du vitalisme, permettant de repousser l'explication causale jusqu'à ses derniers retranchements. Toutes les réflexions scientifiques de Lorenz concernant ces questions sont regroupées dans son œuvre : Évolution et modification du comportement, l'inné et l'acquis.
Paradoxalement, l'opinion de Lorenz sur la nécessité de la comparaison inter-espèce, d'utiliser l'isolation et, d'une manière plus générale, de considérer comme fondamentale la question de déterminer la part de l'inné et de l’acquis dans l'étude du comportement, fut rejetée lors de la formation de l'éthologie mondiale naissante. Finalement, cette approche s'introduisit par la grande porte : l'étude de l'Homme. Après la publication de l'Agression en 1963, qui connut un succès retentissant, apparurent les premiers travaux scientifiques et ouvrages destinés au grand public écrits par des primatologues et anthropologues utilisant l'approche objective comparée promue par Lorenz. Notons l'Impératif territorial de Robert Ardrey, le Singe nu de Desmond Morris (que Lorenz critiqua car mettant trop l'accent sur la bestialité humaine) et l'Animal Impérial de Robin Fox et Lionel Tiger (dont Lorenz écrivit la préface).
Le prix Nobel de 1973 allait consacrer la prise de position de Lorenz sur cette question ; le prix Nobel de physiologie ou médecine n'était pas remis à des zoologistes : c'était par définition impossible, mais bien à des physiologistes ayant à leur tête un médecin. Il couronnait la définition de Lorenz du comportement animal comme étant une fonction physiologique constituée de ses propres organes et que cette étude peut avoir des applications importantes chez l'homme et se rattache ainsi, potentiellement, à la médecine.
Les années 1970 allaient produire également d'autres best-sellers traitant de cette question comme les ouvrages du disciple préféré de Lorenz, Eibl-Eibesfeldt (l'Homme programmé, Contre-l'agression) et la Sociobiologie[réf. nécessaire] d'Edward Osborne Wilson ainsi que l'épistémologie de Lorenz : l'Envers du miroir. Ces idées s’introduisirent rapidement en psychologie cognitive jusqu'à ce qu'il devint banal d'utiliser le terme d’inné pour décrire une fonction cognitive partagée par tous les humains et d'utiliser des comparatifs avec les primates et autres animaux. L'évolution de cette conception alla jusqu'à la création d'une branche complète de la psychologie cognitive : la psychologie évolutionniste, utilisant une méthode très proche de celle promue à l'origine par Lorenz.
Recherche
Le professeur Hochstetter considéra Lorenz comme un pionnier de l'application de ses propres méthodes à un nouveau domaine. Ce fait est également rapporté par Lorenz lui-même dans plusieurs de ses livres. L'idée principale consiste à appliquer les méthodes de l'anatomie comparative, développées par Hochstetter, à l'analyse du comportement animal.
Chaque espèce animale développe une gamme propre de comportements individuels ou sociaux. Pour l'éthologue, la connaissance du comportement animal débute par sa description, cependant, cette connaissance doit s'enrichir par des tentatives visant à expliquer le comportement. On appelle éthogramme l'ensemble des formes stables de comportement recensées dans une espèce animale. On peut les classer dans les quatre catégories de Tinbergen :
- la dimension de causalité immédiate : réaction à un stimulus ;
- la dimension ontogénétique : le comportement inné et programmé ;
- la dimension phylogénétique : les différences et ressemblances entre espèces ;
- la dimension adaptative, ou fonctionnelle : les facteurs extérieurs qui ont généré un comportement.
Les concepts fondamentaux qu'il apporta à l'éthologie sont les actions endogènes, les mécanismes innés de déclenchement et d'Empreinte...
De son point de vue d'éthologue, Konrad Lorenz a aussi étudié le rite qu'il interpréta comme une forme adaptative qu'une culture donne à l'agressivité individuelle de ses membres pour circonscrire ses effets désordonnés et indésirables et a contrario valoriser sa contribution à la conservation du groupe.
Konrad Lorenz a consacré une grande partie de sa vie à l'étude des oies cendrées, réalisant alors le travail le plus complet à l'heure actuelle sur cette espèce.
