Khazars
Les Khazars - Χάζαροι (Hazaroï) en grec, хазары (hazari) en russe, Hazarlar en turc, כוזרים (kuzarim) en hébreu, Хәзәрләр (Xäzärlär) en tatar, Hazarlar en tatar de Crimée, خزر en persan, Cosri en latin, sont un peuple dont l'existence est attestée entre le VIe et le XIIIe siècle apr. J.-C.
Pour l’article homonyme, voir Jöchi Khasar, frère de Gengis Khan.
Statut | Khaganat |
---|---|
Capitale | Samandar (en), puis Itil |
Religion |
Monothéisme, Islam, Christianisme, judaïsme, Culte de Baal |
Monnaie | Yarmaq (en) |
Superficie (850[2]) | 3 000 000 km2 |
---|
VIe siècle | Établissement des Khazars sur les bords de la mer Caspienne |
---|---|
VIIe siècle | Fondation d'un État khazar |
IXe siècle | Extension maximale |
965 | Prise de Sarkel par Sviatoslav |
XIe siècle | Fin du dernier État kazhar |
Entités précédentes :
- Empire köktürk
Entités suivantes :
Au VIIe siècle les Khazars s'établissent en Ciscaucasie aux abords de la mer Caspienne où ils fondent leur pays ; une partie d'entre eux se convertit alors au judaïsme, qu'ils établissent comme religion d'État. À leur apogée, les Khazars, ainsi que leurs vassaux, contrôlent un vaste territoire qui pourrait correspondre à ce que sont aujourd'hui le sud de la Russie, le Kazakhstan occidental, l'Ukraine orientale, la Crimée, l'est des Carpates, ainsi que plusieurs autres régions de Transcaucasie telles l'Azerbaïdjan et la Géorgie.
Les Khazars remportent plusieurs séries de succès militaires sur les Sassanides, dynastie zoroastrienne. Ils luttent aussi victorieusement contre le Califat, établi en deçà de la Ciscaucasie, empêchant ainsi toute invasion arabo-islamique du sud de la Russie. Ils s'allient à l'Empire byzantin contre les Sassanides et la Rus' de Kiev. Le Khaganat devenant une des principales puissances régionales, les Byzantins rompent leur alliance et se rallient aux Rus' et Petchénègues contre les Khazars. Vers la fin du Xe siècle, l'Empire khazar s'éteint progressivement et devient l'un des sujets de la Rus' de Kiev. S'ensuivent des déplacements de populations rythmées par les invasions successives des Rus', des Coumans et probablement de la Horde d'or mongole. Les Khazars disparaissent alors de l'histoire, n'étant plus mentionnés dans aucun récit historique.
Étymologie
L'étymologie du terme Khazar est obscure et controversée. Selon l'Encyclopaedia Judaica[3], ce nom pourrait venir du turc qazmak qui signifierait « errer » ou « nomadiser »[4] ou du mot quz qui signifie « versant nord d'une montagne ».
Histoire
Origines et expansion
Les origines des Khazars font l'objet de plusieurs théories.
Certains historiens comme Gérard Nahon voient les Khazars comme un peuple apparenté aux Turcs[5] ayant migré vers l'ouest. Leur nom même signifie « errant » en langue turque. Les universitaires soviétiques considéraient les Khazars comme un peuple indigène de Ciscaucasie. Des liens avec les Ouïghours, peuple turcophone du Xinjiang (Chine), ont été soulevés par l'orientaliste Douglas Morton Dunlop (en), s'appuyant sur des textes datant du VIIe siècle, tandis que d'autres soulignent des ressemblances avec la langue hunnique, semblable à celle des proto-Bulgares, ce qui laisse supposer des origines liées aux Huns. Il a récemment été supposé par Dmitri Vasiliev[Qui ?] que les Khazars n'auraient rejoint les steppes pontiques qu'au début du VIe siècle, et auraient résidé auparavant en Transoxiane[réf. nécessaire].
Les liens génétiques des sépultures des sites de type Novinki avec l'Asie centrale et intérieure sont conformes aux faits historiques et archéologiques selon lesquels les Khazars venaient du territoire du Khaganat turc occidental[6].
Enfin, une autre thèse, celle de la caste royale des Khazars, autoproclamée descendante de Kozar (ru), un des fils de Togarma, petit-fils de Japhet selon la Table des nations des premiers chapitres du Livre de la Genèse, est probablement due à sa conversion au judaïsme. Elle donna cependant naissance à de nombreuses spéculations ; selon l'une d'elles, consignée dans l'un des manuscrits de la Guéniza du Caire étudiés par Solomon Schechter, les Khazars descendraient pour une partie au moins des tribus perdues d'Israël. Quelques historiens, dont Yair Davidiy[7], souscrivent à cette thèse « conciliante » suggérant que les juifs ashkénazes d'Europe du Nord, pour certains héritiers des Khazars, sont des convertis au judaïsme.
