École majorquine de cartographie

On désigne sous le nom d’école majorquine de cartographie les cartographes, cosmographes et fabricants d'instruments de navigations actifs sur l'île de Majorque aux XIIIe, XIVe et XVe siècles. Ils sont en majorité juifs ou conversos - avec quelques associés chrétiens - et l'expulsion des Juifs d'Espagne en 1492 met fin à leurs activités à Majorque. Cette expression inclut également des cartographes actifs en Catalogne.

Premièrere apparition de la rose des vents[1] dans l’Atlas catalan, chef-d’œuvre de l'école majorquine de cartographie.

Origine

Aux XIIIe et XIVe siècles, l'île de Majorque, la plus grande des îles Baléares, en Méditerranée occidentale, occupe une place importante dans les réseaux commerciaux qui relient les côtes méditerranéennes (Italie, Égypte, Tunisie...) mais aussi atlantiques (Angleterre, Pays-Bas).

Royaume musulman indépendant dans l'Espagne wisigoth pendant une grande partie du Haut Moyen Âge, Majorque est conquise par les chrétiens en 1231, et conserve son indépendance jusqu'en 1344, date à laquelle elle est annexée par le royaume d'Aragon. Le XIVe siècle voit l'expansion de l'Aragon à travers la Méditerranée, jusqu'en Sardaigne, en Corse, en Sicile et en Grèce (Athènes et Néopatrie), processus dans lequel l'expertise majorquine en matière de navigation, de cartographie et de commerce est impliquée. Par ailleurs, des commerçants et navigateurs majorquins jouent un rôle de premier plan dans la tentative aragonaise de s'emparer des îles Canaries, nouvellement découvertes, au cours des années 1340 à 1360.

Les cosmographes et cartographes majorquins mettent au point à cette époque de techniques de cartographie spécifiques. Selon certains auteurs, notamment Adolf Erik Nordenskiöld, les Majorquins seraient à l'origine de l'invention, vers 1300, du portulan : une carte de navigation remarquablement précise et détaillée, structurée par un canevas de lignes de vents, orientée (vers le nord), élaborée à partir des informations fournies par des marins, des marchands et des astronomes. Des arguments existent néanmoins pour attribuer l'invention du portulan aux cartographes de Gênes ; la carte pisane, vraisemblablement réalisée à Gênes, est la plus ancienne carte de ce type parvenue jusqu'à l'époque contemporaine. Des hypothèses existent au sujet de la transmission de cette technique de Gênes à Majorque, ou de Majorque à Gênes. Les travaux les plus récents vont dans le sens d'une origine génoise de la technique du portulan, qui aurait été approfondie de façon significative à Majorque[2],[3].

Le style majorquin

Indépendamment de cette controverse, il existe un consensus chez les historiens sur le caractère spécifique du style utilisé par l'école majorquine de cartographie, qui peut être distingué de celui de l'école italienne. Les cartes italiennes comme majorquines couvrent la même aire géographique : la mer Méditerranée, la mer Noire et la côte atlantique jusqu'aux Flandres - l'espace dans lequel voyageaient à cette époque les marchands et marins de Méditerranée.

Caravane dite « de Marco Polo » sur la Route de la soie, Atlas catalan

Avec le temps et les premiers voyages d'exploration, certains cartographes étendent l'aire couverte jusqu'à inclure une part plus importante de l'océan Atlantique et certaines de ses îles (réelles ou légendaires), une partie plus importante du littoral atlantique ouest-africain, la mer Baltique et la mer Caspienne. Néanmoins, l'objet principal du portulan au cours de cette période reste la Méditerranée et l'échelle utilisée ne varie guère.

Les portulans italiens se concentraient sur les détails de la côte, l'intérieur des terres n'étant pas traité, ou très peu ; les illustrations étaient rares. Au contraire, dans le style majorquin, qui trouve son expression la plus achevée dans l’Atlas catalan de 1375, attribué au cartographe Abraham Cresques, l'intérieur des terres est traité plus en détail et orné de riches illustrations colorées, représentant les villes, les chaînes de montagnes, les cours d'eau, ainsi que des personnages.

Parmi les traits caractéristiques des portulans majorquins, qu'on retrouve de façon presque systématique, peuvent être mentionnés :

L'école italienne avait un style plus sobre mais certains de ses cartographes, notamment les frères Pizzigani, Battista Beccario ou Grazioso Benincasa[4], ont repris certains motifs majorquins dans leurs cartes, d'autant plus pour les Majorquins d'origine ayant fui les persécutions anti-juives en Italie.