Controverse sur son affiliation nazie
Konrad Lorenz crut au nazisme et adhéra au parti nazi en 1938[2]. En 1940, cela l'aida à être nommé professeur à l'université de Königsberg (aujourd'hui Kaliningrad) où il occupa la chaire d'Emmanuel Kant.
Eugéniste, il fut également membre du « département de politique raciale » du parti, produisant conférences et publications. En accord avec les postulats biologiques de l'idéologie nazie il écrivit, par exemple, dans une lettre à Oskar Heinroth, lors de la déclaration de guerre de la Grande-Bretagne à l'Allemagne : « Du pur point de vue biologique de la race, c'est un désastre de voir les deux meilleurs peuples germaniques du monde se faire la guerre pendant que les races non-blanches, noire, jaune, juive et mélangées restent là en se frottant les mains »[3].
Selon ses dires, il ne prit conscience des atrocités commises par le nazisme qu'« étonnamment tard », vers 1943-44, à hôpital militaire de Poznań où il s'occupait des soldats de la Wehrmacht en état de choc post-traumatique, lorsqu'on lui demanda de participer à un programme impliquant des « expertises raciales » pour la sélection de Polonais d'ascendance allemande qui ne devaient pas être réduits au servage comme les « purs Slaves »[4]. Il vit alors des trains de détenus tziganes à destination des camps d'extermination. C'est seulement alors qu'il comprit, dans toute son horreur, la « totale barbarie des nazis ».
La controverse publique sur l'affiliation de Konrad Lorenz au parti nazi commença lors de sa nomination pour le prix Nobel. Cette controverse porta sur un article publié dans le Journal de psychologie appliquée et d'étude du caractère (Zeitschrift für angewandte Psychologie und Charakterkunde) en 1940, « Désordres causés par la domestication du comportement spécifique à l'espèce » (Durch Domestikation verursachte Störungen arteigenen Verhaltens). Cet article fut publié dans un contexte de justification scientifique de restrictions légales contre le mariage entre Allemands et non-Allemands. Lorenz ne cachait pas cette publication, il la cita abondamment et en reprit les idées dans la plupart de ses livres. Il y développe le concept de l'« auto-domestication de l'Homme », selon lequel « la pression de sélection de l'homme par l'homme » conduirait à une forme de « dégénérescence » de l'espèce humaine, touchant surtout les « races occidentales », tandis que les « souches primitives » seraient épargnées par cette « dégénérescence ».
Il s'agit d'une entorse au suprémacisme aryen des nazis, dont il dira plus tard[5] :
« L'essai de 1940 voulait démontrer aux nazis que la domestication était beaucoup plus dangereuse que n'importe quel prétendu mélange de races. Je crois toujours que la domestication menace l'humanité ; c'est un très grand danger. Et si je peux réparer, rétrospectivement, l'incroyable stupidité d'avoir tenté de le démontrer aux nazis, c'est en répétant cette même vérité dans une société totalement différente mais qui l'apprécie encore moins. »
Mais le style pro-nazi de cet article, adoptant un ton délibérément politique et non scientifique, utilisant largement le concept de race humaine et publié dans un contexte de haine raciale, entraîna les détracteurs de Lorenz à contester sa nomination au prix Nobel, et causa une polémique dans la communauté des sciences humaines, en particulier au sein de l'école de behaviorisme américain. En effet, le long combat de Lorenz contre les théories de cette école, en ce qui concerne les comportements innés et acquis, lui valut beaucoup d'ennemis. Notons, entre autres, l'article de Lehrman de 1953, dans Quarterly Review of Biology : « Une critique de la théorie du comportement instinctif de Konrad Lorenz » citant le caractère et les origines « nazis » des travaux de celui-ci.