Concernant leur expansion et leur territoire Ibn Rustah écrit « le pays des Khazars est vaste »[8]. Alexei Terechtchenko dans L’Empire khazar[9] explique que le territoire est situé dans le Daguestan actuel et que leurs centres principaux étaient Balanger (Varatchan) et Samandar. Il ajoute qu'ils ne contrôlaient pas totalement le sud du Caucase à cause de la présence des Alains, bien que ces derniers aient été fidèles aux Khazars. Le territoire de l’empire était donc beaucoup plus étendu vers le nord avec des colonies le long du Don et de la Volga ; la frontière atteignait le Danube. Ainsi l’espace que contrôlaient les Khazars comprenait selon Terechtchenko « une grande partie de l’Ukraine et de la Russie méridionale ».
Tribus khazares
L'organisation tribale des Khazars semble complexe. Ils auraient été divisés entre « Khazars blancs » et « Khazars noirs ». Le géographe médiéval persan Istakhri avait établi une différence raciale entre ces deux castes (« les Khazars ne ressemblent pas aux Turcs. Ils ont les cheveux noirs et sont de deux sortes : les Noirs (Kara-Khazars) qui ont le teint basané ou très sombre comme certains Indiens, et les Blancs (Ak-Khazars), qui sont d'une beauté frappante. »)[10], mais rien ne semble corroborer cette thèse, peut-être extrapolée des termes « noirs » et « blancs » qui renvoient en réalité à une symbolique spatiale (« noir » pour le nord, « blanc » pour le sud — voir plus tard les Kara Koyunlu (Moutons noirs turcomans) et Ag Koyunlu (Moutons blancs turcomans)).
Apogée
Formation de l'État khazar
L'histoire des Khazars est liée à l'empire des Göktürks (ou Köktürks), formé après la défaite des Ruanruan par Bumin, du clan Ashina, en 552.
Lorsque l'empire Göktürk s'effondre à la suite de conflits internes au milieu du VIe siècle, il se partage en proto-Bulgares et Khazars menés par le clan Ashina.
Vers 650, les Khazars fondent un royaume indépendant au nord du Caucase aux abords de la Volga, notamment au détriment des proto-Bulgares, qu'ils chassent vers le nord-ouest. Cet « État » mal connu est indifféremment appelé « Empire khazar », « Royaume khazar », ou encore « Khazarie ».
Signe de l'importance qu'acquiert le royaume, en 626, le Khagan (dirigeant) khazar Ziebil, offre 40 000 hommes à l'empereur Byzantin, Héraclius, pour l'aider dans sa lutte désespérée contre les Sassanides[11]. Pour séduire le khagan, Héraclius lui offre sa fille Epiphania en mariage en signe de reconnaissance.
L’expansion des Khazars au cours du VIIe siècle et du VIIIe siècle se heurte ensuite aux conquêtes des Omeyyades du Califat arabe sur le Caucase et la Transoxiane. En 650, l'armée arabe d'Abd ar-Rahman ibn Rabiah est battue par les Khazars à Balanjar. Selon les historiens arabes de l'époque, chaque camp aurait fait usage de catapultes. Le Khagan de l'époque aurait été Irbis. D'autres combats ont lieu au même endroit avec les Arabes.
Khazars et Byzance
Au VIIe siècle, les Khazars s'emparent de la Crimée, territoire byzantin, mais occupé par les Goths.
La domination khazare sur les différentes populations slaves ou turques des rives de la mer Caspienne connaît sa plus grande expansion au IXe siècle, sa fortune étant liée à son importance stratégique sur le commerce de la route de la soie. Initialement dans le Caucase, leur capitale est transférée vers 750 à Itil ou Atil, à l'embouchure de la Volga.
Économie
Pendant quelques siècles, la Khazarie est le passage obligé des marchandises entre le Chine et l'Europe occidentale, entre les pays d'Islam et l'Europe du Nord, par la maîtrise (d'une bonne partie) des bassins fluviaux du Don et du Dniepr (par la Mer d'Azov), et de la Volga (par la Mer Caspienne).
Les Khazars commercent, en Eurasie, avec ou sans Radhanites, du miel, des fourrures, de la laine, du mil et d'autres céréales, du poisson et des esclaves (slaves). La production en Khazarie relève de la poterie et de la verrerie, de la colle de poisson (ichtyocolle) et de l'élevage (moutons, bétail, et produits dérivés).