Membres

Du fait de l'inconsistance de l'orthographe des noms au Moyen Âge et des changements de noms au moment des conversions forcées des Juifs, les principaux membres de l'école majorquine de cartographie sont connus comme :

Au contraire de l'Italie, où les professions de fabricant d'instruments de navigation et de cartographes étaient distinctes, la plupart des cartographes majorquins exerçaient les deux : ils sont souvent mentionnés dans les registres municipaux comme cartographe et bruixoler (fabricant de boussoles). Certains étaient également cosmographes professionnels ou amateurs, avec des connaissances en astrologie et en astronomie, ajoutant parfois des calendriers astronomiques à leurs atlas.

La plupart des membres de l'école majorquine (à l'exception de Guillem Soler) étaient Juifs pratiquants ou conversos voire marranes ; l'école a donc considérablement souffert des conversions forcées, des violences anti-juives (comme les persécutions sanglantes de 1391), celles des Chuetas de Majorque, des expulsions, puis de la mise en place des tribunaux de l'Inquisition dans la couronne d'Aragon à la fin du XVe siècle.

Les connaissances acquises par les cartographes majorquins viennent notamment des échanges commerciaux avec l'Égypte, la Tunisie (impliquant notamment des marchands musulmans et juifs), et à partir du XIVe siècle avec l'Angleterre et les Pays-Bas.

L'Europe méditerranéenne dans l'Atlas catalan (1375)

Le plus célèbre des cartographes majorquin, Abraham Cresques, est nommé maître des cartes et boussoles du roi Jean Ier d'Aragon. Il utilise l'argent gagné lors de sa nomination pour aider sa communauté et faire construire des bains nécessaires au rituel juif pour les juifs de Palma. En 1374 et 1375, Abraham et son fils Jehuda travaillent sur une commande spéciale du roi : une carte qui montrerait le détroit de Gibraltar, la côte atlantique et l'océan, qui sera appelée par la suite Atlas catalan ; il est conservé aujourd'hui à la Bibliothèque nationale de France. Les deux premiers feuillets, formant la partie orientale de l'atlas, font une synthèse des mappae mundi médiévales (avec Jérusalem au centre) avec des récits de voyage disponibles à l'époque, en particulier ceux de l'explorateur marocain Ibn Battuta (Abraham Cresques lisait l'arabe) et le Livre des merveilles de Marco Polo.

Son talent est jusqu'à ce jour reconnu[9] :

« À Majorque, escale entre l'Europe et l'Afrique, va naître une école de cartographie essentielle. Abraham et Yaffuda Cresques sont au cœur de la recherche nouvelle qui va permettre les premiers pas sur l'océan. »

 Le Maître des boussoles[10]

Les six parchemins de l’Atlas catalan attribués à Abraham Cresques

Notes et références

  1. (en) Clayton J. Drees, The Late Medieval Age of Crisis and Renewal, 1300-1500 : A Biographical Dictionary, Greenwood Publishing Group, , 546 p. (ISBN 978-0-313-30588-7, lire en ligne)
  2. (ca)Pujades i Bataller, Ramon J., Les cartes portolanes: la representació medieval d'una mar solcada, Barcelone, 2007.
  3. (en)Campbell, T., "A critical re-examination of early portolan charts with a reassessment of their replication and seaboard function", 2011.
  4. (de) « JAFUDÀ CRESQUES », sur magazin, information & service - mallorca-services.de © (consulté le )
  5. Ernest-Théodore Hamy, « Mecia de Viladestes, cartographe juif majorcain du commencement du XVe siècle », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, vol. 46, no 1, , p. 71–75 (DOI 10.3406/crai.1902.17079, lire en ligne, consulté le )
  6. Un Jacobo de Vaïlesicca apparaît sur un document de la juiverie de Valence, daté de septembre 1370. Cf. Fritz Baer, Die Juden im christlichen Spanien, Erster Teil, Urkunden und Regesten, I, Aragonien und Navarra, XXVII-1175 p., Berlin, Akademie Verlag, 1929 , cf. p. 441-442.
  7. « Francisco Bertran olim Natan Adret », n° 108 de la liste des conversos de Barcelone dressée en mars 1392. Cf. cette liste publiée par Andreu Balaguer in « La Veu de Mont- serrat », Vich, 23 et 30 juillet 1881, et reproduite par Isidore Loeb, in « Liste nommative des Juifs de Barcelone », Revue des Etudes Juives, vol. IV, 1882, p. 57-77; v. p. 60
  8. « Consultation : Portulan de Juan Martinez. 1582 », sur archivesetmanuscrits.bnf.fr (consulté le )
  9. Pascale Rey, Le Maître des boussoles, JC Lattès, Paris, lire en ligne
  10. Pascale Rey, Le Maître des boussoles, Paris, JC Lattès (lire en ligne)

Liens connexes

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