La controverse au sujet de l'article de 1940 s'amplifia après la publication dans Sciences en 1972 d'un discours prononcé au Canada par Léon Rosenberg, de la faculté de médecine de Harvard, et la publication par Ashley Montagu, un anthropologue opposé à la théorie des instincts de l'homme de Lorenz, de la conférence d'Eisenberg : « La nature humaine de l'homme ». Dans cette conférence, l'article de 1940 est critiqué comme s'il s'agissait d'un article à caractère scientifique et actuel. Il s'agit d'une demi-page (sur plus de 70) des pires passages politiques cités hors contexte et se terminant par : « Nous devons - et nous le ferons - compter sur les sentiments sains de nos meilleurs éléments pour établir la sélection qui déterminera la prospérité ou la décadence de notre peuple… ». Si cette dernière proposition semble prôner un eugénisme nazi, l'affirmation que les meilleurs éléments ne sont pas nécessairement « aryens » et donc que certains « aryens domestiqués » devraient céder leur place à des représentants « plus sains » d'autres races, allait à l'encontre de l'idéologie nazie. Dans sa biographie, Lorenz laisse sous-entendre qu’il fut envoyé sur le front de l'Est pour cette raison.
Il n'en reste pas moins que Lorenz ne parut guère dérangé par le nazisme, ni sur le plan éthique, ni sur le plan de la rigueur scientifique en biologie, et de plus, il accepta naïvement le Prix Schiller qui lui avait été proposé par un vieux membre conservateur de l'Académie bavaroise des sciences. Or ce prix provenait d'un groupe néo-nazi : quand il en fut averti, Lorenz prétexta être alité et envoya son fils Thomas et son ami Irenäus Eibl-Eibesfeldt annoncer que les 10 000 marks de ce prix seraient versés au compte de Amnesty International. Finalement, l'argent du prix ne fut jamais versé, mais Lorenz laissa l'image d'un chercheur facilement aveuglé par le rôle de l'agressivité, la notion d'inégalité biologique des individus et des groupes, le « darwinisme social », la théorie anthropologique du bouc émissaire et l'élitisme eugénique, considérant la néoténie comportementale comme une « dégénérescence » et non comme un facteur d'évolution, d'adaptabilité et de diminution de la violence (il ajoutait toutefois que « c'est par le rire que les Hommes aboliront la guerre »)[6].
Il a par ailleurs appartenu au comité de patronage de Nouvelle École.
Grandes découvertes
Coordinations héréditaires
L'acte instinctif se distingue par la présence d'une coordination héréditaire, c'est-à-dire, d'une suite de contractions musculaires produisant une séquence de mouvements caractéristique et stéréotypée. Cette suite de mouvements est innée et cela peut être vérifié de plusieurs façons :
- la séquence est identique chez tous les représentants de l'espèce. Il s'agit de la méthode de comparaison horizontale ;
- la séquence varie en forme et en intensité selon la distance génétique séparant les groupes taxinomiques proches (espèces, genres, familles), révélant la phylogenèse de ces comportements. Il s'agit de la méthode de comparaison verticale ;
- la séquence n'est modifiée par aucune forme d'apprentissage ceci étant facilement vérifiable pour les espèces où les soins parentaux sont absents ou par isolation artificielle dès la naissance. Il s'agit de la méthode par isolation ;
- dans plusieurs cas, il est possible de remonter vers le centre nerveux responsable de cette séquence comportementale; la rigidité constitutive de ce centre moteur implique une origine aussi déterminée pour ce type de comportement que pour les organes du corps. Il s'agit de la méthode physiologique.
Les coordinations héréditaires possèdent comme caractéristique fondamentale qu'une fois déclenchées elles s'exécutent jusqu'à la fin, même si en cours de mouvement elles perdent toute finalité. De plus, les coordinations héréditaires sont souvent combinées à des taxies qui sont des formes de contrôle (régulation cybernétique) du mouvement. Par exemple, une oie dont un des œufs roule en bas du nid va étendre le cou pour le ramener à l'intérieur. Le mouvement de roulis de l'œuf doit être corrigé par des mouvements droite-gauche du cou, il s'agit de la taxie. De plus, même si l'œuf disparaît (retiré par l'expérimentateur) ou qu'il lui échappe, l'oie doit compléter le mouvement avant de pouvoir recommencer.
Mécanismes innés de déclenchement
Une coordination héréditaire est toujours, sauf dans le cas de déclenchement endogène, à vide ou comme activité de substitution, déclenchée par un stimulus. Ce stimulus est soit visuel, tactile, odorifère ou sonore. Les stimuli visuels, sonores et tactiles, étant plus simples à reproduire, ont été grandement étudiés.