Le gouvernement central ne lève pas d'impôt, mais taxe le commerce à 10%, et perçoit des revenus (tributs, dîmes) des populations protégées et des états (ou tribus) vassaux.
La Khazarie frappe des pièces en argent, appelées yarmaqs (en), dont beaucoup de copies de dinars arabes (deniers). Certaines pièces marquées Ard al-Khazar (en arabe, pour « Terre des Khazars »), et/ou « Moïse est le prophète de Dieu », datées de 766 à 838, ont été retrouvées en 1999 à Spillings sur l'île de Gotland (Suède) ; selon Roman K. Kovalev, le trésor de Spillings, d'origine viking, est à ce jour le plus important jamais découvert[12].
Stratégie
Les Byzantins ménagent l'Empire khazar qui les protège des envahisseurs vikings et arabes, si bien que leur empereur Constantin V épouse une princesse khazare, Tzitzak dont le fils Léon IV est surnommé « Léon le Khazar ».
Leurs armées sont renforcées au cours des VIIIe siècle et IXe siècle par des nomades de la steppe, en particulier des Petchénègues. Ceux-ci deviennent plus puissants que les Khazars qui ne peuvent les empêcher de franchir la Volga et de s'installer en 889 entre le Don et le Dniepr ; puis, en 895 de conquérir le royaume magyar de l'Etelköz.
De manière générale, les Khazars protègent Byzance et leurs populations sujettes contre les expéditions de pillage des Varègues, lancées le long des grands fleuves, et contre les expéditions arabes tentant de contourner la mer Caspienne : guerres arabo-khazares, Pax Khazarica.
Les Khazars fondent peut-être la ville de Kiev, en Ukraine d'aujourd'hui, et sont indirectement à l'origine de la fondation de la Moscovie, la Russie actuelle, qui s'est construite à partir de la Rus' de Kiev (Khaganat de la Rus'), à la suite de l'invasion de la Khazarie par les barbares ruthènes (rusyns) et ou varègues venus du nord : expéditions des Rus' en mer Caspienne de 864 à 1041 et garde varangienne.
Fin de l’Empire khazar
Les Russ, pillards d'églises, finirent par se convertir au christianisme. Dès lors, soutenus par l'Église orthodoxe, ils obtinrent la soumission des indigènes slaves, leurs anciennes victimes, qui prirent le nom de « Russes » et se retournèrent contre leurs anciens protecteurs Khazars.
En 965, le prince russe Sviatoslav Ier prit la forteresse de Sarkel : dans les années qui suivirent, la Russie naissante porta un coup fatal à l’empire des Khazars. Un État indépendant subsista encore durant quelques décennies jusqu'au début du XIe siècle. Certains Khazars rejoignirent alors les communautés juives byzantines, d'autres la Hongrie.
Finalement, la fin de l’Empire khazar s'avéra un mauvais choix politique pour les Russes : les Khazars, en effet, les avaient protégés contre les Petchénègues qui nomadisaient au sud de la Russie.
Les Khazars surent bâtir une civilisation évoluée sur les plans technique et politique. Notamment, ils frappaient monnaie et possédaient la technique du papier, héritée de leurs voisins chinois.
Leur particularisme religieux et la méconnaissance de leur histoire leur ont valu d’être au centre d'un ensemble de légendes à caractère ésotérique et de conceptions erronées sur leur civilisation.
Des centaines d’années après son effondrement, nombre de récits et hypothèses continuent à alimenter l’épopée de ce peuple. Néanmoins, un empire florissant qui vécut du VIIe au Xe siècle ne peut disparaître totalement sans laisser de traces. À l’heure actuelle, outre son apport à la culture ashkénaze, la majorité des traces de cet empire restent liées à l’histoire et à la culture russe et hongroise, grâce notamment à l'influence des Kabars, nom de trois tribus khazares s'étant alliées aux Magyars au IXe siècle pour conquérir et fonder ce qui allait devenir le royaume de Hongrie.
Dernier vestige significatif de l’existence de la civilisation khazare, la mer Caspienne est toujours surnommée la « mer des Khazars ».
Religion
Les Khazars sont notamment connus pour la conversion de la dynastie régnante (celle de leur roi Bulan vers 750, et plus généralement de la caste noble) au judaïsme[13]. Ils étaient originellement de religion tengriste, mais font l'objet d'un prosélytisme chrétien, plus de l'Arménie et de l'Albanie que de Byzance, ainsi que d'une pression musulmane, avec des conversions de la population lors des invasions omeyyades. Le bouddhisme exerce également une certaine influence[14].