Lorenz remarqua que les stimuli visuels déclenchant une coordination héréditaire ne nécessitent pas de ressembler le plus possible à la forme naturelle. Seules quelques caractéristiques fondamentales sont nécessaires, il s'agit du stimulus clé. De plus, en général, plus le stimulus artificiel est grand ou exagéré, plus il est efficace. Il s'agit du phénomène d'hyperstimulus ou stimulus supranormaux. Par exemple, une oie va réagir beaucoup plus promptement à la vue d'un œuf gigantesque en dehors de son nid et va même préférer cet œuf à celui de taille normale et ceci même si l'œuf est beaucoup trop gros pour qu'elle puisse le transporter.
Appétences et motivations
L'appétence, venant du terme appétit, désigne, selon Lorenz, un mécanisme de déclenchement endogène inné. Il s'agit d'un stimulus interne responsable du déclenchement d'un comportement. Lorenz démontra qu'il existe beaucoup plus d'appétences que ce qui était généralement admis. Le modèle analogique de l'appétence de Lorenz est un système hydraulique; la motivation, pour une appétence donnée, s'accumule progressivement jusqu'à atteindre un seuil critique, c'est seulement lorsque le seuil est atteint que le comportement est déclenché.
Lorenz distingue également les contextes motivationnels des appétences, ceux-ci étant des états spécifiques dans lesquels se trouve l'animal et qui permettent de déclencher tel ou tel comportement en fonction de stimuli externes. Par exemple, pour que soit déclenché le mouvement pour ramener un œuf par une oie, il faut absolument que celle-ci soit en train de couver. La couvaison est un contexte motivationnel. L'étude des contextes motivationnels est plus simple que celui des appétences, il suffit de démontrer qu'un stimulus clé ne déclenche un comportement que dans telle ou telle situation (le contexte).
Apprentissage
Les découvertes de Konrad Lorenz dans ce domaine et les idées qu'il a défendues modifièrent considérablement notre compréhension de cette faculté. Le fondement incontestable de sa thèse est que pour que l'apprentissage soit possible, il doit nécessairement exister des mécanismes génétiquement déterminés permettant à un animal d'apprendre. Selon lui, un animal ne peut pas apprendre n'importe quoi mais seulement ce pour quoi son système nerveux est conçu. Ici, contrairement à la conception behavioriste traditionnelle, prônant l'existence d'un seul mécanisme d'apprentissage générique (basé sur la punition et la récompense), Lorenz démontre la diversité de ces mécanismes et leur spécificité. En ce qui concerne l'humain, sa grande faculté d'apprendre ne viendrait donc pas d'une perte des mécanismes d'apprentissage rigides ancestraux mais bien d'un ajout massif de tels mécanismes : faculté d'apprendre une langue, une culture, des concepts... Il fut avec Noam Chomsky le premier véritable défenseur de cette thèse qui est maintenant largement répandue dans plusieurs disciplines (anthropologie, sociologie, psychologie). Remarquons, néanmoins, que la vieille conception culturaliste prêchant que l'humain est une « tabula rasa » à la naissance, a la peau dure, défiant ainsi toutes les évidences scientifiques.
Grandes théories
Théorie de la dégénérescence[7]
La théorie de la dégénérescence de Lorenz inscrit dans la nature biologique de l'homme les problèmes de décadence des civilisations. Cette constatation vient de la comparaison entre les caractéristiques de l'homme civilisé et des animaux domestiqués. En cela, Lorenz remarque que les animaux domestiques se caractérisent souvent par :
- des problèmes alimentaires et un manque de contrôle des mécanismes de l'appétit pouvant entraîner l'obésité ;
- des problèmes de régulation de la sexualité et une hypersexualisation ;
- une régression infantile des individus, les adultes se comportant comme des individus immatures (dépendance parentale et activité ludique).
Selon Lorenz, l'homme civilisé, n'étant plus contraint par l'environnement sauvage, a été forgé par la sélection artificielle produite par la civilisation elle-même. Ainsi, l'espèce humaine s'est auto-domestiquée. Toujours selon Lorenz, sans un système social de valeurs fortes imposées et régulatrices des mœurs, la nature «domestique» de l'homme civilisé prendra le dessus. Nous obtiendrons alors une civilisation d'obèses, hypersexualisés, immatures et passant leur temps à se divertir. Plus inquiétant, si l'évolution de l'homme depuis un million d'années fut propulsée par l'ajout génétique d'instincts typiquement humains, celui de l'homme civilisé depuis dix mille ans est caractérisé par une dégénérescence génétique.
Théorie de l'agression[8]
La théorie de l'agression de Lorenz peut être considérée comme une généralisation de la théorie anthropologique du bouc émissaire. En premier lieu, Lorenz démontre que la parade nuptiale de plusieurs espèces animales est une variation du comportement d'agression. Le schéma général de la parade nuptiale consiste en un comportement d'attaque entre le mâle et la femelle qui, à la dernière seconde, est réorienté vers un ennemi commun, pouvant être un congénère dans le cas des animaux sociaux.
Pour Lorenz, ce schéma général provient du fait que pour qu'une relation interindividuelle soit possible, cela nécessite que deux individus partagent un même territoire. L'instinct de territorialité faisant en sorte que cette situation fasse augmenter inexorablement la motivation d'agression, la sélection naturelle a simplement permis ce rapprochement en détournant cette agressivité vers un ennemi commun.
L'application de cette théorie à l'homme fait en sorte que pour que l'amour soit possible, il faille nécessairement « haïr les mêmes choses ensemble ». De même, tout regroupement social ne peut exister que par réorientation de l'agressivité interindividuelle contre un ennemi commun : nation contre nation, classe supérieure contre inférieure, syndicat contre patronat, parti politique contre parti politique, équipe contre équipe, etc.
Théorie de la connaissance[9]
Digne successeur de la chaire de Kant, Konrad Lorenz corrigea la théorie de la connaissance de celui-ci[réf. souhaitée]. En effet, à l'époque de Kant, la théorie de la sélection naturelle de Darwin et même celle du transformisme de Lamarck étaient inconnues. Il en découle que l'idée que les concepts a priori de l'entendement soient indépendants et sans adéquation avec la réalité du monde (le noumène) ne tient plus[réf. souhaitée].
Selon Lorenz, les concepts a priori de l'entendement (par exemple la représentation centrale de l'espace) ont été forgés par le mécanisme de la sélection naturelle via la confrontation entre les comportements des animaux et la réalité, la sélection naturelle ayant favorisé les organismes aptes à se représenter le mieux possible l'espace et les autres concepts a priori.
Lorenz détaille l'évolution de la représentation centrale de l'espace et la façon dont elle a été forgée en comparant la structure de la représentation de l'espace de plusieurs espèces animales. Il élabore également sur le développement des autres concepts innés (a priori de l'entendement) et comment ceux-ci s'intégrèrent pour former les mécanismes de la pensée conceptuelle.
Prix et distinctions
Distinctions Internationales
- Professeur honoraire des universités de Münster (1953) et de Munich (1957).
- Récipiendaire du Mérite des sciences et des arts (Allemagne, 1950).
- Membre étranger de la Royal Society (Angleterre, 1964) et de l'American National Academy of Sciences (1966).
- Membre honoraire de plusieurs sociétés dont : Leeds (1962), Bâle (1966), puis Yale, Chicago, Oxford et Birmingham.
- Récipiendaire du Prix mondial Cino Del Duca (1969).
- Prix Nobel de physiologie ou médecine (1973).
- Grand officier de l'ordre du Mérite de la République fédérale d'Allemagne (Großes Bundesverdienstkreuz mit Stern und Schulterband) (1984)
Distinctions autrichiennes
- Récipiendaire du prix de la ville de Vienne (1959).
- Distinction autrichienne pour la Science et les Arts (1964).
- L'Anneau de Paracelse de la ville de Villach (1973).
- Le prix Hans-Adalbert-Schweigart, partagé avec André Gernez à Salzbourg (1979).
- Son nom a été donné au Konrad Lorenz Institute for Evolution and Cognition Research à Altenberg.
Ouvrages
Traductions françaises
- Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons, Paris, Flammarion, 1968.
- Les animaux, ces inconnus, Paris, Éditions de Paris, 1953.
- Tous les chiens, tous les chats, Paris, Flammarion, 1970.