La conversion au judaïsme se serait faite en deux phases, la première autour de 735[15]. Les premiers contacts avec le judaïsme auraient eu lieu avec des marchands juifs venus de Byzance[13], ou par le biais des populations de Crimée. Il est aussi communément admis que la conversion se fait sous le règne de Hârûn al-Rashîd qui a régné de 786 à 809[16]. Elle est généralement expliquée par un choix stratégique des élites khazares, leur permettant d'échapper à l'influence islamique et à l'influence chrétienne de leurs puissants voisins arabes et byzantins[13].
En adoptant le judaïsme, les Khazars restèrent très tolérants sur le plan religieux, et laissèrent leurs sujets slaves professer le christianisme ou l’islam en toute liberté. Bien que la religion officielle fût le judaïsme, leur grand prince (khâgan) et leur roi tenaient un conseil qui réunissait les représentants des trois grandes religions monothéistes[réf. nécessaire].
La « correspondance khazare » échangée dans les années 950 et 960 entre Ibn Shaprut, ministre juif du calife de Cordoue et Joseph, roi des Khazars, qui mentionne cette conversion, est retrouvée dans la guéniza du Caire et est maintenant généralement considérée comme authentique[5],[17].
Toutefois, dans le cadre de la controverse sur l'origine khazare des Ashkénazes mentionnée plus bas, la réalité de cette conversion a été contestée, notamment en 2013 par le professeur Shaul Stampfer (en) de l'université hébraïque de Jérusalem : « la conversion des Khazars est un mythe sans base factuelle »[18],[19].
Thèse de l'origine khazare des Juifs ashkénazes
La thèse de l'origine khazare des Juifs ashkénazes, parfois perçue comme antisémite au xxie siècle[20], trouve son origine dans le fait que des chefs khazars, voire une partie de leurs tribus, ont au moins adopté des rites juifs à la fin du VIIIe ou au début du IXe siècle. L'étendue, voire la réalité, de ce prosélytisme reste débattue. Des historiens estiment qu'il n'a touché qu'une partie de la cour royale et de la noblesse, d'autres affirment que des segments importants de la population se sont aussi convertis[21] et seraient les ancêtres de nombreux Juifs d'Europe de l'Est ; la plupart cependant réfutent la thèse de conversions massives.
Le débat ne porte pas sur la présence, indiscutée, de Juifs en Khazarie, ni sur leur rôle dans son administration. Il concerne les convertis au judaïsme au sein de la tribu Khazar et de ses alliés turco-mongols : leur nombre, leur statut (membres de la famille régnante ou autre), et l'importance de leur descendance parmi les Juifs vivant en Europe de l'Est au XIXe siècle.
Controverse historique
Différents auteurs depuis la seconde moitié du XIXe siècle suggèrent que les Juifs d'Europe de l'Est descendent au moins partiellement de Khazars ayant migré vers l'ouest entre le Xe siècle et le XIIe siècle, à la fin ou lors de l'effondrement de l'empire des Khazars.
En 1883, Ernest Renan écrit dans Le Judaïsme comme race et religion : « Les conversions massives à l'époque grecque et romaine enlèvent au judaïsme toute signification ethnologique, et coupent tout lien physique (mais non pas spirituel) avec la Palestine […] La plupart des Juifs de Gaule ou d'Italie, sont le produit de ces conversions. Quant aux Juifs du bassin du Danube, ou du Sud de la Russie, ils descendent sans doute des Khazars. Ces régions contiennent de nombreuses populations juives qui probablement n'ont rien à voir, du point de vue ethnologique, avec les Juifs d'origine »[22].
En 1940, l'historien français Marc Bloch, qui se présente comme Juif par la naissance et non par religion, dit en introduction de L'Étrange Défaite que « juif » désigne « un groupe de croyants, recrutés, jadis, dans tout le monde méditerranéen, turco-khazar et slave »[23].
En 1943, l'historien israélien Abraham Polak publie son livre sur l'histoire des Khazars et émet deux hypothèses importantes, quoique controversées — la première est l'origine non moyen-orientale de la plupart des Juifs d'Europe orientale ; la seconde selon laquelle le yiddish serait né en Crimée et non en Allemagne, comme on le croyait précédemment.
En 1947, aux Nations-Unies, l'hypothèse khazare est utilisée par les représentants britanniques et arabes pour tenter d'empêcher la création de l'État d'Israël, ce qui fait dire au président de l'Agence juive : « Je suis surpris de découvrir que je ne suis pas juif mais Khazar »[24].
En 1954, l'orientaliste britannique Douglas Dunlop (en) publie une Histoire des Khazars juifs qui développe l'hypothèse khazare, présentée comme simple hypothèse mais immédiatement critiquée pour l'usage pervers qui en est fait par des Karaites en Russie[25],[26] et des Arabes au Proche-Orient.
En 1976 le livre d'Arthur Koestler, La Treizième Tribu, popularise auprès du grand public l'idée selon laquelle les Juifs ashkénazes descendraient des Khazars. Sa thèse est immédiatement combattue par Chimen Abramsky (en) qui ne lui trouve aucune base scientifique ou historiographique[27], et par l'historien Hyam Maccoby qui dénonce son racisme[28] ; de nombreuses erreurs lui étaient reprochées, notamment sur des étymologies et dans l'interprétation des sources[29]. Selon l'historien britannique Bernard Lewis[30] :
« Cette théorie […] ne repose sur aucune preuve quelle qu'elle soit. Elle a été abandonnée depuis longtemps par tous les chercheurs sérieux dans ce domaine, y compris ceux des pays arabes, où la théorie khazar est peu utilisée en dehors de polémiques politiques occasionnelles. »
La théorie connaît un regain d'intérêt avec la publication du livre Comment le peuple juif fut inventé de l'historien israélien Shlomo Sand, qui reprend les idées de Koestler pour étayer sa propre thèse selon laquelle la diaspora juive serait le fruit de conversions successives[31]. En France, Marc Ferro reprend ce thème, qu'il élève au rang de « tabou de l'histoire »[32] ; ailleurs, il explique que bien des Juifs « croient ferme, comme les Juifs d'Europe centrale, qu'ils sont tous originaires de Palestine : ceux-ci ont oublié qu'une grande partie d'entre eux sont des convertis de l'époque du royaume khazar »[33]. L'écrivain Marek Halter a aussi popularisé cette légende dans son roman Le Vent des Khazars[34].
L'hypothèse khazare, qui alimente parfois un discours antisioniste sapant le sionisme politique en lui prêtant une base racialiste, reste cependant régulièrement réfutée. Israel Bartal (en) s'amuse de la mention des Khazars dans l’Encyclopédie Mikhlal (une référence des jeunes Israéliens des années 1950) et de l'usage qui en est fait[35]. D'autres rejettent cette hypothèse en des termes catégoriques[36], notent qu'elle n'est reprise que par peu d'historiens[37] et qu'un lien avec la Khazarie ne saurait concerner qu'une faible partie des communautés juives d'Europe orientale[38].
En 2011, l'historien Moshe Gil, spécialiste des interactions entre Juifs et musulmans, publie une étude détaillée de l'ensemble des sources primaires arabes évoquant une conversion des Khazars au judaïsme[39] ; toutes les traditions sur le sujet découlent de ces sources, les premières et principales à parler des Khazars : aussi ce corpus séminal revêt-il une importance particulière. Selon Gil, il n'est pas possible de fonder sur ces sources la conversion des Khazars au judaïsme. « Cela n'a jamais eu lieu », conclut-il.
Cette conclusion a été aussitôt réfutée par le byzantiniste français Constantin Zuckerman (en), qui a souligné que Moshe Gil avait inexplicablement négligé le témoignage d'Ibn al-Faqih, Persan du Xe siècle, et minoré sans raison celui de son contemporain Al-Mas'ûdî, mais surtout qu'il avait tout simplement écarté tous les témoignages non-arabes indépendants sur la conversion des Khazars : Gil a donc beau jeu de déclarer que toutes les traditions découlent des sources qu'il étudie, puisqu'il ignore les autres. La réalité historique de la conversion ne fait donc pas de doute pour Zuckerman, qui renvoie dos à dos Shlomo Sand et Moshe Gil, dont les manquements méthodologiques lui paraissent équivalents[40].
En , Shaul Stampfer (en), professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem, publie un article de 72 pages concluant que la conversion d'« un groupe significatif de Khazars conduit par leur roi […] est une légende dépourvue de base factuelle »[41]. Il affirme qu'il n'y a pas de preuves archéologiques[42] et, après analyse des sources que Constantin Zuckerman reprochait à Moshe Gil d'avoir négligées, il ne trouve aucune source fiable étayant la conversion de nombreux Khazars au judaïsme[43].
Étude génétique
En , paraît dans la revue britannique Genome Biology and Evolution une étude conduite par Eran Elhaik (en), généticien à l’Université Johns-Hopkins, qui va dans le sens de l'« hypothèse khazare »[44],[45],[46]. Elle a comparé les génomes « de 1287 individus non apparentés descendants de huit groupes de population juifs et de 74 non juifs » :
- « Nous concluons que le génome des juifs d'Europe est une mosaïque de populations anciennes, incluant des Khazars judaïsés, des juifs gréco-romains, des juifs de Mésopotamie et de Palestine»[47].