- L'Agression, une histoire naturelle du mal, Paris, Flammarion, 1977.
- Évolution et Modification du comportement : l'inné et l'acquis, Paris, Payot, 1967.
- Essais sur le comportement animal et humain : les leçons de l'évolution de la théorie du comportement, Paris, Le Seuil, 1970.
- L'envers du miroir : une histoire naturelle de la connaissance, Paris, Flammarion, 1975.
- Les Huit péchés capitaux de notre civilisation, Paris, Flammarion, 1973.
- Les Fondements de l'éthologie, Paris, Flammarion, 1984.
- L'Homme dans le fleuve du vivant, Paris, Flammarion, 1981.
- Les Oies cendrées, Paris, Albin Michel, 1989.
- L'Année de l'oie cendrée, Paris, Stock, 1991.
- L'homme en péril, Paris, Flammarion, 1992.
Publications originales
- (de) Er redete mit dem Vieh, den Vögeln und den Fischen, Borotha-Schoeler, Vienne, 1949.
- (de) So kam der Mensch auf den Hund, Borotha-Schoeler, Vienne, 1950.
- (de) Das sogenannte Böse. Zur Naturgeschichte der Aggression, dtv, (1re éd. 1963), 261 p. (ISBN 3-423-33017-1)
- (de) Über tierisches und menschliches Verhalten. Aus dem Werdegang der Verhaltenslehre, 2 vol., 1965.
- (de) Die Rückseite des Spiegels. Versuch einer Naturgeschichte menschlichen Erkennens, 1973.
- (de) Die acht Todsünden der zivilisierten Menschheit, 1973.
- (de) Hier bin ich - Wo bist du ? Ethologie der Graugans, R. Piper GmbH & Co. KG, Munich, 1988.
- (de) Das Jahr der Graugans, 1979
- (de) Der Abbau des Menschlichen, 1983
- Avec Frédéric de Towarnicki, De petits points lumineux d'espoir, Paris, Rivage, 2009.
Notes et références
- « http://archivdatenbank-online.ethz.ch/hsa/#/content/882a1eef042042c58a608347d5bec1de » (consulté le )
- Alec Nisbett, Konrad Lorenz, J.-M. Dent & Sons Ltd, Londres, chapitre 4, 1976. (ISBN 2714411908)
- Lettre de Lorenz à Heinroth, citée par Burkhardt, "Patterns of Behavior: Konrad Lorenz, Niko Tinbergen, and the Founding of Ethology", éd. University of Chicago Press, 2005, p. 276
- Biologists under Hitler, Ute Deichmann, 1996, Harvard University Press, pp: 195-197.
- Alec Nisbett, 1979, p.118
- Recension sur
- Les Huit péchés capitaux de notre civilisation (1974) ; (orig.: « Die acht Todsünden der zivilisierten Menschheit », 1973)
- On Aggression (1966) ; (titre original : « Das sogenannte Böse. Zur Naturgeschichte der Aggression. », Borotha-Schoeler, Wien, 1963) ; L'Agression, une histoire naturelle du mal (traduit de l'allemand), Flammarion, Paris (1977) (ISBN 2-08-081020-0)
- Behind the Mirror : A Search for a Natural History of Human Knowledge (1973) ; (orig.: « Die Rückseite des Spiegels. Versuch einer Naturgeschichte menschlichen Erkennens », 1973) ; L'envers du miroir : Une histoire naturelle de la connaissance, Flammarion, Paris (1975)
Annexes
Bibliographie
- Alain de Benoist, Konrad Lorenz et l'Éthologie moderne, Paris, Nouvelle École, 1975.
- Richard I. Evans, Konrad Lorenz. Écrits et dialogues avec Richard Evans, Paris, Flammarion, 1978.
- (de) F. M. Wuketits, Konrad Lorenz. Leben und Werk eines großen Naturforschers, Munich-Zurich, Piper, 1990.
Articles connexes
Liens externes
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- (en) Autobiographie sur le site de la fondation Nobel (le bandeau sur la page comprend plusieurs liens relatifs à la remise du prix, dont un document rédigé par la personne lauréate — le Nobel Lecture — qui détaille ses apports)
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