Pourtant Shaul Stampfer déclare qu'elle est basée sur l'analyse de l'ADN de 12 Juifs ashkénazes d'Europe de l'Est seulement et, de plus, à défaut d'ADN khazar, qu'elle les compare à l'ADN d'Arméniens et de Géorgiens[48].
Notes et références
- Julia Phillips Berger & Sue Parker Gerson, Teaching Jewish History, A.R.E. Publishing Inc., 2005
- (en) Jonathan M. Adams, Thomas D. Hall et Piotr Tourtchine, « East-West Orientation of Historical Empires », University of Connecticut, vol. 12 (no. 2), , p. 219–229 (lire en ligne [PDF])
- (en) « Khazars », sur Jewish Encyclopedia
- Cette origine est aussi celle donnée par S. Szysman. Voir Les Khazars, problèmes et controverses, Revue de l'Histoire des religions, volume 152, issue 152-2, année 1957.
- Gérard Nahon, « Khazars », sur Encyclopédie Universalis
- (en) Bea Szeifert, Dániel Gerber et al., Tracing genetic connections of ancient Hungarians to the 6-14th century populations of the Volga-Ural region, biorxiv.org, 28 avril 2022
- « "KHAZARS". An Overview. Israelite Tribes in Exile », sur britam.org (consulté le )
- (en) Ibn Faldân, Ibn Fadlan and the Land of Darkness: Arab Travellers in the Far North, Penguin Classics (ISBN 978-0-140-45507-6), page 116, paragraphe 2
- Dirigé par Jacques Piatigorsky et Jacques Sapir, L'Empire khazar VIIe – XIe sièclesiècle, l'énigme d'un peuple cavalier., Paris, Editions Autrement, (ISBN 2-7467-0633-4), pages 42-43
- Arthur Koestler, La Treizième Tribu, Paris, Calmann-Lévy, 1976, p. 21-22.
- Lebedynsky 2003, p. 185
- https://www.cairn.info/publications-de-Roman%C2%A0k.-Kovalev--41330.htm
- Gérard Nahon, « Khazars », sur Encyclopédie Universalis
- (en) Peter B. Golden, « The Conversion of the Khazars to Judaism », dans Peter B. Golden, Haggai Ben-Shammai,, András Róna-Tas, The World of the Khazars: New Perspectives, vol. 17, BRILL, coll. « Handbook of Oriental Studies », , p. 123-161 (ISBN 978-90-04-16042-2, lire en ligne)
- (en) Mark Whittow, The Making of Byzantium, 600-1025, University of California Press, , 477 p. (ISBN 978-0-520-20497-3, lire en ligne), p. 227
- (en) Ibn Faldân, Ibn Fadlan and the Land of Darkness: Arab Travellers in the Far North, Penguin Classics (ISBN 978-0-140-45507-6), note 39 page 235
- Gérard Nahon, Dictionnaire du Judaïsme, article Khazars, Universalis, (lire en ligne)
- (en) Ofer Aderet, « Jews Are Not Descended From Khazars, Hebrew University Historian Says », sur Haaretz,
- Stampfer, 2013.
- (en) Al Jazeera anchor promotes anti-Semitic conspiracy theory on Twitter, Jewish Telegraphic Agency, 22-08-2019.
- (en) Kevin Alan Brook, « Are Russian Jews Descended from the Khazars? Analyzing the Khazar Theory », sur khazaria.com, 2000-2013 (consulté le )
- Cité par Gilles Lambert dans Arthur Koestler, La treizième tribu, Texto, 2008, p. 12
- Marc Bloch, L'étrange défaite, en ligne sur Classiques.uqac.
- Jean-Claude Lescure, Le conflit israélo-palestinien en 100 questions, Tallandier, Paris, 2018. « Chaïm Weizmann […] Il n'épuise pas la polémique… » .
- Leon Nemoy, The History of the Jewish Khazars by D. M. Dunlop, The Jewish Quarterly Review, 46:1, juillet 1955, pp. 78-81.
- (en) Victor Snirelman, The Myth of the Khazars and Intellectual Antisemitism in Russia, Jérusalem, 2002, 200 p. (présentation en ligne par John D. Klier, 2005).
- Chimen Abramsky, The Khazar Myth, Jewish Chronicle, avril 1976, p. 19.
- Hyam Maccoby, Koestler's Racism, Midstream, 23, mars 1977.
- (en) Neil McInnes, Koestler and His Jewish Thesis, The National Intersest, automne 1999 (lire en ligne).
- Bernard Lewis, Semites and Anti-Semites, W.W. Norton and Company, (ISBN 0-393-31839-7), p. 48
- Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Librairie Arthème Fayard, 2008, (ISBN 9782213637785).
- Marc Ferro, Les Tabous de l'histoire, Pocket, (ISBN 2266133446).
- Marc Ferro, Les oubliés de l'Histoire, Communication, La mémoire et l'oubli, n° 49, 1989, p. 57-99.
- Marek Halter, Le Vent des Khazars (ISBN 2-266-12225-8), Robert Laffont, 2001
- Israel Bartal, L'invention d'une invention, Cités, n° 38, 2009/2.
- Sous la direction de Geoffrey Wigoder 1993, p. 624 : « théorie sans fondement »
Sous la direction d'Élie Barnavi 1992, p. 118, « traditions légendaires » - (en) « Khazar », sur Encyclopedia Britannica.
- (en) « Khazars », sur Jewish Virtual Library.
- Moshe Gil, « Did the Khazars Convert to Judaism? », Revue des Études Juives, vol. 170, no. 3-4, juillet-décembre 2011, p. 429-441. Résumé en ligne.
- Constantin Zuckerman, « On the Kievan Letter from the Genizah of Cairo », Ruthenica 10 (2011), p. 18 : « Though published in a leading journal in the field of Jewish history, Zion, Gil’s piece, by its disdain for sources and modern scholarship (which the author chooses deliberately to ignore), stands on equal grounds with Sand’s. ».
- Stampfer, 2013, p. 38.
- (en) « Did the Khazars convert to Judaism? New research says 'no' », sur sciencedaily.com, .
- (en) Jewish World Features - Jews are not descended from Khazars, Hebrew University historian says, Haaretz, 26 juin 2014.
- « Les Juifs d'Europe sont-ils originaires de Palestine ? », sur geopolis.francetvinfo.fr, 17 janvier 2013.
- « Et si les juifs ashkénazes descendaient des Turcs… », sur le site www.leparisien.fr, 24 janvier 2013.
- (en) D. Venton, « Highlight: Out of Khazaria--Evidence for "Jewish Genome" Lacking », Genome Biology and Evolution, vol. 5, no 1, , p. 75–76 (DOI 10.1093/gbe/evs129, lire en ligne, consulté le )
- https://www.lapresse.ca/sciences/201301/16/01-4612026-la-genetique-eclaire-le-debat-sur-lorigine-des-juifs-deurope.php
- (en) Shaul Stampfer, art. cit., p. 3 : « based his argument on the DNA of only 12 East European Ashkenazi Jews, and in the absence of Khazar DNA, he used Armenian and Georgian DNA as proxie ».
Sources et bibliographie
Recherches historiques
- (he) Isaac Acqris, Kol Mevasser, Constantinople 1577, manuscrit à Oxford.
- (he) Abraham N. Poliak, La Conversion des Khazars au judaïsme, 1941.
- (he) Abraham N. Poliak, Kazarie : histoire d'un royaume juif en Europe, Tel Aviv, 1951.
- (en) D.M. Dunlop, The history of the Jewish Khazars, Princeton, 1954 (cité par Koestler1976).
- Arthur Koestler, La Treizième Tribu, Paris, Calmann-Lévy, 1976.
- Sous la direction de Geoffrey Wigoder (trad. de l'anglais), Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris, Cerf, , 1771 p. (ISBN 2-204-04541-1)
- Encyclopædia Universalis, Dictionnaire du judaïsme, p. 447, Paris, Albin Michel, 1998.
- Jacques Sapir, Jacques Piatigorsky (dir), L’Empire khazar. VIIe-XIe siècle, l'énigme d'un peuple cavalier, Paris, Autrement, coll. Mémoires, 2005 ( (ISBN 2-7467-0633-4))
- (en) Kevin Alan Brook, The Jews of Khazaria, 2e édition, Lanham, MD: Rowman and Littlefield, 2006.
- Marc Ferro, Les Tabous de l'Histoire, Nil, Paris, 2002 (chapitre: Les Juifs: tous des sémites ?)
- Iaroslav Lebedynsky, Les Nomades. Les peuples nomades de la steppe des origines aux invasions mongoles, Paris, Editions Errance, (2e édition, 2007).
- Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008
- (en) Moshe Gil, « Did the Khazars Convert to Judaism? », Revue des Études Juives, vol. 170, no. 3-4, juillet-, p. 429-441
- (en) Constantin Zuckerman, « On the Kievan Letter from the Genizah of Cairo », Ruthenica 10 (2011), p. 7–56.
- (en) Shaul Stampfer, « Did the Khazars Convert to Judaism? », Jewish Social Studies, nos 19/3, , p. 1-72 (lire en ligne, consulté le )
- Roman K. Kovalev: «What Does Historical Numismatics Suggest About the Monetary History of Khazaria in the Ninth Century? – Question Revisited». Archivum Eurasiae Medii Aevi 13 (2004): 97–129.
- Roman K. Kovalev: «Creating Khazar Identity through Coins: The Special Issue Dirhams of 837/8». East Central and Eastern Europe in the Early Middle Ages, ed. Florin Curta, pp. 220–253. Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 2005.
Ouvrages d’évocation
- Juda Halevi (1080-1140), Sefer Ha Kuzari (Le Livre du Khazar : Dialogue entre un roi Khazar et un sage juif), Cordoue, 1140.
- Marek Halter, Le Vent des Khazars (roman historique), Éd. Robert Laffont, 2001.
- Milorad Pavić (trad. du serbo-croate par Maria Bezanovska), Le dictionnaire khazar. Roman-lexique de 100 000 mots [« Hazarski recnik. Roman-leksikon u 100.000 reci »], Paris, Le nouvel Attila, 2015 [Éd. mémoire du livre 2002] (1re éd. 1984) (ISBN 978-2-371-00014-8)Roman-lexique qui a la particularité d'avoir été publié en version masculine et féminine (les deux volumes, strictement identiques, ne diffèrent que par la mention "Exemplaire féminin" ou "Exemplaire masculin" ), puis réédité en version androgyne.
- Bernard Hislaire, Le Ciel au-dessus de Bruxelles (bande dessinée), Éd. Futuropolis, 2007, deux tomes.
- Shlomo Sand (trad. de l'hébreu par Michel Bilis), La mort du Khazar rouge, Paris, Seuil, , 380 p. (ISBN 978-2-021-41401-1)
Voir aussi
Articles connexes
- Langues oghoures
- Liste des dirigeants khazar (en)
- Pax Khazarica, Guerres arabo-khazares
- Lieux associés
- Itil (Atil, près d'Astrakhan), peut-être Samosdelka (en) (40 km SSO d'Astrakhan), Sarkel (sur le Don), Kiev, Rostov-sur-le-Don
- Chersonèse (ville) (Crimée), Théodosie, Kertch (Crimée), Olbia du Pont, EupatoriaEtelköz (Sud de l'Ukraine), Azov
- Anakopia (Nouvel Athos)
- Balandschar, Kasarki, Sambalut, Sakşın, Samiran (en), Tmoutarakan, Soudak, Tchernihiv, Derbent
- Daghestan, localisation approximative d'une capitale, Samandar (en)
- Commerce
- Littérature
- Correspondance khazare
- Collection complète des chroniques russes
- Kuzari (Livre du Khazar)
- La Treizième Tribu (1976, Arthur Koestler)
- Le Dictionnaire Khazar (1984, roman-lexique de Milorad Pavić
- Les Princes vagabonds (2007, Michael Chabon, roman historique américain dont l'intrigue se situe vers 950 en pays khazar)
- Judéité
- Abraham Polak
- Karaïmes (de Crimée), Karaïsme, langue karaïm
- Soubbotniks (et Moloques)
- Jewish Cossacks (en)
- Juifs rouges
- Hypothèse de l'origine Khazar des Ashkénazes (en)
- Guéniza du Caire, Lettre de Schechter (en), Lettre de Mandgelis (en)
- Histoire des Juifs en Pologne avant le XVIIIe siècle (en)
- Cultures médiévales proches
- Culture Saltovo-Mayaki (en), Culture Volyntsevo (en), Culture Penkovka (en), Culture Ipotesti–Candesti (en)
- Sabires, Avars, Alains, Albaniens, Mordves, Kipchaks (en), Géorgiens, Arméniens, Abkhazes
- Rigoureuses, Proto-Bulgares, Göktürks, Khaganat turc occidental, Magyars, Oghours, confédération Tiele
Liens externes
- Notices dans des dictionnaires ou encyclopédies généralistes :
- (en) Base de données sur les ports antiques de la Mer Noire ;
- (en) Site sur les Khazars et la Khazarie de Kevin Alan Brook
- (en) Are Russian Jews Descended from the Khazars?, par Kevin Alan Brook
- (en) Associated Press, « Scholar claims to find medieval Jewish capital », Yahoo!,
- Portail de la Russie
- Portail de l’anthropologie
- Portail de l’histoire
- Portail du Caucase
- Portail de la culture juive et du judaïsme
- Portail du haut Moyen Âge